13

En rentrant chez elle, Rachel constata avec bonheur que, comme elle l’avait espéré, elle avait évité de peu la redoutable Mrs. Barber. Ella Comperton, qui vint à sa rencontre dans le hall, ne cacha pas son désappointement.

— Déjà hier, tu n’étais pas là… J’espère que Mrs. Barber ne va pas s’imaginer que tu l’évites, Rachel. Tu sais, c’est une personne très intéressante. Aujourd’hui, elle tenait tant à te parler de l’aménagement des quartiers insalubres…

Cosmo Frith, émergeant de la bibliothèque, passa un bras sous celui de sa cousine et demanda à Ella Comperton d’un ton railleur si elle pensait vraiment que Rachel avait envie d’entendre parler de la lutte contre les taudis, puis il entraîna la jeune femme à l’écart.

— Rachel, tu es resplendissante ! Qui était le chevalier servant qui vient de te raccompagner en voiture ? Tu aurais pu l’inviter à déjeuner.

Rachel se mit à rire.

— Je lui ai proposé de rester, mais il n’avait pas le temps. C’est un Américain, qui a loué la villa des Halkett pour l’hiver. Je pensais que tu avais déjà eu l’occasion de le rencontrer en ville.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Brandon. Gale Brandon.

— Ah oui, en effet. Un peu prétentieux, non ?

— Pas du tout ! Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi simple. Nous avons fait ses achats de Noël.

Cosmo ressemblait à un enfant jaloux qui écoute l’éloge d’un autre enfant. C’était un homme de quarante-cinq ans, au teint fleuri, aux yeux noirs et aux sourcils bien marqués. Il commençait à avoir de l’embonpoint et faisait de la gymnastique faciale pour éviter le double menton.

Il lâcha le bras de Rachel et haussa les sourcils.

— Ses achats de Noël ? En novembre ? Quelle idée ridicule !

— Pourquoi ridicule ? intervint Ella Comperton qui les avait rejoints. Ma pauvre mère pensait à ses cadeaux de Noël dès la fin de l’été.

— Quelle horreur ! s’exclama Cosmo. Et qu’a donc acheté notre voisin, Rachel ?

— Des chocolats, des jouets, des gants, des sacs à main et des bas, répondit-elle, sans mentionner l’épisode de la joaillerie. En fait Mr. Brandon n’avait pas besoin de moi. Il savait exactement ce qu’il voulait.

La cloche du déjeuner sonna. Comme à l’accoutumée, Cosmo Frith monopolisa toute la conversation, au grand dam des Wadlow et de Miss Comperton. Maurice et Cherry étant absents, leurs parents étaient démangés par l’envie de parler d’eux et Ella Comperton désirait vivement révéler à la face du monde les derniers bienfaits de Mrs. Barber en matière de salubrité publique. Malheureusement, il leur était impossible de rivaliser avec la faconde de Cosmo. Il relatait les potins mondains que les autres avaient déjà lus dans le journal, fiançailles, mariages et divorces, mais d’une manière si comique que Rachel prenait plaisir à l’écouter. Au moins, les anecdotes de son cousin la changeaient des discours moralisateurs des Wadlow.

Hélas, la discussion tant redoutée ne fut que retardée. Dès la fin du repas, Mabel vint la retrouver pour lui parler, avec des accents de tragédienne, de l’Amour Maternel, de l’Angoisse Maternelle, des Devoirs d’une Sœur, et mentionna, à mots couverts, l’Argent de ladite Sœur.

Rachel fit de son mieux pour comprendre l’Amour Maternel, pour calmer les Angoisses Maternelles, pour reconnaître ses Devoirs de Sœur, mais resta intraitable sur le sujet « Argent de la Sœur ».

Lorsqu’elle eut enfin convaincu Mabel d’aller faire la sieste, ce fut au tour d’Ernest de l’entretenir de ses Responsabilités Paternelles. Elle parvint à se débarrasser de lui en prétextant une forte migraine, mais fut poursuivie jusque dans sa chambre par Ella Comperton qui tenait à lui montrer des articles et des coupures de journaux, traitant des problèmes des taudis londoniens.

— Il est vraiment très dommage que tu n’aies pas pu rencontrer Mrs. Barber. Je lui ai promis de faire de mon mieux pour t’intéresser à ses œuvres.

Elle était encore là quand Louisa vint annoncer que le thé était servi.

— Déjà ? Le temps passe vite ! remarqua ingénument la cousine Ella. Mon Dieu, Rachel, comme tu as l’air fatiguée, ajouta-t-elle en la voyant bâiller. Tu n’aurais pas dû aller courir les magasins.

— C’est vrai, je vous trouve mauvaise mine, Miss Rachel, dit Louisa après le départ d’Ella Comperton. Cependant je ne crois pas que votre promenade de ce matin en soit la cause.

La jeune femme sourit.

— En effet, Louisa. Mais vous connaissez Ella. Lorsqu’un sujet la passionne, on ne peut plus l’arrêter. Tiens, elle m’a laissé ces articles de journaux, si vous voulez les feuilleter…

— La dernière fois c’était les lépreux, avant les cannibales… Quelle idée de vous parler de ce genre de choses, alors que vous êtes blanche à faire peur et que vous avez des cernes sous les yeux. Vous n’irez tout de même pas chez Nanny Capper ?

— Mais si, Louisa. Nanny m’attend. J’aime aller là-bas, vous savez. Elle me rappelle mon enfance, me dit que j’étais une gentille petite fille, et nous parlons de tous mes frères et sœurs de lait. J’ai l’impression de les connaître ! Parfois je pense que ce serait amusant de nous retrouver…

Comme chaque fois qu’elles parlaient de Nanny Capper, la nourrice que Mr. Treherne avait ramenée en Angleterre, Louisa se mit à bouder. Cette visite hebdomadaire de Rachel lui déplaisait. Elle décrétait alors que le temps était trop humide, ou trop froid, que Rachel était trop fatiguée ou qu’elle avait trop de travail. Cette fois encore, elle trouva un prétexte pour l’empêcher de sortir.

— Votre visiteuse arrive au train de cinq heures et demie. Vous devriez aller l’accueillir à la gare !

Rachel sourit.

— Louisa, si le train entre en gare à cinq heures et demie, Miss Silver ne sera pas ici avant six heures, six heures et quart. Je compte bien être revenue avant son arrivée. Faites-moi penser à prendre ma torche avant de partir.