24

Dehors, la nuit tombait. Malgré le feu qui crépitait dans la cheminée, une atmosphère glaciale, oppressante régnait dans le salon. On n’attendait plus que Richard, parti faire des courses en ville.

Chacun semblait fasciné par la marche implacable des aiguilles de la pendule posée sur le manteau de la cheminée. Cosmo Frith observa à voix haute qu’elle avait besoin d’être remise à l’heure et entreprit de la régler.

— J’ai remarqué que vous étiez fasciné par les mécanismes d’horlogerie, dit Mabel, affalée sur le sofa au milieu des coussins de soie. Vous allez finir par casser tous les réveils de la maison.

Ce à quoi Maud Silver rétorqua qu’à son avis, horloges, réveils et pendules ne devaient être remontés qu’une fois par semaine. Elle s’était installée un peu à l’écart, de manière à embrasser toute la scène du regard : Rachel Treherne et Ella Comperton se faisaient face devant la cheminée ; Cosmo Frith, une fois achevé son travail d’horloger, resta debout à lire le Times ; Caroline Ponsonby avait pris un tabouret bas et s’était assise tout près de Rachel. Maud Silver jugea sa pâleur fort inquiétante.

Richard arriva enfin, se dirigea vers Rachel et lui glissa quelque chose à l’oreille. La jeune femme lui répondit par un discret signe de tête. Caroline regarda tout autour d’elle, puis fixa un instant Cosmo toujours debout près de la cheminée. Ernest Wadlow, recroquevillé dans un coin du sofa, demanda à son épouse si elle n’avait pas oublié de prendre ses gouttes. En guise de réponse, elle le fusilla du regard.

Jugeant que l’attente avait assez duré, Miss Silver s’éclaircit la gorge, donnant ainsi à Rachel le signal de l’ouverture des débats.

— Je vous ai tous réunis ici ce soir, car j’ai une importante révélation à vous faire…

Elle s’interrompit et fit un violent effort sur elle-même pour dominer le tremblement de ses mains.

— Richard, peux-tu aller t’asseoir ? J’ai besoin de toute votre attention.

Le jeune homme obéit, et Rachel se détendit imperceptiblement. Au moment où elle ouvrait la bouche, Cosmo tourna bruyamment une page de son journal et s’exclama en riant :

— Écoutez cela : un certain Ferguson, qui était au collège avec moi, va épouser une star de cinéma ! Je n’aurais jamais cru que ce… Oh, pardon, Rachel, tu disais ?

— Ma chère, j’espère que vous n’allez pas nous annoncer une catastrophe, fit Ernest en lissant sa moustache.

Mabel émergea soudain de ses coussins pour s’écrier en portant la main à son cœur :

— Oh, mon Dieu ! Quelque chose est arrivé à Maurice !

— Mais non, cela n’a rien à voir avec Maurice, rassure-toi, dit Rachel d’une voix apaisante.

Mrs. Wadlow s’affaissa contre le dossier du sofa, s’apprêta à avoir une crise de palpitations, puis décida de la reporter à plus tard. De son côté, Miss Silver observait du coin de l’œil Ella Comperton qui, décidément très nerveuse, n’arrivait pas à ouvrir le fermoir de son sac à main. Lorsqu’elle y parvint, tout le contenu se répandit sur ses genoux. « Voilà quelqu’un qui n’a pas la conscience tranquille », songea la détective.

— Rachel, vas-tu te décider à nous expliquer ce qui se passe ? s’exclama Richard avec impatience.

La jeune femme prit une profonde inspiration.

— Voilà : il s’est passé hier soir un événement d’une extrême gravité…

De sa place, Maud Silver voyait tous les visages, excepté celui de Caroline, tourné vers Rachel. Chacun exprimait un sentiment différent : la surprise, chez Cosmo Frith ; celui de Richard, une extrême attention ; Ella Comperton, de la peur ; Ernest Wadlow, une attente agacée ; quant à Mabel, depuis qu’elle savait qu’il n’était rien arrivé à son fils, elle affichait la plus parfaite indifférence.

Rachel prit enfin la parole.

— Vous savez tous qu’hier soir, en rentrant de chez Nanny, je suis tombée. Mais cette chute n’était pas un accident. Quelqu’un m’a poussée.

Ella Comperton s’écria : « C’est absurde ! », mais ses mains tremblaient. Cosmo replia brusquement son journal. Mabel dévisagea sa sœur avec des yeux ronds.

— Rachel, c’est impossible, fit Richard d’une voix douce, en fronçant les sourcils. Tu as dû rêver.

Caroline n’émit aucun son, ne fit aucun mouvement. Seule Rachel pouvait voir l’expression de son visage.

— Non, Richard, je n’ai pas rêvé. Quelqu’un est arrivé derrière moi et m’a poussée dans le vide.

Le salon s’emplit soudain de murmures et d’exclamations étouffées, d’échanges de regards furtifs.

Cosmo posa son journal et s’approcha de sa cousine.

— Si tu dis vrai, il faut absolument appeler la police ! D’ailleurs, je vais de ce pas téléphoner…

Rachel l’arrêta d’un geste péremptoire.

— Il n’en est pas question !

— Tout ceci est ridicule, fit Mabel en haussant les épaules. Si tu étais tombée du haut de la falaise tu te serais tuée sur les rochers.

— Mabel a raison, renchérit Ella. Tu ne vas pas nous faire croire…

— Si j’étais tombée sur les rochers, chère Ella, ironisa Rachel, vous seriez tous actuellement interrogés par la police, au lieu d’ergoter et d’essayer de me convaincre que je suis folle.

Cosmo posa sa main sur son épaule.

— Calme-toi, Rachel. Il faut nous pardonner, nous sommes tous sous le coup de l’émotion.

— Je t’en prie, dis-nous ce qui s’est passé, exactement, supplia Richard.

— Quelqu’un m’a poussée par-dessus le parapet écroulé. En tombant, je me suis rattrapée à un arbuste qui, Dieu merci, était assez solide pour supporter mon poids.

Ernest Wadlow ôta son pince-nez, l’essuya et le remit sur son nez.

— Voyons, ma chère, qui aurait pu faire une chose pareille ? Cela n’a aucun sens !

À ce moment, Caroline se pencha en avant et effleura la jupe de Rachel. Tous virent ses lèvres bouger. Richard aurait juré qu’elle venait de dire : « Dieu soit loué, tu es là. »

Le regard de Rachel fit lentement le tour de la pièce, s’arrêtant sur chaque visage.

— Je vous répète que je suis tombée parce que l’on m’a poussée. On a même jeté sur moi l’une des pierres du parapet. Par miracle, elle est passée à quelques centimètres de ma tête. Et puis j’ai entendu une voix, celle de Mr. Brandon, qui se promenait sur la falaise. Je l’ai reconnu et j’ai appelé au secours. Mr. Brandon a couru chez Nanny, a déchiré des draps pour faire une corde et m’a hissée jusqu’au chemin. Je n’hésite pas à dire que je lui dois la vie, car tôt ou tard, j’aurais fini par lâcher l’arbuste ou celui-ci aurait cédé sous mon poids…

Elle sentit un frisson d’horreur parcourir l’assistance, puis vit toutes les têtes se tourner dans un bel ensemble quand la vieille dame aux cheveux gris, si effacée, qui ne se séparait jamais de son tricot, dit d’une voix timide :

— Miss Treherne connaît peut-être l’identité de son agresseur.

Chacun retint sa respiration et l’on n’entendit bientôt plus que l’horripilant tic-tac de la pendule sur la cheminée.

— Non, dit enfin Rachel.

Alors, on vit Caroline s’affaisser, glisser lentement de son tabouret et tomber sur le sol, évanouie.