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La jeune fille se redressa, très pâle, et lança à Rachel un regard implorant.

— Caroline, fit celle-ci d’une voix douce, dès le début, les soupçons de Louisa se sont portés sur toi. Si elle n’entend pas tes explications, le doute subsistera toujours dans son esprit, et cela me causerait beaucoup de chagrin…

Caroline se tourna alors vers Richard.

— Je t’en prie… éloigne-toi. Ne me regarde pas ainsi, je ne pourrais pas le supporter.

Le jeune homme vint s’agenouiller devant elle, prit sa main et y porta ses lèvres.

— Comme tu voudras.

Il se releva et alla se poster devant la fenêtre, le dos tourné, en tendant toutefois l’oreille pour essayer de distinguer les propos de la jeune fille.

Celle-ci appuya son bras sur l’accoudoir du canapé, porta sa main à son front et balbutia :

— Je… je ne savais pas quoi faire. Je n’avais pas d’affinités particulières avec Cosmo que je considérais un peu comme mon oncle. En fait, je ne m’étais jamais posé la question de savoir si je l’aimais ou non. Lorsque vous connaissez quelqu’un depuis tant d’années, vous ne mettez pas sa parole en doute.

— Vous avait-il révélé quelque chose… d’important ? s’enquit Maud Silver avec bonté.

— Oui. C’était au sujet de Richard.

Caroline s’interrompit, poussa un profond soupir, hésita encore avant de poursuivre d’une voix éteinte :

— Il m’a dit que quand Richard était à l’université, il s’était mis dans une situation délicate. Pour arranger un ami, il aurait falsifié un chèque – une somme très importante – et si cela se savait, il irait en prison.

Richard, qui avait tout entendu, se retourna et se précipita vers elle.

— Mais tu es folle ! Te rends-tu compte de ce que tu dis ?

Caroline leva vers lui un regard suppliant.

— Va-t’en, je t’en prie…

— Il n’en est pas question !

Il était à la fois tellement en colère et tellement soulagé qu’il l’aurait volontiers prise dans ses bras pour la serrer jusqu’à l’étouffer. Dominant ces désirs barbares, il s’assit à côté d’elle sur le divan et passa un bras autour de sa taille.

— Ainsi, je suis un vulgaire falsificateur de chèques… Continue, chérie. C’est tout à fait passionnant !

— Va-t’en, répéta la jeune fille, prête à fondre en larmes.

— Je ne bougerai pas. Je veux entendre la suite de cette histoire rocambolesque. Donc, j’ai falsifié un chèque pour venir en aide à un ami – c’est mon côté chevaleresque – et toi, tu as béatement écouté Cosmo, sans chercher à avoir de preuves ?

Une vive rougeur colora les joues de Caroline. Elle refoula les larmes qui lui montaient aux yeux et murmura d’un ton indigné :

— Mets-moi à ma place ! Si tu l’avais entendu, il paraissait sérieux…

Richard eut un rire amer.

— Admettons. Donc il te persuade que je suis devenu escroc par bonté d’âme. Et ensuite ?

Caroline perdit ses couleurs. Elle s’adressa alors à Miss Silver.

— Voyez-vous, je ne suis pas assez intelligente. J’ai fait confiance à Cosmo. Il disait que quelqu’un était au courant de l’affaire et qu’à moins de le persuader de tenir sa langue, il ruinerait l’avenir de Richard… Il m’a demandé cinquante livres, en ajoutant qu’il espérait que cette somme serait suffisante. Plus tard, il m’a encore réclamé cinquante livres.

— Mon Dieu ! Ma pauvre petite ! s’exclama Rachel.

Le bras de Richard se resserra autour de la taille de la jeune fille.

— Mais pourquoi diable ne m’as-tu pas prévenu ?

Un doux reproche passa dans les yeux bleus de Caroline.

— Je ne pouvais pas. Tu n’aurais pas aimé que je sois au courant…

Elle s’adressa de nouveau à Miss Silver.

— Les propos de Cosmo me paraissaient raisonnables. Il disait que cet homme avait des preuves et que si je ne payais pas, il irait tout dire à la police. J’étais prête à tout pour empêcher que cette affaire soit divulguée. Mais je ne pouvais pas toucher à ma part d’héritage, puisqu’elle est entre les mains de Rachel. Je lui ai donné les deux cents livres que m’avait laissées tante Mary, j’ai résilié mon loyer, pour faire des économies. Et puis j’ai mis en gage la bague de maman.

— Mon Dieu, répéta Rachel, bouleversée.

— Oh, ce n’était pas très grave. Le pire c’est que j’ai rencontré Cherry au Mont-de-Piété. Elle a décidé de me faire chanter, elle voulait de l’argent contre son silence. Mais j’ai refusé, alors elle vous a tout dit.

— La garce, siffla Richard entre ses dents.

— Ma chère petite, pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé ce fameux soir, sur la falaise ? intervint Maud Silver.

— Après le thé, je suis sortie avec Richard et nous sommes allés nous promener sur la falaise. Là, il m’a demandé de l’épouser, et j’ai refusé, à cause de ce secret, vous comprenez. Nous nous sommes séparés et je suis rentrée à la maison. J’étais presque arrivée quand j’ai rencontré Cosmo. Je pleurais et il s’est montré très gentil avec moi. Il m’a consolée puis il m’a dit que la seule chose qu’il nous restait à faire c’était d’offrir au maître chanteur une très grosse somme, pour en finir une bonne fois pour toutes. Il a ajouté que Rachel me donnerait l’argent, si je lui disais que j’avais des ennuis. Et je me suis mise à pleurer encore plus fort, parce que je ne voulais surtout pas que Rachel croie que je m’intéressais à son argent. Ensuite… ensuite, j’ai couru vers le portail, mais il y avait quelqu’un, Gladys, je crois. J’ai attendu qu’elle s’en aille et je suis rentrée par la route. Comme je n’avais pas revu Cosmo, j’en ai conclu qu’il était déjà rentré à la maison. Plus tard dans la soirée, il est monté dans ma chambre, pour me prévenir que je ne devais dire à personne que je l’avais rencontré, sinon il se verrait obligé de révéler qu’il avait vu Richard non loin de l’endroit où était tombée Rachel.

Elle leva les yeux vers sa cousine.

— Quand tu nous as annoncé le lendemain que l’on t’avait poussée, je me suis évanouie, en pensant que l’homme que j’aimais avait pu commettre un acte aussi horrible.

— En fait, j’ai fait un long détour par les collines, pour me calmer, car j’étais très énervé, expliqua Richard. Je suis ensuite revenu par la route, tout comme toi.

— Cosmo m’a dit aussi que quand il t’avait aperçu, tu marchais très vite en direction du cottage de Nanny et que cela suffirait à convaincre Rachel que tu l’avais poussée.

Richard lâcha lentement la taille de la jeune fille.

— Toi, tu as cru que je voulais assassiner Rachel ?

Un sanglot enfantin monta de la gorge de Caroline.

— Moi, non, mais Cosmo t’avait vu ! Il pensait que tu avais perdu la tête parce que tu étais furieux contre Rachel.

— Puis-je savoir pour quelle raison ?

— Selon Cosmo, le maître chanteur, lassé d’attendre l’argent, était venu te trouver ; tu avais alors réclamé ta part d’héritage à Rachel et devant son refus…

— Je l’avais tout simplement poussée par-dessus la falaise, conclut Richard d’un ton sarcastique. Évidemment, c’est logique.

Tous deux paraissaient avoir oublié qu’ils n’étaient pas seuls dans la pièce. Caroline reprit avec la voix d’une petite fille que l’on vient de gronder :

— Mais Cosmo ne cessait de me répéter toutes ces choses horribles…

— Vous comprenez tous à présent, intervint à cet instant Maud Silver, combien il était important pour Mr. Frith de réduire cette jeune fille au silence ; il avait en effet pris un très gros risque en échouant dans sa tentative de meurtre. Mais son plan était soigneusement préparé et exécuté avec audace. S’il avait réussi, personne ne l’aurait jamais soupçonné. Grâce au Ciel, à l’intuition de Miss Treherne et à la rapidité de Mr. Brandon, son projet machiavélique a avorté. Heureusement, car seule Miss Ponsonby pouvait témoigner qu’il n’était pas dans la maison entre dix-sept heures trente et dix-huit heures trente. La nuit suivante, il s’est rendu à Pewitt’s Corner pour ouvrir le puits. Barlow, dont la chambre se situe au-dessus du garage, est réputé pour avoir un sommeil très lourd. Maurice, qui occupe la chambre voisine de la sienne, n’était pas là. Seul Richard aurait pu l’entendre.

Ce dernier secoua la tête.

— Hélas, il faut un clairon pour me réveiller…

— Il devait prendre le risque d’être entendu, plutôt que d’être vu en plein jour à Pewitt’s Corner. Grâce à Dieu, Miss Treherne m’a parlé de cette maison et du puits avant de partir avec Mr. Brandon. Après leur départ, Mr. Frith m’a informée qu’il allait laisser sa voiture dans un garage de Ledlington avant de prendre un train pour Londres. C’est alors que j’ai compris le danger que courait Miss Ponsonby. Comme nous le savons maintenant, il s’est rendu à Slepham Old House, où Caroline l’attendait dans sa voiture et il l’a emmenée à Pewitt’s Corner. Le brouillard était un terrible handicap, mais grâce à l’habileté de Barlow, nous sommes arrivés à temps pour éviter une horrible tragédie.

Rachel se tourna alors vers sa femme de chambre.

— Voilà, Louisa, vous savez tout. Je vous demanderai donc de bien vouloir présenter vos excuses à Caroline.

Le visage de Louisa reflétait une extrême souffrance, mais Rachel demeura inébranlable. La femme de chambre se raidit, hésita puis céda, et dit d’une voix tremblante :

— Je vous prie de m’excuser, Miss Caroline. Mais permettez-moi d’ajouter que tout ceci ne serait pas arrivé si vous aviez fait confiance à Miss Rachel.

Ensuite elle se retira dignement dans la chambre de Rachel, et tout le monde put apprécier sa mauvaise humeur à sa façon bruyante de tirer les rideaux et d’ouvrir les persiennes.

Caroline jeta un regard désemparé en direction de Richard, dont le visage exprimait encore une vive colère. Elle porta alors la main à sa bouche, éclata en sanglots et quitta précipitamment la pièce. Le jeune homme poussa une exclamation de surprise, bondit sur ses pieds et courut derrière elle en claquant la porte, si fort que Noisy dans son rêve émit un grognement de protestation.

— Dieu comme ces enfants sont bruyants ! déclara Maud Silver en tapotant son front comme si le courant d’air créé par le claquement de la porte avait dérangé ses frisettes. Maintenant, Miss Treherne, si vous voulez bien m’excuser, je vais regagner ma chambre.

Dès qu’elle se fut retirée, Gale Brandon se leva pour fermer à clef la porte qui donnait sur la chambre, puis ouvrit ses bras à Rachel, qui vint appuyer sa tête contre son épaule.

— Mon Dieu, quel gâchis ! Je me sens tellement responsable…

Gale enfouit ses lèvres dans sa chevelure parfumée et lui dit à l’oreille :

— Chérie, vous êtes la femme la plus merveilleuse de l’univers. Aussi me permettrai-je de formuler un reproche, un seul, à votre encontre : pourquoi avoir accepté un testament aussi aberrant ? Oh, je ne vous blâme pas, vous étiez jeune, et votre père s’est entièrement reposé sur vous. Mais c’était un homme malade, si malade que je me demande s’il avait bien toute sa raison en rédigeant ce testament. Je ne comprends pas pourquoi les gens attachent tant d’importance aux vœux d’un mourant qui a perdu l’esprit. Je vous le dis franchement, il faut que cela cesse ! Vous allez remettre à votre sœur et à toute votre petite famille la part qui leur revient et qu’ils se débrouillent avec leur maudit argent ! S’ils le gaspillent, tant pis pour eux.

— Mais Gale… protesta faiblement la jeune femme, je…

— Taisez-vous ! En tant que futur époux, j’ai tout de même mon mot à dire, il me semble…

Rachel leva vers lui ses beaux yeux bruns, illuminés de bonheur. Le tissu rugueux de la veste de Gale était délicieusement piquant sous sa joue. Il lui souleva gentiment le menton et plongea son regard bleu dans le sien.

— À mon avis, ma chérie, nous devrions fonder notre propre famille. Je pense que nous aurions beaucoup moins d’ennuis…