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Miss Silver termina son rang en silence.

— Cette brassière est destinée au bébé d’Hilary Cuningham. Une très jolie couleur, vous ne trouvez pas ?

Rachel Treherne contempla l’informe tricot rose pâle d’un air absent.

— Je ne savais pas qu’Hilary attendait un bébé, murmura-t-elle.

— Il est prévu pour janvier, fit la détective d’un ton guilleret en commençant un nouveau rang. Miss Treherne, si nous procédions par ordre ? Je vous ai posé trois questions : la première, pourquoi cherche-t-on à vous tuer ? Vous ne m’avez pas vraiment répondu, excepté que vous êtes la fille d’un homme très riche qui vous a laissé le lourd privilège de gérer sa fortune. Ensuite, je vous ai demandé si on avait essayé d’attenter à votre vie, et dans quelles circonstances ; là, vous m’avez répondu avec force détails. Alors je vous repose la troisième question : qui soupçonnez-vous ?

Rachel Treherne demeura un instant silencieuse, puis elle regarda ses mains, de belles mains fines, racées, et commença à parler, paupières baissées.

— Miss Silver, je crois pouvoir vous faire confiance, mais le problème est que vous ne me serez d’aucun secours tant que je ne vous aurai pas tout dit. Or, avec la meilleure volonté du monde, personne ne peut dire exactement tout ce qu’il sait. Prenons mon cas personnel : je vois les gens de mon entourage à travers le filtre de mes émotions, de mes doutes, de mes angoisses. Mon esprit, naturellement, sélectionne ce que je vais vous dire, ensuite je choisirai des mots pour exprimer ma pensée et dans la mesure où vous ne connaissez aucun des protagonistes, vous serez obligée d’accepter ma version des faits.

— J’apprécie votre honnêteté intellectuelle, Miss Treherne. Maintenant, dites-moi franchement sur qui portent vos soupçons.

Rachel Treherne ouvrit ses grands yeux.

— Mais je ne soupçonne personne, voyons ! se défendit-elle, visiblement choquée.

— Alors, je formule ma question différemment. Louisa Barnet, elle, doit bien avoir une petite idée…

— Absolument pas ! se récria Rachel avec une soudaine violence. Louisa est d’un naturel très méfiant et elle se tracasse beaucoup pour moi, voilà tout. Miss Silver, reprit-elle d’une voix suppliante, je ne peux plus continuer à vivre ainsi, à entretenir d’horribles soupçons à l’égard de personnes que je côtoie depuis des années et qui me sont chères. C’est une situation intolérable !

— L’appât du gain est responsable de la plupart des crimes, Miss Treherne. Comme le disait si justement Tenyson, à propos de Caïn…

— Caïn… répéta Rachel d’une voix à peine audible. Je ne sais que penser…

— Il paraît plus que probable que Louisa Barnet soupçonne un membre de votre famille. Et vous aussi, quoique vous refusiez de vous l’avouer.

— Miss Silver ! Comment osez-vous…

— Regardez les choses en face, mon petit : quelqu’un essaie de vous tuer. Pour votre sécurité, votre tranquillité et celle de votre famille, nous devons tirer cette affaire au clair le plus vite possible. Et pour m’aider à m’orienter dans mes recherches, j’aimerais que vous me fournissiez la liste complète des membres de votre personnel, de votre famille et des amis qui étaient présents chez vous lors de ces trois… incidents.

Rachel Treherne réfléchit, puis déclara d’une voix claire et posée :

— Je possède une maison, héritée de mon père, appelée Whincliff Edge. Elle est bâtie à l’extrémité d’une falaise de craie qui surplombe la mer. C’est un endroit très agréable, et la maison peut accueillir de nombreux invités. À cet effet, j’emploie, outre Louisa Barnet, trois femmes de ménage, un chauffeur et un jardinier. Les jeunes filles qui s’occupent du ménage viennent de Ledlington, de familles tout à fait respectables. Elles restent en général à mon service jusqu’à leur mariage.

Elle marqua une pause.

— Quant à mes hôtes, ils sont toujours fort nombreux. Mon père a fait construire cette grande maison, afin que toute la famille puisse s’y réunir. Je n’y vis pour ainsi dire jamais seule.

— Vous avez mentionné une sœur, je crois…

— Oui, Mabel, mon aînée de cinq ans.

— Votre père lui a-t-il laissé une partie de sa fortune ?

— Non.

— Sans être grand clerc, je suppose que cette situation ne doit guère lui sourire…

Rachel Treherne se mordit la lèvre.

— Oh, nous ne nous sommes jamais vraiment disputées à ce sujet. Mon père savait que son testament ne satisferait personne, mais à l’époque aucun d’entre nous n’a songé à s’en plaindre.

Miss Silver toussota.

— Les testaments ne satisfont jamais personne. Trois questions encore, Miss Treherne : votre sœur est-elle mariée, a-t-elle des enfants et vit-elle chez vous en permanence ?

— Mabel est d’une constitution très fragile. Elle a passé tout le mois d’août avec moi à Whincliff Edge. Son mari, Ernest Wadlow, venait la rejoindre chaque fin de semaine. Il est écrivain, enfin disons qu’il rédige des biographies d’hommes célèbres. Ils ont deux enfants, qui viennent également tous les week-ends à la maison : Maurice, vingt-trois ans, prépare le Barreau, et Cherry, dix-neuf ans, ne fait rien pour le moment. Les autres invités étaient Richard Treherne, un jeune cousin ; Miss Ella Comperton, une cousine du côté de ma mère. Elle possède un appartement en ville, mais vient souvent séjourner à Whincliff Edge. Un autre cousin, Cosmo Frith, et enfin une jeune cousine, Caroline Ponsonby.

— Un moment, l’interrompit Miss Silver. Laquelle ou lesquelles de ces personnes étaient présentes à Whincliff Edge, lorsque vous avez reçu ces lettres anonymes ?

— Aucune, excepté ma sœur Mabel, qui a passé tout le mois d’août et une partie de septembre avec moi ; les autres ne venaient que le week-end.

Miss Silver abandonna son tricot et reprit son stylo.

— Rappelez-moi les dates des lettres anonymes, s’il vous plaît.

Rachel énonça d’une voix monocorde, comme une récitation que l’on connaît par cœur :

— La première, jeudi vingt-six août ; la deuxième, jeudi deux septembre, la troisième le neuf septembre, également un jeudi.

— Et l’incident des marches d’escalier ?

— Le onze septembre. Un samedi.

— Le feu dans votre chambre ?

— Le samedi suivant. Le dix-huit.

— L’épisode des chocolats empoisonnés ?

— Le dernier samedi d’octobre.

Maud Silver nota tout ceci avec application, puis s’interrompit, la plume en l’air.

— Donc, il ne s’est rien passé entre le dix-huit septembre et le trente octobre ?

— Non. Durant cette période, je me suis souvent absentée de chez moi, car je n’avais pas d’invités…

Elle se rendit soudain compte de ce qu’elle venait de dire et lança à Miss Silver un regard de détresse.

— Vous n’allez tout de même pas croire…

Miss Silver l’arrêta d’un geste.

— Chère Miss Treherne, réfléchissons calmement, sans passion. Aucune personne innocente ne souffrira. Je possède à présent la liste de vos proches : Mr. et Mrs. Wadlow, votre beau-frère et votre sœur ; Mr. Maurice et Miss Cherry Wadlow, leurs enfants. Mr. Richard Treherne, Miss Ella Comperton, Mr. Cosmo Frith et Miss Caroline Ponsonby, vos cousins à différents degrés. Rassemblez vos souvenirs, Miss Treherne, et dites-moi lesquelles de ces personnes étaient présentes chez vous le onze septembre, jour de l’incident de l’escalier ?

La jeune femme pâlit, se troubla et répondit d’une voix altérée :

— Ils étaient tous là.

— Et le jour de l’incendie des rideaux ?

— Ils étaient là également. Mais je…

— Et le trente octobre, lors de l’épisode des chocolats ? poursuivit la détective, imperturbable.

— Ils étaient tous là, répéta Rachel Treherne d’une voix quasiment inaudible.

Maud Silver tourna la page de son cahier.

— Maintenant si vous voulez bien me donner des informations plus détaillées sur chacune de ces personnes…

— Vraiment, Miss Silver, je ne sais si je…

— Miss Treherne, la gronda gentiment la vieille dame, vous ne me facilitez pas la tâche. Voyons, commençons par votre sœur Mabel…