Après le dîner, alors que toute la famille était réunie au salon, Ernest Wadlow prit sa belle-sœur à part et l’éloigna du petit groupe assis devant la cheminée. La dernière chose que désirait Rachel, c’était bien un tête-à-tête avec Ernest ! Mais depuis vingt-cinq ans qu’elle le connaissait, elle avait appris qu’il ne fallait pas chercher à le faire changer d’avis.
Elle se résigna donc à le suivre, espérant pouvoir s’en débarrasser rapidement. Hélas, clarté, rapidité et précision n’étaient pas les qualités principales de son beau-frère. Il s’assit, redressa son pince-nez, toussa, fit une remarque banale sur le mauvais temps et demanda à Rachel si son après-midi à Londres s’était bien passé. La jeune femme répondit par un hochement de tête affirmatif et attendit la suite des événements.
Ernest Wadlow était un homme petit, chétif, méticuleux à l’extrême et, pour une raison connue de lui seul, il s’obstinait à porter des faux cols bien trop grands pour lui, qui laissaient apparaître une pomme d’Adam extraordinairement proéminente. Il avait le même front étroit et les mêmes yeux rapprochés que ses enfants ; ses cheveux et sa petite moustache commençaient à grisonner. Il ôta son pince-nez, nettoya les verres et observa sa belle-sœur, les yeux plissés.
— Vous devriez vous ménager, ma chère. Vous avez l’air fatiguée.
Rachel sourit.
— Merci, Ernest. En général, quand un homme dit cela à une femme, c’est qu’elle est vraiment affreuse à voir.
— Chère, chère Rachel ! se récria-t-il d’un ton outragé. Loin de moi cette idée ! Mais Mabel s’inquiète beaucoup à votre sujet. Et ce n’est pas bon pour sa santé. Tenez, cet après-midi, elle a encore été prise de palpitations. Elle a dit : « Rachel en fait trop » – je cite ses paroles exactes – « si elle ne prend pas soin d’elle, elle court à la dépression nerveuse ». Je lui ai répondu : « Ma chérie, tu sais que si les affaires de famille sont un fardeau trop lourd à porter pour notre chère Rachel, je me ferai un plaisir de l’aider, dans la mesure de mes modestes capacités. »
— Je n’en doute pas, répondit Rachel en essayant de conserver un calme olympien.
La pomme d’Adam frémit dans son faux col.
— « Mais bien entendu, ajoutais-je, je ne veux m’exposer à aucune rebuffade et, jusqu’à présent, ta sœur ne nous a pas demandé de l’aider, que je sache. »
— Les palpitations de Mabel ont-elles duré tout au long de cette passionnante conversation ? s’enquit Rachel d’une voix douce.
Les sourcils d’Ernest s’élevèrent en accent circonflexe.
— Ma chère, je vous relate le dialogue qui a précédé la crise de palpitations…
— Mon cher Ernest, sans vouloir vous offenser, je pense que nous perdons notre temps. Ce soir, je me sens peut-être un peu lasse, mais je vous assure que je suis en parfaite santé. Mabel n’a pas besoin de se tracasser à mon sujet. À présent, venons-en au fait.
— Eh bien, voilà, commença son beau-frère après s’être éclairci la gorge ; nous sommes assez inquiets, alarmés devrais-je dire, par la nouvelle lubie de Maurice. Il nous a informés de sa décision…
Il baissa le ton, comme s’il allait proférer un gros mot.
— De sa décision d’adhérer au Parti Communiste. Il veut partir un an chez les Soviets. Mabel n’en dort plus. Personne n’ignore que les conditions d’hygiène dans ce pays sont loin d’être satisfaisantes, même à Moscou ou à Leningrad.
— Je ne vois pas en quoi l’hygiène des Soviétiques me concerne, cher Ernest…
Il se trémoussa sur son siège. Sa pomme d’Adam effectua un mouvement de va-et-vient vertical très impressionnant.
— Je… Mabel pense que vous pourriez l’aider à changer d’avis.
Rachel faillit répliquer que son neveu pouvait bien aller au diable, mais elle se contint et observa simplement :
— Qu’y puis-je ? Maurice est majeur, il a le droit d’avoir ses idées…
— La jeunesse aime les extrêmes. Avec le temps, il s’assagira, j’en suis sûr. En revanche, s’il part en Russie…
— Il n’est pas encore parti, il changera peut-être d’avis.
— Rendez-vous compte, il ne veut plus préparer le Barreau ! s’exclama Ernest, au désespoir. Il prétend que la justice de notre pays est décadente ! Pauvre garçon, il est si influençable… Ah, si je tenais celui qui lui a fourré de telles idées en tête ! Évidemment, s’il possédait cinq mille livres, il pourrait monter une petite affaire dans la région, ou, à la rigueur, partir s’installer aux colonies…
Rachel sursauta.
— Cinq mille livres ! Mon cher Ernest, comme vous y allez !
Mabel les avait rejoints discrètement. Elle prit place sur le canapé à côté de sa sœur.
— Voyons Rachel, cinq mille livres, ce n’est pas une somme énorme ! Notre petit garçon resterait en Angleterre.
Rachel se leva.
— C’est impossible, déclara-t-elle avec fermeté. Arrêtons là la discussion.
La voix aiguë de Mabel monta d’un octave.
— Tu es injuste ! Mon fils – ton propre neveu ! Tu pourrais lui avancer une partie de la somme qui lui reviendra obligatoirement un jour ou l’autre.
— Un jour ou l’autre, murmura Rachel, les joues en feu. Tu veux dire, après ma mort. À propos, comment savez-vous que Maurice doit hériter d’une telle somme ?
Elle regarda tour à tour sa sœur et son beau-frère et vit leur expression changer. « Dans mon dernier testament, il est écrit que Maurice doit hériter de dix mille livres, songea-t-elle, et ils le savent ».
Une soudaine nausée l’envahit.
— Je ne veux plus jamais entendre parler de ceci, dit-elle dans un souffle.
Elle leur tourna le dos et rejoignit ses jeunes cousins qui, installés devant la cheminée, écoutaient une émission de jazz à la radio.