— Je ne sais pas ce qu’ont les jeunes filles dans la tête de nos jours, se lamentait Mabel Wadlow. Elles vont danser tous les soirs et partent le week-end sans dire où elles vont. Résultat : je suis malade des nerfs et Ernest s’inquiète beaucoup pour moi.
Mrs. Wadlow reposait sur le canapé du grand salon. Assise sur une chaise dans un angle de la pièce, Maud Silver l’écoutait en tricotant, avec une expression d’attention révérencieuse. Une aubaine pour Mabel, qui avait rarement rencontré compagnie aussi agréable. Pour une fois, elle avait en face d’elle quelqu’un qui s’intéressait à ses problèmes de digestion, de sommeil, à l’état de son cœur et surtout au tracas que lui causaient ses enfants, en particulier Cherry et son comportement inadmissible.
— Lorsque j’avais son âge, je n’aurais jamais songé à m’afficher en public avec un homme qui va se marier ! Quand je pense que Mildred Ross lui avait demandé d’être sa demoiselle d’honneur… Cherry déclare ouvertement qu’elle se moque complètement de Bob, qu’il n’y a que son argent qui l’intéresse. Ce garçon possède une immense fortune, et ma fille dit qu’elle est prête à tout pour avoir de l’argent. Que feriez-vous à ma place, Miss Silver ?
Cette dernière s’autorisa une expression choquée et remarqua d’un ton vaguement compatissant :
— C’est un problème, en effet…
Mabel Wadlow chercha une repartie appropriée. Une rougeur inaccoutumée avait envahi ses joues.
— Bien sûr, ce n’est pas tout à fait la faute de cette petite. Elle pourrait vivre dans l’aisance, si ma sœur n’était pas aussi entêtée…
Elle s’interrompit, puis reprit sur le ton de la confidence :
— Mon père a laissé un testament pour le moins singulier. C’est à croire qu’il n’avait plus toute sa tête. Je ne devrais pas vous en parler, mais je sais que je peux vous faire confiance. Vous rendez-vous compte ? Je n’ai pas reçu un seul penny de ma part d’héritage, hormis une somme ridicule le jour de mon mariage. Il a tout laissé à Rachel, qui est pourtant la cadette. Les gens sont parfois surpris d’apprendre qu’elle est plus jeune que moi, roucoula-t-elle. Il est connu que les célibataires ont tendance à vieillir plus rapidement, n’est-ce pas ?
Maud Silver toussota.
— Je ne sais pas, je n’ai encore jamais lu de statistiques à ce sujet.
— N’importe ! Qui aurait pensé qu’elle accepte la responsabilité de gérer l’immense fortune de notre père ? Pourquoi ne m’a-t-elle pas donné ma part ? Ce simple geste nous aurait évité bien du tourment. Comme le dit Ernest, à quoi bon accumuler une fortune qui reviendra à quelqu’un d’autre après votre mort ? Si seulement ma sœur avait des enfants, tout serait différent. Mais il est hautement improbable que Rachel se marie un jour. Elle a trente-huit ans.
— Je connais une femme de quarante-cinq ans qui a eu des jumeaux, observa Maud Silver, très commère.
— Dans notre famille, personne n’a jamais eu de jumeaux. D’ailleurs pourquoi les gens désirent-ils des enfants ? S’ils savaient ce qui les attend… Tenez, la nuit dernière, je me suis réveillée en pensant à Maurice. Le dernier livre que m’a offert mon mari sur la Russie m’a donné des cauchemars ! Mon pouls était si rapide qu’Ernest a insisté pour que je prenne un calmant. Au cours d’un voyage en Europe, j’avais eu une grave crise de palpitations et le Dr Levitas – vous avez peut-être entendu parler de lui – m’avait prescrit ces merveilleuses pilules. Hélas, il ne m’en reste pratiquement plus et je n’en prends qu’un quart en cas d’urgence.
Mabel Wadlow continua à parler de son pouls, de ses insomnies et du Dr Levitas, jusqu’à ce que Miss Silver se lève de son siège.
— Pardonnez-moi, Mrs. Madlow, j’ai terminé ma pelote. Je dois remonter dans ma chambre en chercher une autre. Merci de m’avoir si aimablement tenu compagnie.
Mais au lieu de retourner dans sa chambre, Maud Silver alla directement frapper à la porte de Rachel. Celle-ci, assise sur son lit, raccrocha précipitamment son téléphone et lui lança un regard éploré.
— Mr. Brandon voulait venir me voir, mais je l’ai rappelé pour l’en dissuader. Je ne veux pas qu’il soit mêlé à cette pénible affaire, vous comprenez ?
— Lui avez-vous expliqué pourquoi ?
Rachel secoua la tête.
— Non. D’ailleurs je n’en ai pas eu le temps. Il a raccroché. Je… je ne voulais pas lui faire de peine…
— Il s’en remettra, mon petit. À mon avis, vous avez agi très raisonnablement. Inutile d’inviter Mr. Brandon ces jours-ci, mais je pense que nous aurons peut-être besoin de lui bientôt. Bien, revenons aux choses sérieuses. Il y a certains détails dont je tenais à vous parler.
— J’en conclus que ce que vous avez à me dire n’a rien d’agréable, soupira Rachel, sans pouvoir quitter des yeux l’énorme broche émaillée qui fermait le col de la robe de sa visiteuse.
Elle représentait une scène champêtre avec en fond une église rose et jaune se découpant sur le ciel bleu. Le comble du mauvais goût.
— Hélas, je le crains, déclara Maud Silver d’un ton chagrin. J’ai parlé à la petite Gladys qui m’a déclaré avoir été elle-même poster la lettre de Mr. Frith.
— Ah ? fit Rachel, interloquée. J’avoue que je ne mesure pas très bien la portée de vos paroles…
— Vous allez comprendre : Gladys a entendu Miss Ponsonby qui pleurait et parlait toute seule, dans le noir. Il était environ dix-sept heures quarante-cinq. Caroline revenait par le chemin de la falaise, dans un état de grande détresse. Gladys l’a entendue dire – je rapporte sa phrase – « Je ne peux pas le faire. Elle a toujours été si bonne pour nous. »
Toute couleur déserta les joues de Rachel, puis elle se ressaisit et déclara avec un sourire crispé :
— Vous voulez me faire croire que Caroline m’a poussée ?
— Je ne prétends rien. Je me contente de vous répéter les propos de Gladys. D’autre part, j’ai eu une longue conversation avec votre sœur. Enfin disons que je l’ai écoutée parler. Elle m’a décrit sa fille comme une jeune personne sans scrupule, prête à tout pour de l’argent. J’aimerais avoir votre opinion à ce sujet.
Rachel réfléchit, hésita.
— Mabel a raison, dit-elle finalement. Cherry est très intéressée.
— Mrs. Wadlow m’a également parlé de son fils. Elle vous reproche de refuser de donner à Maurice l’argent qui lui permettrait de s’installer. Savez-vous si votre neveu partage ce ressentiment ?
Une lueur amusée brilla dans le regard de Rachel.
— Sans aucun doute. À ses yeux je suis une méchante capitaliste qu’il serait très moral de débarrasser de son argent malfaisant. Je crois qu’il utilise l’expression « liquider ». Si l’on suit sa logique, je devrais évidemment être « liquidée » par la même occasion.
Elle s’interrompit brusquement et porta la main à sa gorge, comme si elle étouffait.
— Bon, laissons Maurice de côté pour l’instant, et parlons un peu de Miss Comperton… J’ai fait faire une enquête auprès des œuvres charitables auxquelles vous avez versé de l’argent par son intermédiaire. Il en résulte que ces institutions ont reçu des sommes dérisoires, allant d’une couronne à une livre. Conclusion : votre cousine garde la différence pour elle. C’est son empressement à me réclamer une obole pour l’aménagement des quartiers insalubres qui m’a mis la puce à l’oreille. Voyez-vous, la cupidité est un défaut difficile à dissimuler.
Rachel se prit la tête à deux mains.
— J’ai l’impression d’héberger sous mon toit une colonie de sangsues ! Quelle hideuse révélation allez-vous encore exhumer des abysses familiales ? Je suis prête à tout entendre…
— Hum, ce sera tout pour aujourd’hui. En revanche, je pense qu’il est grand temps d’annoncer officiellement que vous avez été victime d’une tentative d’assassinat. Trouvez un prétexte quelconque pour réunir toute la famille dans le salon et expliquez-leur exactement ce qui s’est passé hier soir.
— Mais tout à l’heure, vous m’avez empêchée de prévenir Richard…
— En effet. Vous l’auriez avantagé, en lui faisant comprendre que vous étiez certaine de son innocence. J’aimerais que vous annonciez, avec la plus extrême gravité, que vous n’accusez personne, mais qu’à vos yeux, chacun est présumé coupable.
— Mais c’est horrible ! se révolta la jeune femme.
— Plus horrible qu’une tentative de meurtre, Miss Treherne ?