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Ils restèrent debout l’un près de l’autre, sans se toucher. L’ombre démesurément agrandie de leurs silhouettes se dessinait sur le mur. Après un long silence, Gale reprit enfin :

— À quoi pensez-vous ?

Rachel leva les yeux vers lui et répondit d’une voix nette, bien articulée :

— Quelqu’un a remonté le réveil et a ôté le couvercle du puits. Les aiguilles marquent seize heures trente. Or, il avance de cinq minutes par jour. Quelle heure est-il exactement ?

Gale consulta sa montre.

— Seize heures vingt-cinq. Donc, il a été remonté hier. Quelqu’un est entré, a ôté le couvercle du puits pour prendre de l’eau et a oublié de le remettre en place.

— Gale, il est inutile d’ouvrir le puits pour avoir de l’eau. Il y a une pompe sur l’évier.

— Alors pourquoi diable l’a-t-on laissé ouvert ? C’est extrêmement dangereux !

Rachel frissonna. Elle ne connaissait qu’une personne susceptible de remonter inconsciemment un réveil. Si Cosmo était venu la veille, il n’aurait pu s’empêcher d’y toucher. Mais hier encore, il lui disait qu’il n’était pas allé à Pewitt’s House depuis la fin du mois de septembre…

Cependant, quelqu’un s’était bel et bien introduit dans cette maison, puisque le réveil marchait. Et cette personne avait ôté le couvercle du puits – à dessein.

Elle se tourna vers Gale et rencontra son regard grave. Une pensée horrible lui vint à l’esprit.

— Caroline… murmura-t-elle, les lèvres sèches.

Ses yeux dirent ensuite ce que sa bouche n’osait exprimer : étaient-ils arrivés trop tard ?

— Non, répondit Gale, comme s’il avait lu dans ses pensées. La porte était fermée et la clef accrochée dans la remise.

Rachel porta la main à sa gorge.

— Il a pu la remettre avant de partir.

— Qui donc ? Mon Dieu, Rachel, parlez, je vous en conjure !

— Celui qui cherche à me tuer, dit-elle dans un souffle. Et peut-être Caroline connaît-elle son identité.

— Rachel, reprenez-vous. Caroline n’est pas encore arrivée.

— Comment pouvez-vous en être si sûr ?

— Je serai direct : si Caroline avait été poussée dans le puits, son agresseur aurait pensé à remettre le couvercle avant de partir.

— À moins qu’il ne désire déguiser son crime en suicide…

Gale la prit par les épaules et la secoua gentiment.

— Réveillez-vous, Rachel. Vous rêvez. S’il avait voulu faire croire à un suicide, il aurait laissé la porte ouverte.

— Mais alors, où est passée Caroline ? gémit la jeune femme, à bout de nerfs.

Elle sentit les mains de Gale accentuer leur pression sur ses épaules.

— Chut… voilà du monde.

Rachel tendit l’oreille et discerna dans le lointain le ronronnement d’un moteur et le claquement d’une portière. Un chat miaula, dérangé dans son sommeil. Retenant leur respiration, ils entendirent des pas remonter l’allée. Quelle ne fut pas alors leur stupéfaction de voir émerger du brouillard la silhouette menue de Maud Silver !

Cette dernière s’arrêta un instant sur le perron usé, et poussa légèrement la porte déjà entrebâillée. Elle était vêtue d’une veste trois quarts, ornée d’un col de fourrure et portait une curieuse coiffe, moitié chapeau, moitié toque, de la même indéfinissable couleur que la veste et entourée de la même fourrure grise. Un sac à main noir surmonté d’un fermoir brillant pendait à son bras. Elle posa sa main gantée sur la poignée de la porte et fouilla des yeux la pièce éclairée par la lueur vacillante d’un bougie.

Elle distingua le contour massif d’un vaisselier, une table de cuisine, un évier de pierre, puis, baissant les yeux, remarqua un large cercle sombre au milieu du dallage de couleur claire. Lorsque son regard se fut enfin accoutumé à la pénombre, elle aperçut alors Rachel Treherne et Gale Brandon qui la dévisageaient comme s’ils avaient vu un fantôme.

Maud Silver n’était guère impressionnable, mais cette scène lui parut singulièrement sinistre. Rassemblant tout son courage elle s’adressa à l’Américain, d’une voix fluette :

— Mr. Brandon, avez-vous vu Miss Ponsonby ?

— Non. Elle n’est pas là.

— En êtes-vous sûr ? demanda-t-elle en refermant la porte derrière elle.

— Tout à fait.

Gale reprit en détail les arguments qu’il avait déjà exposés à Rachel quelques minutes plus tôt. La vieille dame l’écouta sans l’interrompre.

— Je pense que vous avez raison, conclut-elle en hochant la tête.

La voix bouleversée de Rachel, qui se tenait en retrait, déchira le silence.

— Miss Silver, où est Caroline ?

— À mon avis, elle devrait arriver d’une minute à l’autre. Avec ce brouillard, une voiture roule à l’allure d’un escargot. Nous avons mis plus de deux heures pour venir jusqu’ici.

— Nous ? s’exclama Gale. Vous n’êtes donc pas seule ?

— J’ai pris la liberté d’embaucher votre chauffeur, Miss Treherne. Mr. Barlow est un homme sur lequel on peut compter et je crois que nous aurons besoin de lui. Il est en train de garer la voiture. Pour l’instant il me paraît urgent de refermer cette porte à clef et d’aller replacer la clef dans la remise. Mr. Brandon, si vous voulez bien faire cela pour nous, vous aurez droit à toute notre gratitude. Vous rentrerez par la porte principale, que je vais aller ouvrir. Miss Treherne me montrera le chemin.

Dès qu’il se fut éloigné, Miss Silver, guidée par Rachel, traversa la cuisine et entra dans le salon. Dans un coin de la pièce, un étroit escalier en colimaçon montait au premier étage. Malgré les tapisseries qui couvraient les murs le froid et l’humidité de novembre s’infiltraient partout. Un courant d’air glacial venu du conduit de la cheminée fit vaciller la flamme de la bougie, qui projeta des ombres fantasmagoriques sur les poutres du plafond. Miss Silver s’assura que les persiennes étaient bien fermées, puis déverrouilla la porte d’entrée et se tourna vers Rachel.

— Miss Treherne, à nous de jouer. Je suis certaine qu’il va amener Caroline ici.

— Pourquoi n’avez-vous pas prévenu la police ? dit Rachel d’une voix méconnaissable.

Le détective plongea son regard gris dans le sien.

— Je n’avais aucune preuve, Miss Treherne. Or sans preuve, il est impossible d’accuser quelqu’un. Je savais qu’il voulait vous tuer et j’étais sûre qu’il chercherait à recommencer. Mais si je vous avais dit son nom, vous ne m’auriez pas crue. Mon intime conviction n’aurait pas pesé lourd contre sa parole… Donc, j’ai jugé préférable de ne pas intervenir et d’attendre la suite des événements. Malheureusement, jusqu’à l’heure du déjeuner je n’avais pas compris que Miss Ponsonby était également en danger. J’avoue que j’ai été prise de vitesse. Il est très intelligent, vous savez, et il joue gros…

Rachel l’interrompit.

— Mais voilà plus de trois heures que Caroline a quitté Whincliff Edge ! Même avec le brouillard, elle devrait déjà être arrivée.

— Elle n’est probablement pas venue ici directement. Excusez-moi d’évoquer des détails aussi sordides, mais puisque Caroline était censée trébucher et tomber dans le puits, il fallait attendre l’obscurité complète. Le morceau manquant de la lettre devait indiquer un premier lieu de rendez-vous.

Elle marqua une pause et toussota pour s’éclaircir la voix.

— Depuis quelques jours, tout le monde a remarqué à Whincliff Edge que Caroline était extrêmement déprimée. Logiquement, notre homme cherchera à déguiser son meurtre en suicide. Il devra convaincre Caroline de l’amener jusqu’ici dans son Austin. Son méfait accompli, il aura toute la soirée pour se rendre à la gare et de là prendre le premier train pour Londres.

Rachel avait l’impression que le froid glacial de la maison s’infiltrait dans ses os et son cœur. Elle dit d’une voix sourde :

— Supposons que Caroline refuse de venir. Je vous l’ai dit, elle déteste cet endroit, elle a peur du puits. Et s’il l’avait déjà tuée ? ajouta-t-elle brusquement. Y avez-vous pensé ?

— Inutile de nous perdre en conjectures, répondit Miss Silver d’un ton rassurant. Avant tout, nous devons nous armer de courage et ne pas perdre notre sang-froid. Grâce au Ciel, Mr. Brandon possède ces deux qualités.