Rachel demeura immobile dans l’obscurité, appuyée contre la barrière de Nanny, essayant de reprendre ses esprits.
Cherry était partie ce matin avec un foulard vert autour du cou – un vert émeraude très brillant, qui attirait facilement l’attention.
Mais n’importe qui pouvait porter un foulard vert. Caroline en possédait un, que Mabel lui avait offert pour son anniversaire.
L’air était glacé. Réprimant un tremblement nerveux la jeune femme sortit sa lampe de poche, l’alluma, fronça les sourcils, l’éteignit, la ralluma : le faisceau était si faible qu’il éclairait à peine la barrière contre laquelle elle s’appuyait. Curieux. Richard avait changé les piles le matin même. Elle hésita entre deux solutions : prendre la route goudronnée ou suivre le chemin de la falaise. La raison lui dictait de choisir la route, plus longue mais plus sûre, cependant elle était pressée et puis, pour qui connaissait bien le chemin de la falaise, le trajet n’était guère dangereux. D’ailleurs, ses yeux s’étaient déjà suffisamment accoutumés à l’obscurité pour qu’elle puisse distinguer les contours du cottage de Nanny et la surface claire du sentier. Elle marcha quelques mètres, s’aperçut qu’elle voyait presque normalement et éteignit sa lampe, pour économiser les piles. Il y avait un passage difficile, un peu plus loin, surplombant les rochers. Le parapet s’était effondré le mois précédent, après de fortes pluies et n’avait pas encore été reconstruit.
Tout en marchant, elle crut entendre des pas derrière elle. Elle ralluma sa lampe, s’immobilisa et tendit l’oreille. Était-ce…? Oui certainement. Les deux dernières fois qu’elle était revenue de chez Nanny, elle avait rencontré Gale Brandon qui se promenait au bord de la falaise. Il l’avait raccompagnée jusqu’au portail de Whincliff Edge. Le cœur battant, elle reprit sa marche, sans se presser, pour lui donner le temps de la rattraper.
Arrivée à la hauteur du parapet écroulé, elle s’arrêta pour regarder la mer. On était à marée haute, mais en cette saison, la mer n’atteignait jamais le pied de la falaise. Émergeant de l’eau noire, à peine visibles, pointaient des récifs déchiquetés sur lesquels venaient s’écraser les vagues en gerbes d’écume.
Et puis soudain, il y eut ce bruit, juste derrière elle. Rachel n’eut pas le temps de se retourner. Elle se sentit violemment poussée par les épaules, trébucha, lâcha sa lampe et tomba dans le vide.
Tout se passa si vite qu’elle ne comprit même pas ce qui lui arrivait. Ses jambes battirent l’air, raclèrent la roche dure qui lui écorcha les genoux. Sa main gauche griffa une motte de terre, accrocha une touffe d’herbe, puis ses doigts agrippèrent par miracle le tronc d’un arbuste.
Elle resta là, suspendue dans le vide, consciente du silence, de la nuit et des récifs pointus dressés au-dessous d’elle. Elle comprit qu’elle ne tiendrait pas longtemps dans cette position. L’arbuste casserait sous son poids ou ses mains finiraient par lâcher prise.
Par bonheur, son pied gauche rencontra la saillie d’un petit rocher, très étroit, mais suffisamment solide pour que la pointe de sa chaussure y trouve un point d’appui.
Pourtant lorsqu’elle releva la tête, sa joie éphémère s’évanouit. Elle pouvait à peine discerner le bord de la falaise, en surplomb à environ deux mètres au-dessus d’elle.
Une brise glacée commençait à souffler. Bientôt ses doigts allaient s’engourdir… Et le seul être humain à des lieux à la ronde était celui – ou celle – qui l’avait poussée. Elle n’osa pas crier.
Soudain, elle entendit du bruit. Une sorte de grognement, puis le raclement d’une pierre contre le rocher. Elle leva la tête et vit un gros bloc noir basculer par-dessus le bord de la falaise. L’énorme pierre passa à quelques centimètres d’elle et alla se fracasser sur les récifs.
Rachel hurla. Un long cri d’horreur qui montait de ses entrailles. Puis elle ferma les yeux, persuadée qu’une deuxième pierre du parapet allait tomber, et que cette fois elle aurait moins de chance.
D’horribles secondes s’écoulèrent, mais elle n’entendit plus rien. Alors elle pensa : « J’ai crié. Il croit sans doute que je suis tombée. »
Malgré les ténèbres, elle crut voir une silhouette, ou plutôt, elle devina une présence qui scrutait le vide… La présence de quelqu’un qui la détestait au point de désirer sa mort, et qui cherchait à s’assurer qu’elle était bien tombée, avant de poursuivre tranquillement son chemin. Ce moment fut le pire de tous.
Rachel referma les yeux et se mit à prier. Elle n’aurait pu dire combien de temps s’était écoulé avant qu’elle n’entrevît la lumière, à travers ses paupières closes, le mince rai d’une torche qui balayait le ciel. Le vent lui porta la voix de Gale Brandon qui fredonnait un negro spiritual.
— Regarde, regarde bien ce chemin solitaire.
Avant de prendre la route…
Rassemblant son énergie, elle hurla de toutes ses forces :
— Au secours !
Le faisceau de lumière s’immobilisa. Elle discerna la voix de l’Américain, d’abord stupéfaite, puis affolée.
— Rachel ? Non, ce n’est pas possible. Mais où êtes-vous ?
— Ici, en contrebas du parapet.
Elle l’entendit revenir sur ses pas. Il s’agenouilla sur le bord de la falaise, fouilla l’obscurité avec sa torche et aperçut enfin la jeune femme suspendue dans le vide.
— Mon Dieu ! s’exclama-t-il. (Puis il ajouta :) Pouvez-vous tenir encore un peu ?
— Je ne sais pas. Pas longtemps, en tout cas.
— Courage. Je reviens tout de suite.
Rachel essaya de calculer combien de mètres la séparaient du cottage de Nanny, qui était la seule maison où Gale pouvait aller chercher du secours. Mais la vieille nourrice était impotente et sa nièce n’arrivait qu’à sept heures. Peu à peu, comme elle le redoutait, ses doigts, et surtout les orteils de son pied gauche commençaient à s’engourdir. Ses paumes étaient profondément écorchées par sa tentative désespérée de se raccrocher, au début de sa chute. La tête lui tournait.
Elle referma les yeux.
Et puis, de très loin elle entendit des bruits de pas qui se rapprochaient en courant.
— Tenez bon, j’arrive ! cria la voix de Gale.
Il braqua sa torche sur elle, en prenant soin de ne pas l’éblouir. Il portait sous son bras une sorte de ballot blanc qu’il déroula soigneusement.
— Nanny n’avait pas de corde assez solide, alors j’ai dû déchirer ses draps. Voilà pourquoi j’ai été si long.
Il fit glisser le drap entortillé qui descendit vers la jeune femme en tressautant.
— Pouvez-vous l’attraper d’une main ?
— Non, c’est impossible ! s’écria-t-elle, affolée à l’idée de lâcher l’arbuste, ne serait-ce qu’une seconde.
— Il le faut absolument, Rachel.
Il centra le faisceau de sa torche sur l’arbuste.
— Il m’a l’air solide, dit-il d’un ton encourageant. Écoutez-moi bien : le drap est terminé par une boucle, que je vais essayer de faire passer sous votre coude gauche. Vous y glisserez votre main, puis votre bras et vous attraperez le drap. Prête ?
Rachel s’exécuta comme dans un rêve et se sentit bientôt maintenue sous l’aisselle.
— Voilà, c’est parfait. À présent, je lâche un peu le drap pour lui donner du mou. Essayez de glisser votre tête, puis le bras droit dans la boucle. Cela ne devrait pas être trop difficile.
— Je crois que je n’y arriverai pas, murmura Rachel, épuisée.
— Ne discutez pas, obéissez immédiatement, ordonna-t-il d’un ton sans réplique.
Rachel suivit ses conseils et se retrouva solidement amarrée.
— C’est bon. Maintenant, je vais commencer à vous tirer, mais vous devez absolument m’aider. Accrochez-vous à tout ce qui dépasse, pour alléger votre poids. Ne craignez rien, je ne vous lâcherai pas. Tout est bientôt fini.
Ces dernières secondes furent les plus terribles. Si elle avait eu moins peur, Rachel se serait évanouie. C’était l’intensité de sa terreur qui la gardait consciente. Au début, elle ne put rien faire pour aider Gale. Le drap se tendit, et une brusque secousse la souleva en l’air. Ses pieds ne rencontrèrent plus que le vide ; elle se cogna contre les rochers, des épines griffèrent ses bas. Enfin, son genou trouva appui sur une touffe d’herbe et elle gravit le dernier mètre en rampant. Sauvée ! Gale la saisit sous les bras et la hissa jusqu’à lui.
En titubant, ils s’éloignèrent du bord de la falaise et se laissèrent tomber sur le sol, hors d’haleine. Rachel écoutait le halètement de son compagnon qui cherchait à reprendre son souffle, et le battement désordonné de son propre cœur qui paraissait emplir tout l’espace. Jamais elle ne s’était sentie aussi proche d’un être humain. Grâce à Gale, sa peur s’était envolée et elle oubliait la morsure du froid.
— Quelqu’un vient, dit-il soudain en se redressant.
Rachel se retourna et vit la lueur dansante d’une lanterne agitée par le vent. Bientôt le cercle de lumière éclaira le bas d’une jupe et des chaussures qu’elle aurait reconnues entre mille.
— C’est Louisa, murmura-t-elle.
Cette dernière paraissait en proie à une vive agitation.
— Que… que s’est-il passé ? s’écria-t-elle en s’approchant de Rachel. Ne vous voyant pas rentrer, je suis venue au-devant de vous…
— Miss Treherne a fait une chute, expliqua Gale. Rassurez-vous, rien de grave.
Un flot de lamentations s’échappa de la bouche de Louisa.
— J’en étais sûre. J’avais un pressentiment – un horrible pressentiment ! Oh, si ma mort pouvait vous sauver, Miss Rachel, je mourrais heureuse. Je savais que rien ne pourrait les arrêter…
— Mais taisez-vous donc ! s’exclama Gale, irrité. Je dois ramener Miss Treherne chez elle. Posez votre lanterne et aidez-moi à lui enlever cette corde.
Rachel ne s’était pas rendu compte que le drap enroulé autour de sa poitrine l’étouffait. Dès que Gale le desserra, elle respira librement et se sentit tout de suite beaucoup mieux.
— Pouvez-vous marcher ? demanda-t-il en passant un bras autour de sa taille, ce bras auquel elle devait la vie.
— Oui, je crois.
— Parfait. Louisa, passez devant avec la lanterne. Non, pas par là. Ma voiture est garée devant le cottage de Nanny. Je raccompagnerai Miss Treherne.
En réalité, la marche fit du bien à Rachel. Ses épaules et ses bras étaient encore douloureux et engourdis, mais son sang recommençait à circuler normalement dans ses veines.
Lorsqu’ils arrivèrent devant sa voiture, Gale ouvrit la portière arrière.
— Non, gémit-elle, je veux m’asseoir devant, à côté de vous.
— Vous serez bien mieux allongée derrière. À propos, ajouta-t-il en plongeant la main dans la poche de son manteau, j’ai retrouvé une lampe de poche dans l’herbe. Je suppose qu’elle vous appartient.
— En effet. Merci.
Gale fronça les sourcils, devant l’expression affolée de sa compagne, et passa gentiment un bras autour de son épaule.
— Rachel, on dirait que vous avez peur. Que craignez-vous ?
Il respecta le silence de la jeune femme mais garda une expression songeuse durant tout le trajet jusqu’à Whincliff Edge.