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Après que Miss Silver eut refermé la porte derrière elle, Caroline s’était laissée retomber contre son oreiller en gémissant. Les paroles de la vieille dame résonnaient encore à ses oreilles : « Plus vite vous nous direz ce que vous savez, mieux cela vaudra pour tout le monde. »

Lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir à nouveau, elle s’enfonça plus profondément sous son édredon et pressa ses mains sur ses oreilles. Fermer les yeux, faire semblant de dormir… Peut-être la laisseraient-ils enfin en paix. Elle retint sa respiration et attendit, muscles tendus, mais aucune voix ne troua le silence, aucune main ne la toucha.

Lentement, elle se redressa et rouvrit les yeux. La pièce était vide et la porte fermée. Mais sur la table de chevet, elle vit une feuille de papier blanc pliée en quatre. Elle la contempla fixement, puis s’assit sur le lit, rejeta ses cheveux en arrière, déplia le papier et le lut à voix basse :

« Pars pendant le déjeuner. Miss Silver est certainement de la police et elle réussira à te faire parler. Prends ta voiture et conduis jusqu’à Slepham Old House. Gare-toi devant l’ancienne écurie et attends-moi. De mon côté je trouverai une excuse pour m’absenter et je viendrai te rejoindre. Nous serons enfin seuls et nous pourrons parler sérieusement de notre avenir. Richard. »

Son premier réflexe fut de se précipiter vers la porte et de s’enfermer à double tour. À ce moment la cloche du déjeuner retentit et presque aussitôt elle entendit les voix d’Ernest, de Mabel et de Miss Silver qui descendaient au rez-de-chaussée. Immobile elle retint sa respiration, le dos collé contre la cloison et écouta leurs pas décroître dans le couloir. Une quatrième personne passa ensuite devant sa porte – Rachel sans doute – s’arrêta, revint sur ses pas, puis s’éloigna.

Elle déverrouilla la serrure et retourna se mettre au lit. La femme de chambre ne tarderait pas à lui monter un plateau et elle ne voulait pas qu’on la trouve debout.

La lettre de Richard s’étalait bien en évidence sur le drap. Elle la déchira en menus morceaux en prenant soin de glisser les passages les plus compromettants dans sa poche. Pauvre Richard… Quel instinct la poussait-il encore à le protéger ? À cet instant, on frappa à la porte.

— C’est Ivy, Miss. Je vous apporte votre déjeuner.

— Entrez ! cria Caroline en rabattant vivement les couvertures. Posez le plateau sur la table, je vais me lever. Merci, Ivy, ce sera tout, ajouta-t-elle avec un sourire crispé.

La jeune fille, habituée à s’attarder dans la chambre pour bavarder un peu, lui jeta un regard interloqué, mais s’éloigna néanmoins sans poser de questions. Caroline bondit alors de son lit, faisant voleter les morceaux de papier qui s’éparpillèrent sur le tapis, ouvrit la penderie et chercha un sac de voyage. Non finalement un sac à main ferait l’affaire. Voyons, de quoi avait-elle besoin ? De vêtements chauds, d’un chapeau, d’une écharpe. L’argent ? Aucune importance. L’essentiel était de fuir Whincliff Edge.

Elle se glissa furtivement dans le couloir, emprunta l’escalier de service qui débouchait dans le garage. L’Austin était là, garée entre la voiture de Rachel et celle de Richard. Elle s’installa au volant, constata avec soulagement que la jauge d’essence était au plus haut, mit le moteur en marche et descendit lentement l’allée de gravier. Le portail était grand ouvert et la route déserte. Peu à peu sa terreur s’apaisa et elle put enfin respirer normalement. Elle n’était plus prisonnière, prise au piège dans cette chambre où n’importe qui pouvait entrer, la questionner, la mettre à la torture. Ils se lanceraient sûrement à sa recherche, mais qui aurait l’idée de prendre la direction de Slepham’s Hait ? Ils seraient tous persuadés qu’elle était retournée à Londres. D’ailleurs elle avait parlé d’aller là-bas – était-ce hier ou avant-hier ? Elle avait perdu la notion du temps.

Vers deux heures et demie, elle arriva à l’embranchement de Slepham Hait et suivit la route bordée d’aulnes qui menait jusqu’à Slepham Old House. Elle entra dans la propriété, dépassa le pavillon du gardien et les communs déserts, franchit le portail aux piliers couverts de lichen et roula au pas jusqu’aux anciennes écuries.

Ce domaine était à l’abandon depuis plus de vingt ans. Sur la vaste bâtisse délabrée, était accroché depuis des années un panneau « À VENDRE », sans qu’aucun acheteur ne se soit jamais manifesté. Qui en effet aurait voulu acquérir ce bâtiment sinistre qui comptait plus de vingt pièces, une seule salle de bains, pas d’électricité et un fourneau qui consommait des tonnes de charbon ? Slepham Old House resterait probablement inoccupée jusqu’à ce qu’elle tombe en ruine.

En garant sa voiture devant les écuries, Caroline ressentit ce frisson particulier que l’on éprouve dans un endroit abandonné par les hommes depuis trop longtemps. Il faisait très froid. Elle s’appuya sur le dossier de son siège, ferma les yeux et attendit.