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Une fois dans sa chambre, Rachel s’examina attentivement dans sa glace. Hormis quelques égratignures au visage, aux genoux, et de profondes écorchures aux mains, elle n’était pas blessée.

— Vous devriez vous coucher tout de suite, Miss Rachel, lui conseilla Louisa, et surtout fermer votre porte à double tour.

La jeune femme réfléchit. Était-il humainement possible d’interdire à sa sœur l’entrée de sa chambre ? Plutôt que d’avoir un tête-à-tête avec Mabel, elle pourrait demander à la famille de monter dans son petit salon et leur expliquer qu’elle avait fait une chute.

Avant d’arrêter sa décision, elle se prélassa dans un bain tiède, puis appela Louisa.

— J’aimerais prendre mon dîner dans ma chambre, avec Noisy pour seule compagnie. Je n’ai pas envie de me mettre au lit, mais je n’ai pas le courage de me rhabiller. Pensez-vous pouvoir tenir la famille à l’écart de ma chambre jusqu’à demain matin ?

Louisa hocha la tête avec fierté.

— Avec plaisir, Miss Rachel. En sortant je fermerai votre porte à clef et je la garderai sur moi.

Elle s’avança, prit la main de la jeune femme et la pressa contre sa joue.

— Chère Miss Rachel, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider.

Rachel retira sa main en frissonnant. L’amour de cette femme l’effrayait.

— Merci, Louisa.

Elle s’assit dans son fauteuil à bascule et se laissa aller contre le dossier confortable. Louisa ne bougea pas d’un pouce.

— Me direz-vous enfin ce qui s’est vraiment passé, Miss Rachel ?

Celle-ci ferma les yeux. Ah non, pas de scène avec Louisa !

— Mon pied a glissé et je suis tombée par-dessus le bord de la falaise. Mr. Brandon est arrivé à temps et son sang-froid m’a sauvé la vie. Ce fut affreux, mais tout est fini à présent. Je n’ai pas envie d’en parler.

Il y eut un long silence, puis Louisa reprit d’une voix dure :

— Je vois bien que vous vous méfiez de moi. Vous ne me ferez pas croire que vous êtes tombée toute seule. Vous connaissez ce sentier aussi bien que votre chambre. Ce Mr. Brandon vous a sauvée, mais c’est peut-être lui qui vous a poussée…

Rachel éclata de rire.

— C’est ridicule, voyons !

Louisa se renfrogna.

— Oh, je devine ce qui s’est passé ! Vous le croyez innocent, parce que vous vous êtes entichée de lui !

La jeune femme releva vivement la tête.

— Ça suffit, Louisa. Vous allez trop loin. Donnez-moi du papier à lettres, un stylo et une enveloppe.

La femme de chambre obéit en silence.

Rachel griffonna rapidement quelques phrases sur un papier : « Trouvez une excuse et montez dans ma chambre dès que vous le pourrez, après le dîner. Louisa vous montrera le chemin. R. T. »

— Tenez, dit-elle après avoir cacheté l’enveloppe, vous porterez ceci à Miss Silver.

Peu de temps après le départ de Louisa, on frappa à la porte.

— Rachel ? C’est moi, Caroline. Puis-je te voir un moment ?

— Bien sûr. Entre, c’est ouvert. J’ai réussi à convaincre Louisa de ne pas m’enfermer à clef.

Tout de suite, Rachel remarqua la pâleur et le trouble de sa petite cousine.

— Quelque chose ne va pas, Caroline ?

— Louisa m’a tout raconté. Mon Dieu, quand je pense que tu aurais pu…

Sa voix se brisa.

— Caroline, demanda Rachel à brûle-pourpoint, qu’as-tu fait du foulard vert que t’a offert Mabel ?

La jeune fille tressaillit et la fixa d’un air surpris.

— Je… je ne sais pas.

— Réfléchis… Le portais-tu hier après-midi en te promenant vers le village ?

— Voyons, je suis allée rejoindre Richard… Non, je ne le portais pas. Franchement, je ne l’aime pas beaucoup. La couleur est trop criarde à mon goût. Mais pourquoi cette question ?

— Quelqu’un a vu hier une femme qui portait un foulard vert et je me demandais si c’était toi.

Caroline parut déroutée.

— Il y a certainement beaucoup de femmes qui portent des foulards verts à Whincliff. C’est la couleur qui sied le mieux aux rousses.

 

Peu après neuf heures, Maud Silver frappa à la porte du petit salon de Rachel. Celle-ci l’attendait, assise près du feu, baignée dans une sorte de torpeur délicieuse. Elle était presque sûre à présent que Gale Brandon était amoureux d’elle. Leur étreinte furtive, sur le bord de la falaise, l’en avait convaincue. Toutes les émotions qu’elle s’était interdites vingt ans plus tôt, elle les ressentait aujourd’hui. Et ce bonheur tout neuf, quelqu’un voulait l’empêcher de le vivre. Elle se sentit prête à se battre comme une lionne pour le défendre et alla ouvrir la porte d’un pas décidé.

Miss Silver entra, vêtue de ce genre de robe qu’affectionnent les dames âgées fréquentant les pensions de famille. Une robe d’été teinte en noir, avec une garniture en dentelle cousue au col et aux poignets. Elle portait également d’épais bas noirs et des souliers vernis. Elle tenait à la main un petit sac à ouvrage en satin noir doublé de rose, d’où émergeait une pelote de laine bleu pâle.

Noisy fit fête à la visiteuse, qui se pencha pour le caresser puis dit à Rachel de sa petite voix pointue :

— Je sais que nous avons beaucoup de choses à nous dire, Miss Treherne, mais d’abord, je dois m’assurer que notre conversation sera tout à fait privée. Sur quoi donnent ces deux portes ?

— La première sur la salle de bains, l’autre sur mon bureau. Il serait peut-être plus prudent de fermer la porte de ce salon à clef.

— Permettez-moi d’y aller à votre place, fit Maud Silver en trottinant vers la porte.

En revenant elle passa la tête dans l’entrebâillement de la porte de la salle de bains, puis de celle du bureau et vint prendre place devant la cheminée, face à Rachel. Avec des gestes mesurés, elle ouvrit son sac à ouvrage, en extirpa une masse bleu pâle qui, une fois déroulée, se révéla être une liseuse, telle qu’on en offre aux gens alités.

— C’est pour cette chère Hilary, expliqua simplement Miss Silver. Et maintenant, Miss Treherne, pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous m’avez appelée au milieu de la nuit et pourquoi votre femme de chambre a l’air si bouleversée ?