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Gale Brandon conduisait très vite. Il avait coutume de dire qu’il était venu s’installer à Whincliff parce que la région offrait le plus grand nombre de routes sans limitation de vitesse, particulièrement la ligne droite entre Whincliff et Ledlington. Et ce matin, il paraissait disposé à battre des records…

— Sans être indiscrète, à qui sont destinés tous ces cadeaux ? demanda Rachel, qui n’osait pas regarder la route. L’oncle Jacob et la tante Hephzibah existent-ils réellement ou sont-ils le produit de votre imagination ?

Elle vit un sourire relever le coin de ses lèvres. Gale Brandon était un homme d’une quarantaine d’années, à la carrure d’athlète et au teint bronzé. Une étincelle malicieuse dansait toujours dans ses yeux clairs.

— Non, non, ils sont bel et bien vivants et ils auront droit eux aussi à leur cadeau. Oncle Jacob adore les romans policiers, ceux où l’on dénombre sept morts dans les deux premières pages du premier chapitre. En revanche, ma tante Hephzibah me pose un problème : elle ne lit pas, ne boit pas, n’aime pas les fleurs… L’année où je lui ai offert un flacon de parfum, j’ai cru qu’elle allait enlever mon nom de son testament !

Il lui jeta un coup d’œil et son sourire s’évanouit en voyant Rachel pâlir.

— Miss Treherne ? Quelque chose ne va pas ?

— Non, simplement ces derniers temps, j’entends beaucoup trop le mot testament.

— Alors n’en parlons plus ! Je vous propose de nous arrêter pour boire quelque chose, et nous en profiterons pour étudier ma liste de près. Je dois commencer par acheter des confiseries et des jouets à une demi-douzaine de petits monstres.

Un quart d’heure plus tard, ils entraient dans un pub et examinaient une feuille de papier couverte par l’écriture ronde et joviale de Gale :

— Gants pour Peggy et Moira – taille 6 1/2.

— Bas de soie pour Jane – 6 paires – taille 9 1/2.

— Mouchoirs pour Irène (en lin) – une douzaine.

— Sac à main pour Hermione – bleu foncé avec initiales.

— Peggy, Moira et Jane sont les filles de vieux amis, de l’autre côté de l’Atlantique, expliqua Gale. Irène et Hermione sont veuves. Je connais bien leurs goûts. Ce sont de simples présents qui signifient : « Je ne vous oublie pas ». En revanche, il y a une dame à qui je tiens à faire un très beau cadeau. Un bijou qu’elle porterait en pensant à moi.

Rachel sentit soudain un grand froid lui serrer le cœur. Elle s’entendit murmurer :

— Vous la connaissez depuis longtemps ?

— Très longtemps…

— Et vous la connaissez… intimement ?

L’étincelle amusée dansait toujours dans les yeux de Gale.

— Disons que je la connais mieux qu’elle ne me connaît.

Mal à l’aise, Rachel s’agita sur son siège.

— Je crois être assez mal placée pour vous conseiller. Après tout, nous sommes presque étrangers l’un à l’autre.

— Votre avis m’importe énormément, Miss Treherne. Voyez-vous, j’éprouve une grande affection et beaucoup de respect pour cette dame. En fait, je crois que je suis amoureux d’elle.

— Et elle, vous aime-t-elle ?

— Je ne sais pas. Je ne le lui ai jamais demandé. Mais je lui poserai la question, le moment venu.

Rachel ébaucha un sourire crispé. Bizarrement, elle avait l’impression que le ciel s’était assombri.

— À mon avis, Mr. Brandon, vous devriez attendre qu’elle vous ouvre son cœur, avant de lui faire ce cadeau.

Il réfléchit, puis répondit avec gravité :

— C’est difficile à expliquer. Si elle accepte ce présent, ce sera pour moi la preuve qu’elle m’accepte aussi dans son cœur.

— C’est un jeu risqué. Certaines femmes prendraient le cadeau et oublieraient vite le généreux donateur.

Gale secoua la tête.

— Pas cette femme-là. J’en suis sûr.

 

Ils entrèrent dans un grand magasin et achetèrent au pas de course les cadeaux pour la famille et les amis. Rachel ne put s’empêcher de sourire en observant son compagnon. En réalité, Gale Brandon savait exactement ce qu’il voulait, de la couleur des bas et des gants à la forme des sacs. Quoiqu’il écoutât poliment les conseils de Rachel, il n’en tenait jamais compte !

Mais lorsqu’ils traversèrent la place du Marché pour se rendre à la bijouterie de Thomas Enderby, il perdit sa belle assurance. Son inquiétude, sa nervosité étaient celles d’un jeune homme à son premier rendez-vous.