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Barlow, le chauffeur, attendait Rachel à la gare de Ledlington. Confortablement installée à l’arrière de la Bentley blanche, Rachel, un plaid de fourrure étalé sur les genoux, regardait défiler le paysage d’hiver, en savourant d’avance le bain chaud qu’elle ne manquerait pas de prendre dès son arrivée.

Hélas, lorsqu’elle entra dans le grand hall, elle eut la désagréable surprise d’y rencontrer six personnes : Mabel et Ernest, qu’elle s’attendait à trouver là, Richard Treherne et Caroline, mais aussi Maurice et Cherry Wadlow qui venaient d’arriver et avaient manifestement l’intention de se faire inviter à dîner, avant de repartir en ville.

Le rire faux et sans chaleur de Cherry emplit le hall.

— On se croirait à l’hôtel, n’est-ce pas, mon chou ?

Rachel contint son agacement. Sa nièce avait la manie de terminer ses phrases par cette expression ridicule, quel que soit son interlocuteur. Elle ressemblait à une gravure de mode : cheveux blonds décolorés, ongles pointus laqués de rouge, lèvres outrageusement maquillées. Rachel la compara mentalement à Caroline, une jeune fille aux cheveux bruns coupés court et aux grands yeux d’un bleu limpide. Cette dernière s’approcha de sa cousine et l’embrassa tendrement sur la joue.

— As-tu fait un bon voyage, Rachel ? demanda-t-elle avec sollicitude.

— Très bon, merci. Je…

— Maurice, vous devriez rester ici ce soir, l’interrompit Mabel d’une voix pleurnicheuse. D’ici une heure, la neige fondue va geler. La route sera très dangereuse !

La main posée sur le bras de son fils, elle se tourna vers Rachel. C’était une femme de petite taille, potelée, au teint fané, dont les cheveux autrefois blond vénitien avaient pris une couleur de paille sèche.

— Rachel, tu auras peut-être plus d’influence sur eux. Ils ne veulent pas m’écouter. D’ailleurs on n’écoute jamais ce que je dis !

— Allons, maman… soupira Maurice en la prenant par la taille.

Il avait les mêmes traits fins et réguliers que sa sœur, les mêmes yeux petits et rapprochés. Une moustache naissante ombrait sa lèvre supérieure. Parfois, il menaçait de se laisser pousser la barbe, pour le plaisir d’entendre sa mère protester. Depuis quelques mois, il avait décidé d’abandonner une carrière juridique prometteuse pour se consacrer à la politique, et espérait toujours convaincre Rachel de financer cette nouvelle initiative.

— Ma tante, j’aimerais te parler…

— Plus tard, Maurice, plus tard, fit cette dernière d’un ton las. Je veux d’abord prendre un peu de repos. Personne n’a téléphoné pendant mon absence ?

— Non, répondit Mabel, mais Cosmo est passé en coup de vent, avant d’aller à Ledlington retrouver un ami. Ah, si, j’oubliais : Ella a appelé pour prévenir qu’elle viendrait s’installer quelques jours ici. Mrs. Barber, qui l’accompagnera en voiture, restera certainement déjeuner avec nous.

Rachel soupira intérieurement. La compagnie de Mrs. Barber, une redoutable veuve qui consacrait sa vie aux bonnes œuvres, lui était positivement insupportable. La vue de cette femme confite en dévotion lui donnait la chair de poule. Mais comment l’éviter, surtout à l’heure du déjeuner ? Il lui faudrait trouver un subterfuge, partir promener Noisy en oubliant sa montre, par exemple… Tiens, justement, où était passé Noisy ?

Une boule de poils noirs et feu dévala l’escalier et se précipita à sa rencontre en aboyant joyeusement. Noisy, un adorable teckel à poils longs, lécha la cheville de sa maîtresse, puis se dressa sur ses courtes pattes, lui mordilla la main et se lança dans une sarabande effrénée entre le vestibule et le salon.

— Rachel, comment peux-tu supporter cet affreux roquet ? gémit Mabel en portant la main à sa tête. Mon Dieu, écoutez-le ! Il me déchire les tympans ! Bon, Maurice, Cherry, ajouta-t-elle en sautant brusquement du coq-à-l’âne, vous n’allez pas repartir, n’est-ce pas ? Ernest, un peu d’autorité, voyons ! Dis-leur de rester !

Cherry ne s’avoua pas vaincue et s’approcha de son cousin Richard, qui s’était tenu à l’écart de la conversation.

— Dicky, mon chou, fais plaisir à ta petite Cherry. Accompagne-moi en ville. Tu sais, maman, Dicky conduit très prudemment.

Richard Treherne, un jeune homme mince et élancé, qui portait de fines lunettes à la monture dorée, se tourna vers sa cousine.

— Cherry, lorsque tu m’appelles « Dicky », je suis proche de la tentative d’homicide. Je sens que je ne vais pas quitter la maison, car si tu me surnommes « Dicky » alors que je suis au volant, la voiture fera une embardée, dérapera sur le verglas et nous aurons un horrible accident…

— Évidemment, mon chou, si Carrie te demandait ce service…

— Ose encore appeler Caroline « Carrie » et je t’étrangle de mes mains nues devant tout le monde !

— Très drôle ? Carôôline, mon chou, comment réagirais-tu si Richard venait vers toi, les mains tachées de sang ?

— Je lui dirais d’aller se les laver, répliqua la jeune fille sans sourciller.

Caroline faisait partie de ces gens dont chaque mouvement est accompli avec une grâce ralentie. En la regardant, Richard avait l’impression qu’elle se déplaçait au son d’une musique entendue d’elle seule. Elle ne possédait ni la joliesse de Cherry ni la beauté mûre de Rachel, mais un charme indéfinissable, dû sans doute à la fraîcheur translucide de son teint et à la merveilleuse couleur myosotis de ses grands yeux. Richard, qui la contemplait avec une adoration respectueuse, la vit s’éloigner et gravir l’escalier, bientôt suivie par Rachel qui paraissait désireuse de fuir son encombrante famille.

Louisa Barnet, maussade, l’attendait devant la porte de sa chambre. À la façon dont elle la débarrassa de son sac, Rachel comprit qu’elle devrait endurer sa mauvaise humeur…

— Vos mains sont glacées, Miss Rachel. Quelle idée d’aller à Londres par un temps pareil, bougonna-t-elle. Et regardez ce chien ! Il vient de vous voler un gant !

Rachel eut un sourire indulgent.

— Noisy chéri, tu n’as pas honte ? Un gant tout neuf ! Allons, rapporte-le tout de suite !

Le teckel s’avança en remuant la queue, inconscient de la gravité de son crime et laissa tomber l’objet du délit aux pieds de sa maîtresse. Lorsque celle-ci se pencha pour le ramasser, il la gratifia d’un grand coup de langue humide sur le bout du nez.

Louisa fronça sévèrement les sourcils.

— Horrible créature… À votre place, je ne le laisserais pas monter sur votre lit. Il vient d’être malade…

L’œil vif et le poil brillant, le chien regardait les deux femmes, tête penchée, montrant une truffe humide et une langue toute rose.

— Il n’a pas l’air malade, remarqua Rachel.

— Il n’empêche que vous devriez le laisser dehors, s’entêta Louisa avec humeur.

— Mais il va hurler, gratter à la porte.

— Eh bien, nous le laisserons hurler, fit la femme de chambre, en saisissant le teckel par la peau du cou.

L’air digne et offensé, elle descendit l’escalier, tenant à bout de bras son trophée gigotant.