— Sapristi ! s’exclama Miss Silver, sans cesser pour autant de tricoter. Qu’est-ce qui vous fait penser une chose pareille ?
Rachel Treherne ébaucha un geste las.
— Je savais que vous ne me croiriez pas.
— Disons que je suis surprise. Mais mon expérience en matière criminelle me pousse à vous croire. Je vous poserai donc trois questions. Premièrement, pourquoi voudrait-on vous supprimer ? Deuxièmement, a-t-on déjà essayé d’attenter à votre vie ? Troisièmement, soupçonnez-vous quelqu’un ?
Abandonnant enfin son tricot, elle sortit du tiroir de son bureau un petit cahier à la couverture rouge vif, l’ouvrit, décapuchonna son stylo et écrivit d’une belle écriture calligraphiée : « Dossier TREHERNE ».
Cette succession de gestes anodins eut un effet bénéfique sur Rachel. Tous ses propos seraient méticuleusement notés sur ce petit cahier, qui lui rappelait ses propres cahiers d’école.
Miss Silver leva les yeux, en même temps que la pointe de son stylo.
— Je vous écoute.
— Voilà… je ne sais pas moi-même ce que je dois croire. Bien sûr, vous ne me connaissez pas, mais les gens vous diront que je ne suis ni paranoïaque ni hystérique. J’ai de nombreuses occupations, et je n’ai pas le temps de m’appesantir sur mon sort.
— Quel genre d’occupations ? releva Miss Silver.
— Avez-vous déjà entendu parler de l’Institution Rollo Treherne ?
— Laissez-moi réfléchir. Ce sont des maisons de retraite pour personnes démunies, n’est-ce pas ?
— En effet. Je suis la fille de Rollo Treherne, le magnat du pétrole. Il a fait fortune aux États-Unis et il est mort voilà dix-sept ans, en me laissant ses biens à administrer.
— C’est une idée à vous, ces maisons de retraite ?
— Oui. J’avais une vieille gouvernante que j’aimais beaucoup. Je me suis sentie très coupable en pensant qu’une personne qui avait travaillé toute sa vie pour les autres n’avait pas droit à une retraite décente. Lorsque j’ai hérité de mon père, j’ai eu l’idée de fonder cette Institution.
— Avez-vous investi tout l’argent de votre père dans ce projet ?
— Oh non ! Je n’avais le droit de toucher qu’à une infime partie de la somme, le reste du capital étant bloqué.
Elle marqua une pause.
— C’est… c’est un peu compliqué à expliquer. Légalement, j’ai le droit de disposer de cet argent comme je l’entends, mais en réalité, j’ai les mains liées par les dernières volontés de mon père.
Maud Silver leva les yeux et observa attentivement le visage de sa visiteuse : l’arc bien net de ses sourcils, ses narines frémissantes, ses lèvres généreuses, son menton ferme et volontaire révélaient une personnalité intelligente, sensible.
— Revenons-en au fait, Miss Treherne…
La jeune femme posa un coude sur le bureau et appuya son menton contre sa paume.
— Voilà environ trois mois, j’ai reçu une lettre anonyme…
— J’espère que vous l’avez gardée, l’interrompit la détective.
Rachel secoua la tête.
— Non, je l’ai détruite aussitôt. Les mots étaient découpés dans le journal et collés sur du papier à lettre ordinaire. Elle disait : « Voilà trop longtemps que tu gardes cet argent. Aux autres d’en profiter, à présent. »
— Est-elle arrivée par courrier ?
— Oui, elle portait le cachet de la Poste Principale de Londres. C’était le vingt-six août dernier. Une semaine plus tard, j’ai reçu une deuxième lettre, très brève : « Tu as vécu assez longtemps. » Puis une troisième, encore plus courte : « Prépare-toi à mourir. »
— Seigneur ! s’exclama Miss Silver. Et je suppose que vous n’avez pas non plus gardé ces deux-là !
Rachel Treherne se redressa et passa pensivement deux doigts sur son front.
— Le plus curieux, c’est que dans les trois cas, l’adresse avait été découpée sur une enveloppe que j’avais déjà reçue, puis recollée sur une enveloppe neuve.
— Et quels étaient les auteurs de ces lettres ?
— La première venait de ma sœur Mabel, la deuxième d’une cousine, Miss Ella Comperton, et la troisième d’une autre cousine, Caroline Ponsonby. Mais bien entendu, aucune des trois n’est l’auteur des lettres anonymes. J’avais lu leurs lettres et jeté les enveloppes dans ma corbeille à papier.
— Je vois, fit Maud Silver en reprenant son tricot. Avant d’entrer dans les détails, j’aimerais entendre toute l’histoire. Je suppose que vous n’êtes pas venue uniquement pour me parler de ces lettres. S’est-il produit un autre événement depuis l’arrivée de la troisième lettre ?
Un long silence s’ensuivit, au bout duquel Rachel Treherne répondit d’un ton hésitant :
— Oui, en effet. Un après-midi, j’ai manqué glisser dans les escaliers. Je venais de laver mon chien dans la salle de bains du premier étage et je le portais dans mes bras. Vous comprenez, je ne voulais pas qu’il s’ébroue dans la maison. J’arrivais en haut de l’escalier quand Louisa a poussé un cri et m’a vivement tirée en arrière.
— Louisa ?
— Louisa Barnet, ma femme de chambre. Elle travaille pour moi depuis toujours et m’est très dévouée. Elle m’a dit, toute pâle : « Regardez, Miss Rachel, les trois premières marches sont luisantes comme du verre ! Avec le chien dans les bras, vous n’auriez pas pu vous retenir et vous vous seriez brisé les reins ! Tout à l’heure en montant j’ai dérapé sur la troisième marche comme sur une plaque de verglas. Je suis tombée à genoux et je me suis rattrapée à la balustrade. Vous auriez pu vous faire très mal, Miss Rachel. » La jeune fille qui fait le ménage m’a affirmé qu’elle avait ciré l’escalier comme d’habitude. Et je la crois volontiers, conclut Rachel avec un petit rire, car d’ordinaire elle ne met pas beaucoup de cœur à l’ouvrage pour encaustiquer les parquets !
— Quelqu’un d’autre avait-il emprunté l’escalier avant vous ?
— Pas à ma connaissance, mais c’est difficile à vérifier. Il y avait beaucoup de monde à la maison, ce jour-là. Ma sœur se reposait dans sa chambre, mes cousines prenaient le soleil dans le jardin. J’ai fini de laver Noisy – c’est mon chien – vers quatre heures et demie. Je pense que personne n’était monté ou descendu depuis trois heures, mais je ne saurais l’affirmer.
— Cela laisse du temps pour cirer trois marches, observa Miss Silver.
— Je n’aurais pas attaché d’importance à cet incident s’il n’y avait pas eu les lettres anonymes. Le ménage est toujours fait le matin. Si les marches avaient été aussi glissantes depuis neuf heures, logiquement n’importe qui aurait pu tomber. Donc j’en ai conclu que les trois premières marches avaient été recirées à dessein.
Miss Silver posa son tricot sur ses genoux et inscrivit quelques notes sur son cahier. Puis elle toussota et reprit ses aiguilles.
— Poursuivez, je vous prie.
— Il ne s’est rien passé durant une semaine, et puis un soir, Louisa, en entrant dans ma chambre, a trouvé les rideaux en feu. Heureusement elle a pu éteindre les flammes avec une couverture. Mais l’incident le plus grave s’est produit il y a quatre jours. C’est ce qui m’a décidée à venir vous voir, ajouta-t-elle, très vite.
Miss Silver tira sur sa pelote et déroula un long brin de laine rose.
— Surtout, ne vous interrompez pas, ma chère…
Rachel Treherne s’éclaircit la voix.
— Je vais tenter de résumer les faits. Samedi matin, je suis allée faire des courses à Ledlington avec Louisa et j’ai acheté, entre autres, un assortiment de chocolats. Voyez-vous, je suis la seule de la famille à aimer les chocolats fourrés, j’en avais donc choisi plusieurs sortes. Je les ai offerts à la fin du repas, puis j’ai remonté la boîte dans ma chambre, car je sais que Louisa adore les sucreries. Elle a pris un chocolat fourré et à peine l’avait-elle mis dans sa bouche qu’elle s’est précipitée dans la salle de bains pour le recracher. Lorsqu’elle est revenue, elle paraissait bouleversée. « Miss Rachel, s’est-elle écriée, ce chocolat avait un goût épouvantable ! » Nous avons examiné ensemble le contenu de la boîte. Les chocolats durs paraissaient normaux, mais trois des chocolats fourrés présentaient un petit trou par lequel on aurait pu introduire… du poison. J’en ai goûté un du bout de la langue. Il avait en effet une saveur très amère. Je les ai tous brûlés dans la cheminée.
Maud Silver soupira.
— Décidément, ma chère, vous m’étonnez. Vous auriez pu les faire analyser…