Les quatre jeunes gens s’écartèrent pour lui laisser une place près du feu. Caroline prit la main de Rachel et la pressa contre sa joue.
— Rachel, tu es glacée !
Sans répondre, la jeune femme s’assit et fixa les braises rougeoyantes qui répandaient une douce chaleur.
— De quoi parliez-vous tous les trois ? s’enquit Cherry avec curiosité.
À l’autre bout de la pièce, Mabel et Ernest conversaient toujours à voix basse.
— D’un sujet dont je n’ai pas envie de discuter, s’entendit répondre Rachel.
— Alors, il ne peut s’agir que de Maurice ! Je parierais qu’ils t’ont demandé de l’argent.
— Je ne tiens pas à en parler, Cherry.
— Bon, bon, admettons que je n’ai rien dit.
Un silence pesant s’ensuivit, heureusement brisé par Richard.
— Figurez-vous que j’ai été témoin cet après-midi d’un spectacle assez surprenant. En revenant vers la maison sur le chemin de la falaise, je suis passé devant la propriété des Toilage. Deux hommes étaient en train d’abattre une haie d’ifs et de frênes. Dommage car c’était un excellent coupe-vent, mais Mrs. Tollage voulait voir la mer depuis sa chambre. Bref, les deux hommes me font signe d’approcher et me montrent, au creux d’un arbre mort, un nid de vipères endormies. Il y en avait au moins une demi-douzaine ! Des enfants armés de bâtons fouillaient les buissons environnants, tout excités à l’idée de découvrir d’autres nids.
Maurice se mit à rire.
— Tu aurais dû en rapporter une pour Cherry. Je l’imagine très bien avec une vipère pour animal de compagnie !
Cherry s’était changée après le dîner et portait maintenant une robe vert amande, sans manches, profondément décolletée dans le dos et sur le devant, révélant sa peau laiteuse.
— C’est vrai, j’adore les reptiles ! minauda-t-elle, mais les vipères n’ont pas d’assez jolies couleurs. Je préfère ce serpent vert et rouge, dont la piqûre est mortelle. Comment s’appelle-t-il déjà ?
— Moi, je déteste les serpents, dit Caroline d’une voix douce.
Elle était vêtue de vert elle aussi. Une robe longue et fluide, très seyante, brodée de fils d’argent. « Elle ressemble à un jeune bourgeon s’offrant au soleil du printemps », songea Richard. Il lui envoya mentalement un baiser avant de lancer avec un sourire cynique :
— Je propose à la famille une souscription afin d’offrir un python à Cherry pour son anniversaire.
Cette dernière s’esclaffa.
— Oh, Dicky ! Quelle bonne idée ! Mais pourquoi un python ?
— Parce qu’il adore étouffer ses proies. J’espère qu’il s’enroulera autour de ton joli cou. Cela t’apprendra à m’appeler « Dicky ».
À cet instant, Ernest et Mabel rejoignirent le cercle de famille, interrompant la conversation. Sans savoir pourquoi, Rachel en conçut un vif soulagement. Les réflexions de Cherry la mettaient toujours mal à l’aise. Elle se comportait ouvertement de façon aguicheuse vis-à-vis de Richard, devant Caroline.
— Rachel, connais-tu un certain Gale Brandon ? s’enquit le jeune homme.
Elle rosit.
— Oui, en effet. Nous nous croisons souvent dans les rues de Ledlington. Pourquoi cette question ?
— C’est peut-être un futur client. Merrivale nous a mis en rapport, et Mr. Brandon m’a demandé de lui dessiner les plans de sa future maison. Il m’a parlé de Whincliff Edge en termes très élogieux. Mais je ne sais pas si c’était toi ou la maison qu’il admirait le plus…
Rachel sourit.
— Comme tous les Américains, il s’extasie sur tout. Il n’y a pas très longtemps qu’il est installé dans la région et il est encore plein d’enthousiasme. Je crois même qu’il aime notre climat pluvieux !
— En tout cas, s’il existe une personne qu’il n’aime guère, fit Richard en riant, c’est bien notre Louisa. Dans son langage imagé, il m’a proposé de lui décerner le Prix Citron !
Cherry pouffa de rire. Mabel Wadlow pinça les lèvres et murmura : « l’impertinent ». Quant à Ernest, il toussota et décréta que Mr. Brandon se mêlait de ce qui ne le regardait pas.
— Moi, je suis d’accord avec Brandon, intervint Maurice. Louisa a vraiment un caractère impossible. Mais ce n’est pas sa faute. C’est un problème politique, d’un côté il y a les riches qui possèdent le pouvoir…
Caroline se pencha vers Richard et lui glissa à l’oreille :
— Dans une minute, il va nous dire que Louisa est une esclave du Capital…
— C’est une esclave du Capital, pérorait Maurice, qui pour gagner son pain doit servilement s’abaisser…
Le rire en cascade de Cherry l’interrompit.
— Personnellement, je ne qualifierais pas Louisa de servile. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle a son franc-parler !
— C’est vrai, elle est même parfois très méchante avec Noisy, ironisa Caroline, n’est-ce pas, Noisy ?
En entendant la voix de sa jeune amie, le chien, roulé en boule sur la carpette devant la cheminée, ouvrit un œil et agita faiblement la queue. Puis il replongea dans un rêve merveilleux où il pourchassait un blaireau jusque dans son terrier.
— C’est vrai, Louisa a le verbe haut, remarqua Rachel, cependant elle nous est très dévouée.
Caroline secoua la tête.
— Elle t’adore, Rachel, mais elle nous déteste tous, sans exception.
— Voyons, Caroline…
— Elle voudrait vivre seule avec toi sur une île déserte, c’est évident !
— Elle se sacrifierait pour toi en voulant te sauver la vie et mourrait dans d’atroces souffrances, enchaîna Richard sur un ton faussement lugubre.
Préférant changer de sujet, Rachel leur demanda s’ils comptaient bientôt partir aux sports d’hiver.
— Tiens, à propos, s’exclama Cherry, vous vous souvenez de Mildred, que j’avais rencontrée il y a deux ans à Andermatt ? Elle est fiancée à un garçon fabuleusement riche nommé Bob qu’elle doit épouser début décembre. Elle m’a demandé d’être demoiselle d’honneur.
— Je suppose que nous devons lui offrir un cadeau de mariage, soupira Mabel. Elle possède déjà tout ce qu’une femme peut désirer et elle épouse un homme qui ne sait pas quoi faire de son argent !
— J’ai bien envie de lui jouer un tour, fit Cherry. Si je lui offrais une rivière de faux diamants ? J’aimerais voir sa tête lorsqu’elle ouvrirait le paquet ! J’ai dû garder l’écrin d’une broche de chez Cartier…
Sa mère sursauta.
— Une broche de chez Cartier ? Je ne te l’ai jamais vue porter !
— Mon chou, je l’ai immédiatement mise en gage.
— Cherry ! De quoi s’agit-il ? Qui t’a offert ce bijou ?
— Maman, ne monte pas sur tes grands chevaux, sinon je m’en vais…
— Cherry, réponds à ta mère, intervint Ernest en s’efforçant de paraître autoritaire.
— Pfft, quelle histoire ! Il n’y a pourtant pas de quoi fouetter un chat. Bob m’a offert cette broche et je l’ai mise en gage, voilà tout.
— Bob ? s’étrangla Mabel.
— Oui, Bob, le fiancé de Mildred. J’ajoute que je ne suis pas la seule à connaître l’adresse du Mont-de-Piété, ajouta Cherry avec un sourire perfide, n’est-ce pas, Carôôline ? Vraiment, quelle coïncidence de nous être rencontrées là-bas… Le problème avec le Crédit Municipal, c’est qu’il offre toujours beaucoup moins que la valeur réelle du bijou. Combien t’a-t-on proposé pour ta bague, Carrie ?
Celle-ci ne répondit pas. Elle se contenta de lancer à Richard un long regard désespéré et quitta précipitamment le salon.