Très digne, Louisa alla reposer la Bible à sa place, puis revint prendre place en face de Rachel.
— Pensez-vous que je vous ai poussée ? demanda-t-elle d’une voix douce, comme on parle à un enfant.
Rachel baissa vivement les yeux.
— Non, Louisa. Je sais que vous m’aimez. Mais quelqu’un m’a poussée.
— Vous devriez aller vous coucher, toutes les deux, intervint Miss Silver. Nous reparlerons de tout ceci demain matin, à tête reposée.
— Oui, vous avez raison. Tout s’embrouille dans ma tête, soupira Rachel.
— Il serait plus prudent que vous restiez ici. Moi j’irai dormir dans votre chambre, à votre place.
Rachel sourit.
— Non, c’est inutile. Mais je fermerai ma porte à double tour.
— Votre petit chien dort-il avec vous ?
— Oui, toujours. Dans un panier au pied de mon lit.
— Aboierait-il si quelqu’un essayait d’entrer ?
— Oui, je crois. Un soir il a grogné lorsque Ella a passé la tête dans l’entrebâillement de la porte, pour me demander si j’avais de l’aspirine.
Lorsque Rachel rentra dans sa chambre, Noisy ouvrit un œil, agita la queue et se rendormit aussitôt. « Comme ce doit être simple d’être un chien, songea-t-elle en se déshabillant. Vous aimez votre maître, il vous aime, et cela suffit à votre bonheur. »
Elle se mit au lit, éteignit sa lampe de chevet et sombra très vite dans un profond sommeil.
Plus tard dans la nuit, elle rêva. Elle marchait sur une immense étendue neigeuse, les poignets et les chevilles entravés par de lourdes chaînes d’or. Gale Brandon surgissait de nulle part sur un traîneau tiré par d’étranges créatures. Ils fuyaient sur la voie lactée, éblouis par la lumière de milliers d’étoiles. En réalité ces étoiles n’étaient que des phares de voiture et la voie lactée une autoroute…
Soudain, elle s’éveilla en sursaut, persuadée d’avoir entendu un bruit. Elle aurait juré que quelqu’un avait posé la main sur la poignée de la porte. Le panier de Noisy craqua. Le chien se leva, trottina vers la porte, grogna légèrement, puis, jugeant sans doute la situation normale, revint en courant, sauta sur le lit et se glissa joyeusement sous l’édredon. Rassurée, Rachel l’autorisa à rester à côté d’elle et ne tarda pas à se rendormir.
Le lendemain matin, les yeux gonflés et la mine tragique, Louisa lui servit son thé en silence. Un silence qui ne présageait rien de bon. Rachel usa de trésors de diplomatie pour repousser la scène qu’elle devinait imminente, en lui expliquant qu’elle préférait rester seule pour le moment. À peine la femme de chambre avait-elle tourné les talons que le téléphone sonna.
— Miss Treherne ? Gale Brandon à l’appareil. Comment vous sentez-vous ce matin ?
— Un peu courbaturée, mais je ne vais pas tarder à me lever, l’assura-t-elle, sa bonne humeur retrouvée.
— Rachel… j’aimerais vous voir aujourd’hui. Est-ce possible ?
— Bien entendu. Vous m’avez sauvé la vie et je ne vous ai même pas remercié !
Elle reposait le combiné quand on gratta discrètement à la porte.
— Entrez, dit Rachel, priant que ce ne fût pas Louisa.
Caroline se tenait sur le seuil, vêtue d’un peignoir de soie vert pâle. Était-ce cette couleur qui lui donnait un teint aussi livide ? On aurait dit qu’elle venait de voir un fantôme.
Elle vint s’appuyer contre le montant du lit et caressa la tête de Noisy qui émergeait à peine de l’édredon.
— Toi, tu es trop gâté, murmura la jeune fille d’une petite voix triste.
— Caroline, est-ce toi qui es venue cette nuit devant ma porte ?
— Oui. Je t’ai réveillée ? Je… je suis désolée, il faisait presque jour et je n’arrivais pas à me rendormir.
Rachel lui prit la main.
— Viens t’asseoir à côté de moi et explique-moi ce qui ne va pas. Tu n’es pas malade au moins ?
La jeune fille ne bougea pas.
— Je faisais des cauchemars. J’avais peur. Je pensais à ta chute, répondit-elle d’une voix saccadée, avant d’émettre un petit rire qui sonnait faux. Mais tout va bien, à présent.
Rachel fronça les sourcils.
— Caroline, je ne t’ai jamais vue dans cet état ! Es-tu sûre de ne rien me cacher ? Je suis prête à t’écouter, à t’aider si tu as des ennuis…
Caroline ouvrit la bouche, comme pour dire quelque chose, puis baissa la tête, arracha sa main à celle de sa cousine et quitta précipitamment la pièce. Rachel eut le temps de voir une larme couler sur sa joue.