Rachel répondit aux deux questions en termes clairs et concis. Elle raconta comment Noisy avait découvert et tué les deux vipères dans son lit, sa visite à Nanny Capper, son retour par le chemin de la falaise – sa chute – et le secours providentiel de Gale Brandon.
Miss Silver l’écoutait en silence. Elle avait cessé de tricoter, et ses mains fines, veinées de bleu, reposaient sagement sur la liseuse. Ses yeux brillants ne quittaient pas le visage de son interlocutrice.
— Êtes-vous blessée ?
— Non, seulement quelques contusions sans gravité.
— Dieu soit loué ! Une question, Miss Treherne : qui était au courant de votre visite à Mrs. Capper ?
— Mais… tout le monde. Je m’y rends régulièrement une fois par semaine.
— Mr. Brandon également ?
Rachel se sentit rougir.
— Oui, lui aussi. Il a l’habitude de m’attendre sur la falaise et de me raccompagner jusqu’au portail.
— Or ce soir, il n’était pas au rendez-vous ?
— Sachant que vous arriviez, je ne suis pas restée longtemps chez Nanny. Et puis, je m’y sentais mal à l’aise, j’avais hâte de partir.
— Ah oui ? Pourquoi donc ? demanda Miss Silver en plissant les yeux.
— Nanny m’avait dit certaines choses déplaisantes…
La pudeur l’empêcha de répéter les propos de sa nourrice à propos de Cosmo Frith, mais elle lui parla de la femme au foulard vert qui avait acheté deux vipères dans un panier à écrevisses.
Maud Silver toussota.
— Qui dans cette maison possède un foulard vert ?
Rachel pâlit légèrement.
— Mes deux cousines, Cherry Wadlow et Caroline Ponsonby.
— Se trouvaient-elles dans la maison, durant la journée d’hier ?
— Cherry est partie hier matin. Caroline était là, mais je vous assure que…
La détective la dévisagea avec bonté.
— Miss Treherne, je comprends votre détresse. Vous êtes très attachée à Miss Ponsonby, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est vrai… Non, c’est impossible, Caroline a horreur des serpents, ajouta-t-elle après une pause.
— Bien. Revenons aux événements de cet après-midi. Pourquoi n’avez-vous pas emmené votre joli petit chien avec vous ? Il vous aurait certainement avertie du danger.
— Nanny ne l’aime pas et il le lui rend bien. Chaque fois que je l’amène chez elle, il se cache sous un meuble et grogne sans arrêt.
— Quel dommage… Je suppose que votre agresseur était au courant de ce détail. Miss Treherne, sans vouloir vous offenser, êtes-vous bien sûre d’avoir été poussée ?
Rachel leva vers elle son beau regard noisette.
— Absolument certaine.
— À votre avis, s’agissait-il plutôt d’un homme ou d’une femme ?
— Je ne sais pas.
— Réfléchissez. Une main d’homme est en principe plus large, plus forte. Vous a-t-on poussée très violemment ?
— En y repensant, je crois plutôt avoir reçu un coup entre les épaules.
— Le genre de coup que seul un homme pouvait assener ? Mr. Brandon par exemple ?
Rachel se mit à rire.
— Chère Miss Silver, si Mr. Brandon m’avait poussée, je crois que je n’aurais pas eu la moindre chance de me raccrocher à cet arbuste ! Je me serais écrasée sur les rochers.
Un éclair de malice brilla dans les yeux de la vieille dame.
— C’est exactement ce que je voulais vous entendre dire… Voyez-vous, dans la mesure où vous avez été déséquilibrée par surprise, une femme aurait pu vous pousser.
Rachel se crispa imperceptiblement.
— Désolée, Miss Treherne, mais je dois envisager toutes les possibilités. En votre absence, j’ai pu poser quelques questions à votre entourage. Le comportement des gens vis-à-vis d’une personne qu’ils considèrent comme quantité négligeable est extrêmement révélateur.
— Vous savez, je ne me fais guère d’illusions sur ma famille, soupira Rachel. Qu’avez-vous découvert ?
Avant de répondre, Maud Silver piqua son aiguille jaune, qui ressemblait à un sucre candi, dans le tricot bleu pâle.
— Oh, différentes choses… Ils ont tous plus ou moins la même idée en tête, ou plutôt la même obsession : l’argent. Mrs. Wadlow parle surtout de son fils. Elle redoute le départ de Maurice en Russie et compte sur vos largesses pour l’aider à monter une petite entreprise. Elle m’a également parlé de sa fille, mais avec moins de chaleur.
— Mabel vous a dit tout ça ?
— Oui, en l’espace de vingt minutes, après le dîner sur le canapé du salon. Je n’ai pas parlé à Miss Ponsonby, mais j’ai eu le loisir de l’observer. Son attitude est caractéristique d’une personne fort troublée. De toute évidence, Richard Treherne est amoureux d’elle. L’argent serait-il un obstacle à leur mariage ?
— Franchement, je n’en sais rien. J’ai avancé à Richard l’argent de ses études, qu’il m’a intégralement remboursé. Caroline reçoit une rente de trois cents livres par an, mais en ce moment elle doit avoir des soucis financiers car elle a mis en gage une bague de prix. Je n’ai pas osé la questionner à ce sujet. Elle est si sensible, vous comprenez…
Les aiguilles de Miss Silver cliquetèrent à nouveau.
— Votre beau-frère, Mr. Wadlow, m’a paru inquiet, nerveux. Ce genre de tempérament anxieux est difficile à cerner, même pour un observateur averti. Je réserve donc mon jugement.
— Et Cosmo ?
— Mr. Frith ? Tout à fait charmant. J’ai été frappée par son exquise courtoisie.
Rachel haussa un sourcil amusé.
— C’est étonnant. D’ordinaire, il ne fait aucun effort pour être aimable avec les visiteurs « insignifiants », si vous me permettez l’expression. Il reste dans un coin du salon, un livre à la main et bâille ostensiblement, comme s’il mourait d’ennui ! En tout cas, je suis contente qu’il vous ait plu. C’est un enfant gâté, mais il a un cœur d’or. Et que pensez-vous d’Ella Comperton ? ajouta-t-elle après une brève hésitation.
— Cette demoiselle paraît très intéressée par l’aménagement des quartiers insalubres.
— Oh, il ne faut pas lui en vouloir. Elle s’enthousiasme pour certaines causes, mais en général ça ne dure pas.
— Fait-elle souvent la quête ?
— Oui, avec plus ou moins de zèle. Ne me dites pas qu’elle vous a demandé de l’argent ?
— Une demi-couronne, répondit Maud Silver en sortant de son sac à ouvrage un petit carnet et un stylo. Miss Treherne, pourriez-vous me donner la liste des organisations charitables auxquelles vous avez versé de l’argent par l’intermédiaire d’Ella Comperton, au cours des années passées ? Et le montant des sommes versées.
— Mais je…
— Miss Treherne, quelqu’un cherche à vous tuer. Je ne suspecte personne, du moins pas encore. Mais mon travail consiste précisément à me renseigner sur les faits et gestes de tous ceux qui vous entourent. Celui qui cherche à vous nuire doit être démasqué, vous êtes bien d’accord ?
Rachel hocha la tête.
— Alors si vous voulez bien me donner ces renseignements…