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Efficace et organisée, Maud Silver prit aussitôt la direction des opérations. Dès que Gale Brandon et Barlow furent revenus, elle leur exposa son plan à voix basse.

Quelques instants plus tard, Barlow prit position dans l’arrière-cuisine, en gardant à côté de lui une bougie soigneusement dissimulée. Gale et Rachel se tenaient cachés dans l’ombre à côté de la porte de service. Quant à Miss Silver, elle se plaça entre le puits et la porte entrouverte du cellier, après avoir posé contre le rebord du puits une grosse bûche qu’elle avait trouvée dans la cheminée du salon.

Dans la pénombre, Rachel voyait monter du puits une vapeur givrée, qui baignait la pièce dans un brouillard irréel. Elle comprenait mieux à présent l’aversion qu’avait toujours éprouvée Caroline pour ce vieux puits, plus vieux que la maison et profond d’une cinquantaine de mètres.

D’avoir pensé à Caroline la fit enfin sortir de sa léthargie, et, pour ne pas retomber dans sa rêverie apathique, elle se concentra sur la respiration régulière de son compagnon, debout à côté d’elle.

La sentant frissonner, Gale l’enlaça par la taille et la fit doucement pivoter sur elle-même. Au moment où leurs lèvres allaient se rejoindre, la sonnerie du téléphone déchira le silence.

— Allez répondre, Miss Treherne, ordonna la voix de Maud Silver. Et surtout faites attention au puits.

Rachel ne put réprimer un sourire. Comme si elle pouvait oublier cette bouche béante prête à la happer ! Quittant à regret les bras de Gale, elle contourna le puits par la droite, passa devant la table, frôlant le couvercle de bois avec sa jupe. Elle ne put résister au besoin de l’effleurer du bout des doigts ; son contact doux et lisse, légèrement visqueux, lui donna la nausée.

Elle trouva Barlow dans l’arrière-cuisine, assis sur une chaise, raide et digne. À côté de lui sur la table brûlait une bougie, dont la flamme était masquée par un empilement compliqué de vieux livres et de casseroles. Rachel lui fit signe de ne pas bouger et passa dans le salon, en laissant la porte entrebâillée. Le téléphone mural, accroché entre deux fenêtres, sonnait lugubrement. Le cœur battant, Rachel décrocha le combiné.

Une voix affolée lui parvint à l’autre bout du fil. La voix de Richard.

— Allô ? Allô ? Qui est à l’appareil ? Répondez-moi !

— C’est toi, Richard ? murmura-t-elle.

— Qui est à l’appareil ? Rachel ? Pour l’amour du Ciel, répondez !

— Oui, c’est moi.

— Rachel, où est Caroline ? Elle n’était pas chez Cosmo, à Londres. À tout hasard, je suis revenu sur mes pas et j’ai pris l’embranchement de Slepham’s Halt, pensant venir jusqu’à Pewitt’s House. Mais le brouillard m’empêche de continuer. Alors j’ai pensé téléphoner pour voir si Caroline était là.

— Elle n’est pas là, Richard, mais Miss Silver pense qu’elle ne devrait pas tarder.

— Mais voilà bientôt quatre heures qu’elle a quitté Whincliff Edge ! s’exclama-t-il d’une voix coléreuse.

Il s’interrompit et reprit d’un ton radouci :

— À propos, Rachel, que fais-tu là-bas ? Et Miss Silver ?

— Nous… nous sommes également parties à la recherche de Caroline. Mr. Brandon est là aussi, ainsi que Barlow.

— Alors je viens vous rejoindre ! Tant pis pour le brouillard. Attendez-moi.

— Où es-tu en ce moment ?

— Dans une petite auberge, au bord de la route près de Linford. À tout à l’heure.

Rachel voulut lui conseiller de dissimuler sa voiture, mais le jeune homme avait déjà raccroché. Elle reposa le combiné, retraversa le salon à tâtons, passa dans l’arrière cuisine où Barlow attendait toujours. Au moment où elle entrait dans la cuisine, elle entendit distinctement le bruit de la clef que l’on introduisait dans la serrure de la porte de service. Un certain soulagement se mêla à son appréhension. L’insupportable attente prenait fin.

Il y eut un déclic puis la poignée tourna sans bruit et la porte s’entrouvrit, laissant apparaître une mince silhouette immobile dans le brouillard.

Une voix familière s’éleva derrière elle.

— S’il te plaît, va allumer la bougie. La boîte d’allumettes est posée sur le vaisselier.

Il y eut un silence puis l’ombre bougea enfin et les quatre occupants de la maison distinguèrent l’intonation fragile de Caroline qui balbutiait :

— Il… il fait si noir.

La voix masculine reprit d’un ton badin :

— C’est ridicule, voyons, tu n’es plus une enfant. Allons, va allumer cette bougie, ensuite nous nous préparerons un thé bien chaud.

Caroline fit un pas en avant. À cet instant, Gale Brandon, dissimulé derrière la porte, la ceintura et la tira vivement en arrière. La jeune fille poussa un hurlement de terreur.

Au même moment, Maud Silver avait fait basculer la grosse bûche dans le puits. Il leur sembla qu’une éternité s’écoulait avant qu’ils entendent enfin le sinistre plouf.

Même si la main de Gale n’avait pas bâillonné sa bouche, Caroline n’aurait pas crié. Depuis plus de vingt-quatre heures elle vivait un cauchemar éveillé et à présent, elle se moquait complètement de ce qui pouvait lui arriver.

Miss Silver recula sans bruit jusqu’à la porte du cellier et resta là immobile, prête à battre en retraite. De son côté, Rachel ne bougea pas, les yeux rivés sur le seuil de la porte où se tenait maintenant une deuxième silhouette, à l’endroit exact où Caroline s’était arrêtée.

Debout devant le puits, Cosmo Frith respira enfin librement. Sauvé. Le bruit du cri et de la chute dans l’eau résonnait encore à ses oreilles. Il ouvrit grands les yeux et avança d’un pas. Il n’avait qu’à contourner le trou, allumer une bougie, replacer le couvercle de bois et s’en aller. Personne ne saurait jamais qu’il était venu. Si le brouillard n’avait pas été aussi dense, si quelqu’un avait pu remarquer l’Austin bleue, il n’aurait pas refermé le couvercle. Il serait reparti en laissant la porte ouverte et la petite voiture garée devant la maison.

Mais son plan avait fonctionné à merveille. Il ne lui restait plus qu’à couvrir le puits, refermer la porte à clef et retourner à Ledlington. Téléphoner à des amis. Passer la soirée au restaurant, puis au théâtre. Voir de la lumière, des gens, écouter de la musique. Oublier.

Le seul danger venait de Caroline. Ce danger était éliminé. Quelle petite oie stupide ! Tout avait été si facile…

— Petite idiote ! ricana-t-il à voix basse. Pauvre petite idiote.

Le froid et l’humidité de la pièce l’oppressaient. Il devait se dépêcher de refermer ce maudit couvercle. Il fit un pas en avant, longea le mur à tâtons et s’approcha du vaisselier. C’est à ce moment qu’il se figea en entendant le tic-tac du réveil. Il avait dû le remonter machinalement, la veille. Imbécile ! Pourquoi fallait-il qu’il touche toujours aux pendules ?

Il trouva les allumettes et le chandelier – Miss Silver avait pensé à les remettre en place –, alluma la bougie et leva le chandelier au-dessus de sa tête pour s’éclairer.

Alors seulement il aperçut, ou plutôt devina, la présence de Rachel, appuyée contre le chambranle de la porte. Sa silhouette, dissimulée par un manteau de couleur sombre, se fondait dans l’obscurité. Son visage était mortellement pâle.

Elle dit d’une voix sépulcrale :

— Misérable, qu’as-tu fait ?

L’allumette que Cosmo tenait encore dans sa main gauche lui brûla les doigts. Il ne s’en rendit même pas compte.