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La voiture démarra et Rachel se laissa aller contre le dossier du siège avec un soupir de contentement. La perspective de passer une heure seule en compagnie de Gale Brandon l’emplissait d’un bonheur sans égal.

Elle l’observa à la dérobée en pensant que grâce à sa présence d’esprit, elle avait eu la vie sauve. Cette pensée lui donna le courage de poser enfin la question qui lui brûlait les lèvres :

— Êtes-vous Gale Brent ?

Il lui lança un bref coup d’œil et sourit.

— Curieuse question. Qui vous a fait des confidences ?

— Votre nom était cité dans une lettre envoyée par ma mère à celle de mon cousin Cosmo. Et Nanny Capper se souvient très bien d’un certain petit Sonny…

Nullement embarrassé, il partit d’un rire joyeux.

— Mon nom légal est Gale Brandon. Je… je pensais que le moment n’était pas encore venu de vous avouer la vérité. Vous savez, je suis tombé amoureux de vous dès que je vous ai revue, mais j’attendais que vous soyez disponible, ajouta-t-il en posant sa large main sur la sienne.

Rachel sentit les battements de son cœur s’accélérer.

— Vous paraissez sincère, murmura-t-elle, troublée.

— Vous me plaisez, Rachel. Et je crois que je vous plais aussi. Je me trompe ?

La jeune femme émit un petit rire.

— Et si vous vous trompiez ?

En guise de réponse, il passa son bras autour de son épaule et l’attira contre lui. Mais cette seconde d’inattention lui fit perdre un instant le contrôle de la voiture qui zigzagua et mordit légèrement le bas-côté. Gale reprit aussitôt le volant à deux mains.

— Excusez-moi. Parlons plutôt de Gale Brent.

— Je vous écoute…

— Voilà : en vérité, mon père s’appelait Sterling Brandon, mais à la suite d’une querelle avec mon grand-père – qui s’opposait à son mariage – il s’est enfui, a changé son nom en Brent. Quelques mois après la mort de ma mère, j’avais alors cinq ans, il est parti s’installer au Texas et c’est ainsi qu’il a rencontré Rollo Treherne et sa famille. Vous étiez un adorable bébé ! Je crois que je suis tombé amoureux de vous au premier regard. En revanche, je ne m’entendais pas du tout avec Mabel. Je dirais même que nous nous détestions cordialement ! Mais j’ai vécu là-bas les plus belles années de mon enfance.

Il baissa la voix.

— Hélas, les meilleurs moments ont une fin. Votre père et le mien se sont disputés. Mon père ne supportait pas que quelqu’un ait un point de vue différent du sien ; il finissait toujours par se quereller, même avec ses meilleurs amis. Bref, nous avons déménagé, je ne me souviens plus où exactement. Un jour en lisant le journal il a appris le décès de son père, qui lui laissait une entreprise florissante. Ils ne s’étaient jamais revus. Voilà, vous savez tout.

— Mon père désirait plus que tout retrouver Sterling Brandon pour lui remettre la part qui lui était due… Gale ! Que faites-vous ? s’écria-t-elle en le voyant ralentir. Nous ne devons pas nous arrêter ! Il faut absolument retrouver Caroline. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, mais j’ai très peur.

Il caressa doucement sa main.

— Ne craignez rien, chérie. Tout ira bien.

— Si vous saviez… Depuis quelques jours, je vis un véritable cauchemar.

— Aimeriez-vous en parler ?

— Oh, c’est très compliqué. Je ne veux pas vous ennuyer, et je ne sais par où commencer…

— Cette vieille dame vêtue de brun – Miss Silver – qui est-elle exactement ? Un détective ? Elle m’a posé toutes sortes de questions.

Rachel haussa un sourcil étonné.

— Mais vous ne l’avez jamais rencontrée !

— Détrompez-vous. Lorsque vous êtes montée vous habiller tout à l’heure, elle est venue me tenir compagnie dans le hall. Cette femme a une façon de vous regarder qui vous oblige à l’écouter… Figurez-vous que la première chose qu’elle m’a dite, c’est que l’on vous avait poussée par-dessus la falaise. J’ai cru qu’elle était folle.

— Hélas non, Gale, c’est la vérité.

— C’est inimaginable ! s’exclama-t-il en ouvrant des yeux ronds. Qui aurait pu faire une chose pareille ?

La jeune femme retira vivement sa main de la sienne et se recroquevilla contre la portière.

— Je ne sais pas. Les trois premières fois heureusement, ce n’était que Louisa qui cherchait à me faire peur.

Gal mit son clignotant, ralentit, se gara sur le bas-côté de la route et se tourna vers sa compagne.

— Les trois premières fois ? Mais que me chantez-vous là ?

Alors, sans hésiter, elle lui raconta tout dans les moindres détails, en commençant par le singulier testament de son père.

— Voyez-vous, j’ai toujours vécu par procuration la vie des autres. Je me suis toujours occupée d’eux, car ils dépendent de mon argent ; mais ils ne sont jamais satisfaits, ils désirent toujours plus…

— Excusez-moi, mais vous disiez que votre femme de chambre cherchait à vous faire peur. Pour quelle raison ?

— Depuis plusieurs semaines, elle est persuadée que l’un de mes proches parents veut me tuer. Malheureusement tout porte à croire qu’elle a raison.

La colère durcit les traits de Gale Brandon.

— À votre place, je me méfierais de cette femme. N’oubliez pas qu’elle est arrivée sur la falaise peu de temps après que je vous ai retrouvée.

Rachel secoua la tête.

— Non, Louisa m’adore et ma mort ne l’avantagerait en rien. Elle n’est pas couchée sur mon testament.

Gale parut réfléchir, fronça les sourcils et reprit d’une voix sourde :

— Rachel, je me trouvais moi aussi sur la falaise. Je suppose que vous avez envisagé l’hypothèse…

Il ne termina pas sa phrase. Leurs regards s’affrontèrent durant d’interminables secondes, puis la jeune femme baissa les yeux.

— En effet, je n’ai plus confiance en personne. Voyez-vous, Louisa est convaincue que Caroline et Richard sont coupables, personnellement j’incline à suspecter Maurice et Ernest parce que je ne les ai jamais portés dans mon cœur. Quant à Cosmo…

— Oui ? dit-il en la voyant hésiter.

— Eh bien, par deux fois, il m’a fait part de ses soupçons à votre égard.

— Tiens, tiens… j’aimerais bien savoir pourquoi…

— Il pense que votre père vous avait poussé à le venger.

Les traits de Gale se figèrent brusquement.

— Admettons que je vous ai poussée. Dans ce cas, pourquoi vous aurais-je sauvée ?

Rachel répondit très vite, honteuse :

— Toujours selon Cosmo, vous avez aperçu la lanterne de Louisa ou bien vous êtes revenu à la raison après une crise de folie passagère.

— Je vois.

Il jeta un coup d’œil dans son rétroviseur : trois jeunes gens à bicyclette, venant de Ledlington, doublèrent la voiture, corps tendu, tête baissée, mains crispées sur le guidon. Le brouillard naissant engloutit rapidement leurs silhouettes fantomatiques. Alors il se tourna vers la jeune femme silencieuse et déclara brusquement :

— J’ai envie de vous embrasser.