— Encore une question, Miss Treherne, assez désagréable, je l’avoue, et je vous prie de m’en excuser. Quel intérêt auraient toutes ces personnes à désirer votre mort ? En d’autres termes, à qui bénéficierait financièrement votre décès ?
La jeune femme soupira.
— Je m’attendais à cette question. Comme je vous l’ai dit, mon père m’a laissé sa fortune à gérer. Mais sur son lit de mort, il m’a fait jurer de respecter scrupuleusement ses dernières volontés. Je… je désire que tout ceci demeure strictement confidentiel…
La détective considéra sa visiteuse avec l’indulgence amusée que l’on accorde en général aux simples d’esprit, déroula un long brin de laine rose pâle et reprit son tricot.
— Voilà, enchaîna Rachel Treherne, vaguement embarrassée. À la suite d’une querelle familiale, mes parents, jeunes mariés, sont partis vivre aux États-Unis. Durant une dizaine d’années, ils ont connu l’existence difficile des émigrants. Ils ont perdu deux enfants en bas âge, puis ma sœur Mabel est née. C’est à peu près vers cette époque que mon père a commencé à gagner de l’argent. On avait en effet découvert du pétrole sur un terrain qu’il avait acheté pour une bouchée de pain quelques mois auparavant avec son associé, Sterling Brent. J’avais environ un an quand ma mère est décédée. La pauvre, elle n’a guère profité de la fortune de son mari…
Son regard se perdit dans le lointain, puis elle se ressaisit et poursuivit d’un ton raffermi :
— Peu avant la découverte du pétrole, mon père et son associé s’étaient querellés à propos de ce terrain. Sterling Brent le considérait sans aucune valeur et voulait le revendre. Devant le refus de mon père, il a rompu leur association et a quitté la région avec sa famille. Par la suite, mon père a toujours regretté de ne pas avoir pu partager sa fortune avec Sterling Brent, qu’il estimait malgré tout. Avant sa mort, il m’a fait promettre d’essayer de le retrouver, lui ou ses héritiers, afin de leur remettre la somme qui leur était due.
— Vos recherches ont-elles abouti ?
— Non… Mr. Brent doit être mort à l’heure qu’il est. Si je ne retrouve pas ses héritiers de mon vivant, l’argent ira à des œuvres de bienfaisance américaines.
Maud Silver eut un hochement de tête approbateur.
— Votre père n’a-t-il pas exprimé d’autres vœux avant de mourir ?
— Si, hélas. Il désirait que son argent revienne aux personnes les plus méritantes de la famille. Mais de nombreux changements étant susceptibles d’intervenir dans la vie de ses descendants, il ne se sentait pas le droit de disposer de sa fortune de façon définitive et m’a laissé cette lourde responsabilité. Tous les ans, je dois remettre à jour son testament, à la lumière des événements survenus dans le courant de l’année précédente.
Le cliquetis des aiguilles s’arrêta brusquement.
— Seigneur ! Quelle écrasante responsabilité pour une jeune femme !
— Oui. J’avais vingt et un ans à la mort de mon père, et je l’adorais. J’ai promis, sans vraiment comprendre les conséquences de ses dernières volontés.
Miss Silver toussota.
— Votre père n’a-t-il jamais imaginé que vous pourriez vous marier ?
Une délicate rougeur envahit les pommettes de sa visiteuse.
— Non, je ne crois pas.
— Et vous-même, y avez-vous songé ?
Rachel Treherne eut un petit rire triste.
— Oui, comme la plupart des jeunes filles. Une fois même… Mais le jeune homme hésitait à épouser une riche héritière et moi je ne le trouvais pas très courageux.
— Dans la mesure où vous n’avez pas d’héritiers directs, le testament de votre père doit provoquer de nombreux mécontentements dans la famille, si les termes en sont connus… À propos, vos proches sont-ils au courant de ces singulières dispositions ?
La jeune femme fronça les sourcils, puis répondit d’un ton contrarié :
— Je le crains. Mon père en a parlé à Mabel avant de mourir, et cela m’a beaucoup compliqué l’existence…
— Tout à fait regrettable, soupira Miss Silver. Qui d’autre est au courant ?
Un éclair d’humour brilla dans les yeux noisette de Rachel.
— Tout le monde, j’en ai peur. Mabel n’est pas un modèle de discrétion. Chacun sait que je révise le testament tous les ans au mois de janvier. Certains s’en plaignent ouvertement, comme ma sœur et mon beau-frère ; les plus jeunes considèrent cette affaire d’héritage un peu comme une plaisanterie, un mythe dont ils ont entendu parler à mots couverts depuis leur petite enfance.
Maud Silver rouvrit son cahier et ajouta à ses notes, à côté du nom de Mabel Wadlow : « indiscrète », puis joignit ses deux mains devant ses lèvres.
— Est-il possible que les termes de votre dernier testament soient connus ?
— Franchement, je ne sais pas.
— En possédez-vous une copie chez vous ?
— Oui.
— Vous ne m’aidez guère, Miss Treherne. D’après vous, quelqu’un a-t-il pu voir cette copie ?
— C’est possible. Je la garde dans un tiroir de mon secrétaire, fermé à clef. Mais je ne suis guère méfiante et j’égare facilement mes clefs.
— Je vois. Qui serait le premier bénéficiaire, si – excusez la brutalité de l’expression – si vous mouriez avant la révision annuelle du testament ?
Rachel Treherne repoussa brusquement sa chaise et se leva, très pâle.
— Je ne peux pas répondre à cette question.
— Miss Treherne, désirez-vous sincèrement que je m’occupe de votre problème ? remarqua la vieille dame sans lever les yeux de son tricot.
La jeune femme lui jeta un regard suppliant.
— Oui. S’il vous plaît…
— Dans ce cas, acceptez un conseil de bon sens : rentrez chez vous et dites à votre sœur que vous avez pris la liberté de réviser le testament un peu plus tôt que prévu et que vous en avez considérablement changé les termes. Elle ne manquera pas d’en informer le reste de la famille et si, comme je le pense, l’assassin en puissance fait partie de vos proches, plus personne n’osera toucher à un seul de vos cheveux.
Rachel Treherne réfléchit en se mordillant la lèvre.
— Non, je ne peux pas faire cela.
— Ce serait pourtant une garantie de sécurité pour vous.
— Impossible, je ne sais pas mentir.
— Eh bien, faites-le vraiment ! Allez voir votre notaire, révisez votre testament et informez-en votre entourage. Tout sera parfaitement légal.
La jeune femme demeura silencieuse, les mains posées à plat sur le bureau, puis dit enfin :
— Je vais y réfléchir.
— Miss Treherne, je pensais justement prendre quelques jours de vacances dans votre jolie région. Auriez-vous un petit hôtel à me recommander aux environs de Whincliff ? Nous pourrions nous rencontrer par hasard, et vous me présenteriez à votre famille…
— Mais… pourquoi ne pas venir chez moi ? s’étonna Rachel. La maison est grande !
— Pourquoi pas, en effet. Mais il est très important que je demeure incognito.
Rachel Treherne sourit.
— Cela ne pose aucun problème. Je reçois toutes sortes de gens chez moi.
— Je pourrais venir samedi. Nous dirons que je suis institutrice à la retraite. Que cela ne vous pose aucun cas de conscience, j’ai réellement exercé cette honorable profession pendant près de vingt ans.
Elle se leva, fit le tour de son bureau et tendit à Rachel une main sèche et ridée.
— À samedi donc, Miss Treherne. Je suis ravie d’avoir fait votre connaissance.