Richard Treherne se rendait dans la salle où toute la famille prenait chaque matin son petit déjeuner quand, en passant dans la bibliothèque, il remarqua la porte entrebâillée. Il s’arrêta en entendant la voix railleuse de Cherry.
— Tu aurais dû faire ce que je t’avais demandé, Carôôline. Je t’avais prévenue que je te dénoncerais si tu ne me donnais pas cet argent.
Intrigué, Richard tendait l’oreille, guettant la réponse de Caroline.
Celle-ci ne vint pas.
Alors Richard poussa légèrement la porte et vit la jeune fille debout près de la fenêtre, le dos tourné. Cherry, elle, se tenait de profil, et un mince rayon de soleil s’accrochait à ses cheveux pâles.
— Je te conseille de payer, mon chou. On t’a offert au moins cinquante livres pour cette bague et moi je ne t’en réclame que dix…
Caroline ne bougea pas. Elle dit simplement, d’un ton vaguement méprisant :
— Pourquoi devrais-je te donner cet argent ?
Cherry partit d’un petit rire.
— C’est dans ton intérêt, mon chou. Je t’avais dit que je te dénoncerais, je l’ai fait. Et j’ai encore plus d’un tour dans mon sac !
Richard entra brusquement et referma la porte derrière lui.
— Cette fois cela suffit, Cherry. Au cas où tu l’ignorerais, le chantage est puni par la loi !
En guise de réponse, elle lui tira la langue.
— Si tu me traînes en justice, ta chère petite Caroline sera citée comme témoin. J’imagine déjà la scène : « Miss Ponsonby, vous avez mis cette bague en gage. Or, je crois qu’elle appartenait à votre mère. Cela a dû être très douloureux de vous en séparer… Oh, vous aviez besoin d’argent ? Et sans être indiscret, pourquoi aviez-vous besoin d’argent ? Vous ne voulez rien dire à la Cour ? » Voilà, Dicky, comment se déroulerait la scène au tribunal.
Elle se tourna vers Caroline.
— Mon chou, dois-je dire à Richard pourquoi tu avais besoin d’argent ? Non ? Très bien, je ne dirai rien pour cette fois. Mais je veux ces dix livres. Alors réfléchis…
Elle glissa son bras sous celui du jeune homme.
— Dicky chéri, tu ne m’as pas dit bonjour ce matin.
Richard l’aurait volontiers étranglée, mais il se contint et dit d’un ton moqueur :
— Quel âge as-tu, Cherry, dix-neuf ans ? En tout cas tu te comportes exactement comme ma petite sœur, qui n’en a que quatorze.
Il sut qu’il avait touché juste. Cherry dégagea brusquement son bras et quitta la pièce, la mine boudeuse.
— C’est terrible, dit Caroline en passant sa main dans ses cheveux, je sais que ce n’est pas bien de détester les gens, mais vraiment je déteste Cherry.
— Caroline, vas-tu enfin m’expliquer ce qui se passe ?
— Non, murmura-t-elle d’une voix éteinte.
— Ce n’est pas gentil de faire tant de mystères, ma chérie.
Elle lui lança un regard pathétique, qui lui serra le cœur.
— Je t’en prie, Richard, laisse-moi.
Le jeune homme lui prit la main et embrassa sa paume avec ferveur.
— Ne te laisse pas intimider par Cherry. Quelle vipère ! Plonger la moitié de la maisonnée dans le mélodrame avant le petit déjeuner ! C’est indécent ! Les gens ne devraient pas éprouver d’émotions fortes avant trois heures de l’après-midi. Viens, allons manger des œufs brouillés, du jambon et des harengs saurs. J’adore les harengs. Ils ont sur moi un effet très équilibrant.
L’humour de Richard ne parvint pas à dérider la jeune fille, qui le suivit sans un mot.
Le petit déjeuner prit à son tour une allure mélodramatique. Ernest et Mabel avaient manifestement décidé de jouer les martyrs, et ils ne souffraient pas en silence. Ils réclamèrent du café sur un ton lugubre, refusèrent le sucre comme si c’était du poison, sans cesser de fixer Rachel assise à l’autre bout de la table avec un air de reproche qu’elle jugea absolument insupportable.
Maurice boudait comme un gamin de cinq ans. Quant à Cherry, tout le monde sut qu’elle était d’une humeur exécrable en la voyant manipuler son couteau et sa fourchette avec une énergie inusitée. Elle but une gorgée de thé et reposa sa tasse avec une telle violence qu’une partie de son contenu se répandit sur la nappe blanche.
Durant quelques instants, Rachel les considéra non pas comme des membres de sa famille mais comme des étrangers particulièrement grossiers et exaspérants. Une sorte d’aura de lumière les éclairait chacun leur tour, mettant en valeur leurs défauts respectifs. Soudain elle se mit à les détester, se demandant pourquoi elle les hébergeait et subvenait à leurs besoins depuis si longtemps. Une folle envie la prit de les chasser. Puis la lumière s’éteignit, tout redevint normal. Son beau-frère mangeait des céréales avec des fruits, Mabel des céréales sans fruits. Caroline, qui venait d’arriver, ne mangeait rien.
Et le téléphone n’arrêtait pas de sonner.
La première fois, ce fut Maurice qui alla répondre. Il revint quelques secondes plus tard pour annoncer que Cosmo Frith arriverait avant l’heure du déjeuner.
— Il pourrait tout aussi bien s’installer ici, ajouta-t-il en se rasseyant. Il vient presque tous les jours avec ses bagages.
— Tout le monde ici pourrait en dire autant, mon chou, observa Cherry.
La remarque était judicieuse et personne ne la contredit.
La deuxième fois, il s’agissait d’un télégramme téléphoné. Richard Treherne, qui passait par le vestibule, le nota et vint déposer le papier sur la table, à côté de la tasse de Rachel. La jeune femme le lut et déclara d’une voix claire :
— Miss Silver arrive cet après-midi par le train de dix-sept heures trente. Il faudra que j’envoie Barlow la chercher à la gare, car à cette heure-là, je serai chez Nanny Capper.
— Qui est Miss Silver ? s’enquit Cherry en mordant à belles dents dans une tartine grillée.
— C’est une institutrice en retraite, une amie d’Hilary Cunningham, répondit Rachel en espérant que sa voix ne sonnait pas faux. Elle passera quelques jours ici.
Cherry repoussa sa chaise avec humeur.
— Tu devrais aussi transformer cette maison en asile de vieillards !
Sur ces belles paroles, elle leur tourna ostensiblement le dos. Elle portait un ensemble de tweed couleur moutarde et un grand foulard d’un vert criard. Les deux couleurs juraient horriblement. Au moment où elle sortait de la salle à manger, le téléphone sonna à nouveau. Maurice se précipita pour prendre la communication – il attendait certainement un appel personnel – puis se retourna, la main devant le récepteur.
— Cherry, c’est pour toi ! C’est le fameux Bob !
La jeune fille s’empara avidement du combiné, en s’efforçant de conserver une expression indifférente. Ses parents faisaient mine de ne pas écouter, mais elle savait bien qu’ils ne perdraient pas une miette de la conversation.
À l’autre bout du fil, Robert Hedderwick déclarait d’un ton passionné :
— Cherry, tu me rends fou !
Les Wadlow – père et mère – la virent hausser un sourcil et l’entendirent répondre d’un ton détaché :
— Pourquoi donc, mon chou ?
Cherry avait l’impression que l’on pouvait entendre Bob rugir jusqu’à l’autre bout de la maison. Décidément, ce jeune homme possédait un tempérament ardent. Et la perspective de son proche mariage avec Mildred ajoutait du piquant à leur aventure.
— Cherry, je dois te voir. Ce soir, même endroit ?
— Écoutez, vraiment, je ne sais pas…
— Je dois te parler. Jure-moi que tu viendras !
— C’est possible. Je verrai, répondit la jeune fille avant de raccrocher.
Il lui était très difficile de se retenir d’éclater de rire et de garder une mine maussade, alors qu’elle était ravie. Elle revint vers la table, se servit une deuxième tasse de thé et but une gorgée pour masquer le sourire grandissant qui lui montait aux lèvres.
Le téléphone sonna une quatrième fois. Cette fois, Richard devança Maurice. Dès qu’il reconnut la voix au bout du fil, il lança un clin d’œil à Rachel.
— C’est pour toi. G. B. en ligne.
La jeune femme rosit. Elle faillit aller prendre la communication dans sa chambre, mais elle craignait de se faire remarquer. La famille s’imaginerait… Gale Brandon lui-même penserait…
— Allô, Miss Treherne ?
L’incroyable accent américain la fit sourire.
— Oui, c’est moi.
— Miss Treherne, accepteriez-vous de me rendre un immense service ? Je sais que vous avez bon cœur et que vous êtes une femme de goût, et je me demandais si vous pourriez m’aider à choisir mes cadeaux de Noël.
— Mais… nous ne sommes qu’au mois de novembre, remarqua Rachel d’un ton amusé.
Gale Brandon éclata de rire.
— Si je n’y pense pas dès maintenant, je ne m’en occuperai jamais ! Pouvez-vous m’accompagner à Ledlington ce matin ?
— Vraiment, je ne sais pas si…
— Franchement, sans vous je serai perdu. Je deviens fou, quand j’entre dans une boutique. Je suis capable d’envoyer une paire de patins à roulettes à mon oncle Jacob qui est cloué au lit et le dernier rouge à lèvres à la mode à ma vieille tante Hephzibah qui n’a plus de dents. Vous voyez, j’ai besoin d’un guide ! Et si j’attends que vous soyez libre, Noël sera passé depuis longtemps et peut-être même Noël de l’année prochaine.
— Mais je…
— Non, non, ne cherchez pas à biaiser. Je viens vous chercher dans une demi-heure.
En réalité, Rachel était ravie. Cette sortie impromptue lui évitait :
— une discussion avec Ernest,
— une discussion avec Mabel,
— une discussion avec Maurice.
Elle ne verrait pas non plus Louisa, dont l’humeur empirait chaque jour davantage. Et elle serait certaine d’éviter l’épouvantable Mrs. Barber, qui devait accompagner Ella Comperton.
— Eh bien, je sais que je ne devrais pas, mais j’accepte, dit-elle hypocritement avant de raccrocher.