Maud Silver s’arracha à la contemplation du paysage, et adressa à Rachel un sourire plein de reproches.
— Miss Treherne, voyons… si je n’étais pas entrée au moment propice, vous auriez commis… comment dirais-je ? une grave imprudence. Vous vous apprêtiez à dire à votre jeune cousin que vous n’étiez pas tombée, mais que l’on vous avait poussée. Exact ?
— Exact. Mais je ne vois pas pourquoi…
— Très, très imprudent, ma chère. Asseyons-nous, voulez-vous ?
Joignant le geste à la parole, elle prit place sur une confortable bergère et reprit avec animation :
— J’ai vérifié les allées et venues de tous les habitants de cette maison entre dix-sept heures et dix-huit heures trente, c’est-à-dire le laps de temps durant lequel vous vous êtes absentée de Whincliff Edge. Nous sommes bien d’accord ?
Rachel passa la main sur son front.
— C’est cela. Je suis partie d’ici vers cinq heures et j’ai quitté Nanny peu avant six heures.
Miss Silver ouvrit son petit calepin et commença à lire d’une voix brève et monocorde :
— Miss Comperton : montée dans sa chambre vers dix-sept heures vingt-cinq. Richard Treherne, rentré vers dix-huit heures dix, seul. Je suis témoin, je venais d’arriver. Personne ne semble avoir remarqué le retour de Miss Ponsonby.
— Avez-vous questionné les domestiques ?
— Ce fut inutile, grâce à l’aide précieuse de Louisa.
— Vous lui faites donc confiance ? s’étonna Rachel avec une pointe d’amertume dans la voix.
— Absolument. Elle possède une grande capacité d’observation et sait tenir sa langue. Je continue : Mr. Frith s’est retiré dans sa chambre pour dessiner, après votre départ. Vers dix-sept heures vingt-cinq, il a sonné Gladys et lui a remis une lettre à poster, au cas où quelqu’un irait jusqu’à la boîte accrochée au portail. Gladys a dit à Louisa qu’il était en train de dessiner et que sa radio était allumée. De dix-sept heures quinze à dix-neuf heures trente, selon leurs dires, Mr. et Mrs. Wadlow n’ont pas quitté le petit salon. Quant aux domestiques, ils se trouvaient à l’office – jusqu’à mon arrivée – et écoutaient une pièce policière à la radio, à trois exceptions près : Gladys, Louisa et le chauffeur. Gladys, après avoir répondu au coup de sonnette de Mr. Frith, est montée dans sa chambre pour repriser ses bas. Barlow, le chauffeur, se trouvait à la gare de Ledlington, attendant mon arrivée. Louisa est sortie environ un quart d’heure promener Noisy. Ensuite, ne vous voyant pas rentrer, elle a enfilé son manteau, pris une lanterne sourde, et elle s’est dirigée vers la falaise, à votre rencontre. Selon vous, combien de temps faut-il pour aller de la maison à l’endroit où vous êtes tombée ?
— Environ dix minutes.
— Donc elle a dû vous retrouver vers dix-huit heures vingt.
— C’est possible. Tout s’est passé si vite. Il était à peine sept heures moins le quart lorsque je suis montée dans ma chambre. Or, j’avais l’impression d’avoir quitté Nanny depuis des heures !
Miss Silver hocha la tête.
— J’ai parmi mes amis un homme très intelligent qui affirme que le temps n’existe pas. Mais revenons à nos moutons. D’après mes notes, il découle que les personnes suivantes auraient pu se trouver sur la falaise en même temps que vous : Mr. Wadlow, Mrs. Wadlow…
Rachel éclata de rire.
— Mabel mourrait littéralement de frayeur si elle se trouvait seule la nuit sur la falaise. Non, la main qui m’a poussée n’est pas celle de ma sœur, croyez-moi.
— Il semble peu probable en effet que Mrs. Wadlow ait pris une part active dans l’affaire. Je cherche simplement à vous démontrer qu’entre dix-sept heures quinze et dix-neuf heures trente, Mr. et Mrs. Wadlow n’ont aucun alibi. Chacun peut témoigner pour l’autre, mais personne ne peut témoigner pour eux. Les autres personnes sans alibi sont Mr. Frith, Miss Comperton, Louisa Barnet, Gladys et enfin Miss Ponsonby et Richard Treherne. Ces derniers ont quitté ensemble la maison, mais sont apparemment revenus chacun de leur côté. J’en déduis qu’ils se sont querellés, mais il est impossible de déterminer combien de temps ils sont restés ensemble, ni ce qu’ils ont fait par la suite. Restent encore Maurice et Cherry Wadlow. Ils sont partis hier matin après le petit déjeuner, mais il leur aurait été possible de revenir sur leurs pas sans être aperçus.
Miss Silver marqua une pause puis reprit d’un ton imperceptiblement plus bas :
— Ensuite nous devons considérer le cas de Mr. Brandon, mais dans la mesure où il s’est donné beaucoup de mal pour vous sauver, nous admettrons – provisoirement – qu’il est innocent. Il reste une seule personne dont nous ne connaissions pas les allées et venues : la nièce de Mrs. Capper.
— Ellen ? s’exclama Rachel.
— Oui, Ellen. Voyons… Avez-vous laissé une part d’héritage à Mrs. Capper ?
— Bien entendu. En outre, je lui ai donné le cottage et je lui verse une pension mensuelle.
— À son décès, qui héritera de ses biens ?
— Miss Silver, voyons, c’est absurde !
— Absurde n’est pas le mot. Tout le problème est là avec les criminels, soupira la vieille dame. Votre décès profiterait-il à Ellen, d’une façon ou d’une autre ?
— Je lui laisse cent livres en héritage, dit Rachel d’un ton las.
— Est-elle au courant ?
— Nanny le sait. Elle s’inquiétait pour l’avenir de sa nièce, alors je lui ai dit de ne pas se tracasser.
— Donc Ellen est au courant. Et elle connaît vos heures de visite chez sa tante ?
— Oui, mais hier soir, je suis partie plus tôt. D’habitude je reste avec Nanny jusqu’à six heures et demie environ.
— Eh bien, nous contrôlerons l’emploi du temps de cette jeune fille. Ou plutôt la police s’en occupera. Car votre affaire, Miss Treherne, n’est plus du ressort d’un simple détective privé. J’estime qu’il est de mon devoir d’appeler la police.
Rachel se leva, très pâle, les yeux étincelants.
— Il n’en est pas question ! déclara-t-elle en martelant ses mots.
— Miss Treherne, n’oubliez pas que c’est à la présence d’esprit de Mr. Brandon que vous devez la vie sauve. Je vous conjure de prévenir la police dans les plus brefs délais.
Rachel arpenta nerveusement la pièce puis s’immobilisa devant la fenêtre, le dos tourné.
— Je vous répète qu’il n’en est pas question. Imaginez les bavardages, la rumeur dans le village, les articles de journaux. La vie privée de la famille passée au crible, les flirts de Cherry, les idées politiques de Maurice, les dettes, et je ne sais quoi encore ! Et pire, ils arrêteraient Louisa !
Elle fit volte-face, les joues en feu.
— Je vous préviens, Miss Silver, si la police entre dans ma maison, je nierai tout. Absolument tout ! Je dirai que j’ai glissé et que je suis tombée. Personne ne pourra me contredire, excepté… excepté celui qui m’a poussée. Et je suppose qu’il n’est pas assez stupide pour se dénoncer, n’est-ce pas ?
— En effet, acquiesça Maud Silver d’un ton pensif ; je comprends votre point de vue. Dans ce cas, je vous demanderai encore une fois de vous protéger en annulant votre actuel testament. Rédigez-en un nouveau, dont vous garderez les clauses secrètes et prévenez ensuite votre famille. La personne qui cherche à vous supprimer ne prendra pas le risque de recommencer sans connaître les nouveaux termes du testament.
Rachel traversa la pièce et s’appuya contre la porte.
— Non, je vous le répète, c’est impossible. Il s’agit de ma famille ! Si je suis vos conseils, il n’y aura jamais plus de confiance entre nous et je ne pourrai pas le supporter. Je veux découvrir la vérité. Je veux savoir en qui je peux avoir confiance sous mon propre toit.
Avant de quitter la pièce, elle fixa le détective droit dans les yeux et articula d’une voix claire :
— Ma vie est entre vos mains, Miss Silver. À vous de jouer.