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Les événements les plus exceptionnels pouvaient survenir à Whincliff Edge, mariages, divorces, naissances, morts subites, rien ne venait perturber l’ordre immuable des repas, annoncés par la cloche et servis à heure fixe en toute circonstance. Rachel fit cette douloureuse constatation en descendant l’escalier qui mènerait naturellement ses pas directement jusqu’à la table de la salle à manger.

Toutefois, elle fit un crochet par l’office, pour demander à Ivy de monter un plateau à Caroline, qui se reposait toujours dans sa chambre. En entrant dans la salle à manger, elle n’y trouva que Maud Silver et Ernest. Celui-ci lui expliqua d’un ton pincé que, Mabel se sentant souffrante, il avait insisté pour qu’elle prenne son repas dans sa chambre.

— Rachel, il s’agit de votre sœur ! Vous devriez vous soucier un peu plus de son état de santé. Mabel surestime ses forces. Nous aurions dû l’empêcher de s’énerver.

— Personne ne l’obligeait à falsifier un chèque, déclara la jeune femme d’un ton las.

Heureusement, l’arrivée d’Ella Comperton mit un terme aux lamentations d’Ernest. Bien sûr, ses sujets de conversation, des léproseries aux bidonvilles n’étaient pas du meilleur goût à table, mais du moins étaient-ils préférables aux éternelles jérémiades wadlowiennes.

Richard et Cosmo arrivèrent à table alors que les autres convives en étaient presque au dessert. Richard se servit une tranche de viande froide accompagnée de pickles et mangea en silence. Cosmo, au contraire, se montra très en verve. Il raconta différentes anecdotes sur les milieux artistiques et parla avec enthousiasme de la dernière exposition des Surréalistes à Paris. Il faisait à lui seul les frais de la conversation et Rachel le bénit intérieurement. Son excellente humeur contrastait de façon flagrante avec l’expression maussade qu’arborait Richard. Que diable avait-il bien pu se passer entre lui et Caroline ? Une querelle d’amoureux, sans aucun doute. Tout de même, de là à s’évanouir… Elle décida d’aller parler à sa petite cousine, dès la fin du repas.

Rachel s’aperçut qu’elle avait totalement perdu le fil de la conversation, en entendant la voix de Maud Silver qui bavardait avec Cosmo.

— Mr. Frith, si nos pensées, nos pensées les plus intimes, devaient prendre forme et se dessiner devant nos yeux, je crois que nous serions tous surpris – et effarés !

Cosmo sourit et se tourna vers sa cousine.

— J’imagine que les pensées de Rachel créeraient de ravissants tableaux, de grands oiseaux et des lys blancs…

— Détrompe-toi, Cosmo, mes cauchemars donneraient la chair de poule à vos vampires, répliqua Rachel d’une voix douce.

Ernest Wadlow redressa son pince-nez.

— C’est une intéressante théorie. Je me souviens d’en avoir discuté avec le Dr Levitas, vous savez, le célèbre médecin roumain…

À ce moment, Richard Treherne repoussa sa chaise, s’excusa et quitta précipitamment la pièce. Rachel l’entendit monter l’escalier et comprit qu’il était allé retrouver Caroline.

La sonnerie du téléphone retentit, et ce fut avec un certain soulagement qu’elle se leva pour aller répondre. Le rire de Cherry résonna à l’autre bout du fil.

— Allô, c’est toi, mon chou ? Je suis très pressée ! J’appelle de la poste d’un petit village dont j’ai oublié le nom.

— Et que fais-tu là-bas ?

— J’ai pensé que mes parents seraient ravis d’apprendre que j’ai épousé Bob ce matin. Que maman soit rassurée, ce fut un mariage religieux. Sinon la tante de Bob l’aurait déshérité, du moins c’est ce qu’il prétend, alors j’ai cédé.

— Cherry, tu plaisantes ?

— Pas le moins du monde. Bon, je dois raccrocher, on m’attend. Je vous embrasse tous. Dis à maman de garder ses palpitations pour le divorce !

Rachel raccrocha à son tour, puis retourna s’asseoir à table et annonça à Ernest d’une voix dénuée d’expression :

— Votre fille vient d’épouser Robert Hedderwick. Je vous conseille d’attendre que Mabel ait fini de déjeuner avant de lui apprendre la nouvelle.

Ella Comperton poussa un cri.

— Mais ce jeune homme était fiancé à Mildred Ross ! Et Cherry devait être demoiselle d’honneur !

— De nos jours, les jeunes filles ne s’arrêtent pas à ce genre de détail, soupira Rachel.

Ernest ne dit rien. Pour la deuxième fois de la journée, ses yeux s’agrandirent, sa bouche s’affaissa, son pince-nez tomba.

Un vacarme assourdissant leur fit tourner la tête. C’était Richard qui dévalait l’escalier quatre à quatre. Très pâle, il s’immobilisa sur le seuil de la salle à manger, fixa Rachel, et dit d’une voix forte, pleine de colère contenue :

— Elle est partie. Disparue. Envolée. Sa voiture n’est plus dans le garage.

Rachel se leva et alla le rejoindre.

— Que dis-tu ?

L’expression hallucinée du jeune homme l’effraya.

— Je te répète que sa voiture n’est plus là. Et Caroline n’est pas en état de conduire ! Mais que se passe-t-il dans cette maison ? Que lui avez-vous fait ?

Rachel posa la main sur son bras.

— Je t’en prie, Richard, calme-toi. Il faut partir à sa recherche.

— Crois-tu que j’aurais attendu une seule minute si j’avais su où aller ? explosa-t-il. Elle n’a plus d’appartement à Londres. Elle a donné congé à sa propriétaire, le mois entier. Tant pis, je pars quand même à sa recherche dans cette direction.

Rachel n’eut pas le temps de le retenir. Il était déjà dehors.