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Elle vit Maud Silver quitter la pièce, suivie de peu par Ernest qui hochait la tête pour manifester sa désapprobation. En un sens, les frasques amoureuses de Cherry tombaient à pic, car elles occuperaient les Wadlow pour le reste de l’après-midi. Mabel serait accablée et, accablement impliquant palpitations, Ernest resterait au chevet de sa chère épouse.

Ils oublieraient Caroline. Caroline qu’elle aimait tant. Pourquoi s’était-elle enfuie ? Pourquoi n’était-elle pas venue lui parler de ses soucis ?

Miss Silver revint quelques instants plus tard.

— Je suis allée voir si par hasard elle avait laissé un message, dit-elle, légèrement essoufflée, mais je n’ai rien trouvé.

— Mon Dieu, où a-t-elle pu aller ?

— Miss Treherne, votre cousine sait quelque chose qu’elle ne veut à aucun prix révéler. Lorsque je lui ai posé la question ce matin, elle s’est mise à pleurer et, stupidement, je lui ai laissé un peu de temps pour réfléchir. Elle en a profité pour s’enfuir. Et si elle s’est enfuie, c’est pour se cacher. Savez-vous si elle a de l’argent ?

Rachel secoua la tête et se mordit la lèvre inférieure pour l’empêcher de trembler. Miss Silver la vit essuyer furtivement une larme.

Cosmo Frith, qui avait écouté leur conversation sans intervenir, s’approcha d’elles.

— Je sais qu’elle n’avait pas d’argent, parce qu’elle m’a demandé – attendez, oui c’était hier – si je pouvais lui prêter cinq livres.

— Donc, elle a un peu d’argent.

— Hélas, non, je ne les avais pas sur moi.

— Où pourrait-elle aller, sans argent ? réfléchit tout haut Maud Silver. Avec votre permission, Rachel, je remonte dans sa chambre pour voir si je trouve un indice.

Ella Comperton, qui n’avait pas quitté la table, déclara brusquement :

— Décidément, les jeunes filles ont parfois des réactions inattendues. Oh, bien sûr, rien de ce que fait Cherry ne me surprend, mais Caroline… Si calme, si posée. Méfiez-vous de l’eau dormante, comme dit le dicton. Tsst ! S’enfuir au beau milieu du repas et mettre la maison sens dessus dessous… Ne prenez pas la chose au tragique. Richard va la retrouver et ils se réconcilieront. De mon côté, je vous laisse, je dois aller lire les brochures que m’a si aimablement prêtées Mrs. Barber…

Rachel resta donc seule avec Cosmo. Ce dernier posa affectueusement la main sur son épaule.

— Ma foi, je crois qu’Ella a raison. Il s’agit sûrement d’une querelle d’amoureux. Tu verras, Caroline sera revenue à l’heure du thé. Oh, à propos…

Il s’interrompit pour consulter sa montre.

— Je dois partir. Mon ami Lazenby est malade et je lui ai promis de lui rendre visite cet après-midi, pour lui tenir compagnie.

Rachel ébaucha un pauvre sourire. Cosmo et Ella avaient peut-être raison ; Richard réussirait sans doute à convaincre Caroline de revenir à Whincliff Edge.

On sonna à la porte.

Rachel fronça les sourcils. Elle n’attendait aucune visite. Mais quand elle entendit la voix chaleureuse de Gale Brandon demander à Ivy si Miss Treherne était là, elle ressentit une telle joie qu’elle se précipita dans le vestibule, bras tendus.

Gale lui prit les mains et les pressa très fort dans les siennes.

— Pardon. Je suis venu, en dépit de votre interdiction. M’en voulez-vous ?

Rachel sourit.

— Non, je suis très heureuse de vous voir.

— Voilà bien les femmes ! Vous refusez de me voir. Je viens. Et vous êtes heureuse.

Cosmo Frith s’approcha d’eux. À sa place, n’importe qui se serait discrètement éloigné, mais le tact n’était pas sa principale qualité. Gale lâcha vivement la main de la jeune femme, qui rougit de confusion.

Cosmo fit celui qui n’avait rien vu.

— Caroline Ponsonby vient de partir précipitamment en voiture, expliqua-t-il, et ma cousine se fait beaucoup de souci, car cette jeune fille s’est évanouie hier. Nous pensons qu’elle n’est pas en état de conduire.

— J’ai peut-être tort de m’inquiéter, dit Rachel, mais vous comprenez, nous ne savons pas où elle est allée. Et elle n’a pas d’argent sur elle.

— Si vous êtes d’accord, nous pouvons partir à sa recherche, proposa aussitôt Gale. Elle possède une petite Austin bleue, je crois ? Si elle est passée par Ledlington, quelqu’un aura pu la voir.

Cette perspective donna soudain des ailes à Rachel qui monta dans sa chambre chercher son manteau et son sac à main. Elle trouva Louisa occupée à du rangement.

— Louisa, vite, donnez-moi mon manteau ! Non pas le bleu, le marron, il est plus chaud. Je pars chercher Caroline.

La femme de chambre croisa les bras et fixa le reflet de Rachel dans la glace.

— N’y allez pas, Miss Rachel. Ils sont partis, à présent. Qu’ils aillent au diable.

— Louisa !

— Vous ne vous demandez pas pourquoi ils se sont enfuis ? Parce qu’ils n’ont pas la conscience tranquille ! Miss Caroline est revenue en pleurant de la falaise, Gladys vous l’a dit. J’ai trouvé trois mouchoirs trempés dans son panier à linge. On ne pleure pas ainsi sans raison !

— Cela suffit, Louisa. Je pense que vous êtes bien mal placée pour accuser les autres…

Tandis qu’elle aidait Rachel à passer son manteau, Louisa murmura :

— Miss Rachel, si vous mourez, je n’y survivrai pas.

— Allons, ne dites pas de bêtises, sourit Rachel en vérifiant l’inclinaison de son chapeau dans le miroir. Et voilà, je suis prête !

Au moment où elle sortait dans le couloir, elle se heurta à Cosmo qui venait à sa rencontre.

— Tiens, tu n’es pas encore parti ?

— Rachel… je viens de penser à quelque chose. Puis-je te parler une minute ?

— Mais je n’ai pas le temps ! Mr. Brandon m’attend.

— Juste une minute, la supplia-t-il. Il s’agit de Caroline.

En soupirant, Rachel rebroussa chemin et lui ouvrit la porte de son bureau.

— Je t’écoute…