Rachel Treherne monta se coucher, assaillie par des sentiments contradictoires. L’idée de se mettre au lit et d’oublier sa famille durant sept ou huit heures était en soi une chose réjouissante, mais la perspective de la journée du lendemain l’était beaucoup moins. Les éternelles discussions allaient recommencer… Ernest la presserait de financer la croisade anti-capitaliste de son fils, Mabel verserait des larmes de reproches et aurait peut-être même une crise de palpitations, Maurice lui ferait un cours d’économie politique. Quant à Cherry… Non, elle ne se voyait vraiment pas discuter avec cette peste.
Heureusement, il restait Caroline. Dès qu’elle pensait à elle, Rachel se sentait fondre de tendresse. Tout de même, il faudrait découvrir pourquoi la jeune fille avait mis en gage la bague de sa mère.
En entrant dans sa chambre, elle trouva Louisa de fort méchante humeur. Un pli amer marquait le front de la domestique qui, une fois que Rachel fut déshabillée, mit sa robe sur un cintre et l’accrocha dans l’armoire sans la moindre douceur.
— Vous devriez aller vous coucher, Louisa, fit gentiment Rachel. Je n’ai plus besoin de rien.
La femme de chambre laissa soudain éclater sa rancœur.
— Je sais bien que tout le monde souhaite que je m’en aille ! Ils remercieraient le Ciel à genoux si je quittais Whincliff Edge, afin qu’il n’y ait plus personne pour vous protéger !
Rachel, assise à sa coiffeuse, regarda dans le miroir le reflet du visage de Louisa, déformé par la colère. Elle posa sa brosse à cheveux, se retourna et dit d’une voix douce :
— Pas ce soir, s’il vous plaît. Je suis fatiguée.
Louisa eut une sorte de sanglot méprisant.
— Je vous aurai prévenue, Miss Rachel. Je vois clair dans leur petit jeu et j’essaie de vous avertir, mais vous ne m’écoutez pas. Bientôt il sera trop tard et je n’aurai plus qu’à me jeter par-dessus la falaise.
— Voyons, il ne faut pas dire des choses pareilles !
— Vous ne me croyez pas capable de me suicider ? Détrompez-vous, Miss Rachel. Je ne supporterai pas que l’on vous fasse du mal.
Rachel se leva, rejeta en arrière la lourde masse de ses cheveux cuivrés et resserra les pans de sa robe de chambre en soie.
— Louisa, je suis trop fatiguée pour vous écouter. Si vous voulez bien aller chercher Noisy, Richard l’a sorti à ma place. Ensuite vous pourrez aller vous coucher.
Louisa s’éloigna en maugréant. À peine avait-elle ouvert la porte qu’une boule de poils se rua entre ses jambes pour se précipiter vers sa maîtresse en jappant comme un fou. Il fit plusieurs fois le tour de la chambre en poussant des cris de goret, se jeta sur sa vieille couverture, la secoua comme une proie qu’il aurait voulu déchiqueter, avant de se coucher sur le dos, pantelant, attendant qu’on vienne lui gratter le ventre.
— J’espère qu’il ne sera pas malade cette nuit, bougonna Louisa.
Rachel s’agenouilla et prit le chien dans ses bras. Lui au moins donnait son affection et ne demandait rien en retour… Il la regardait amoureusement, de ses yeux ronds et vifs, piquetés de jaune. Soudain, il gigota, sauta par terre et se mit à humer la pièce, la truffe en l’air.
— Que se passe-t-il, Noisy ?
L’attitude du teckel avait totalement changé : la queue tendue, les flancs frissonnants ; tout son corps trahissait une attention inquiète. Il jeta un coup d’œil en direction de Rachel, émit un bref jappement, se dirigea vers le lit et, dressé sur ses pattes de derrière, entreprit de tirer les couvertures.
— Ah non ! Je ne suis pas d’accord, s’écria Rachel, tu as un lit pour toi tout seul !
Le chien se mit à aboyer éperdument. La jeune femme se tourna vers Louisa, qui paraissait vaguement effrayée.
— Mais qu’est-ce qu’il a ?
— Il se passe quelque chose d’anormal, Miss Rachel.
Noisy recommença à tirer sur les couvertures. Alors Louisa empoigna l’édredon et le couvre-lit, les jeta par terre et porta la main à sa bouche en poussant un hurlement.
— Mon Dieu !
Rachel ne cria pas, mais elle sentit son sang se glacer dans ses veines. Au bout du lit, sur le drap blanc, il y avait quelque chose de foncé, comme une corde brune enroulée sur elle-même. Les yeux agrandis par l’effroi, Rachel vit les deux bouts de la corde bouger. Deux têtes plates, triangulaires, se soulevèrent et se balancèrent doucement en l’air. Noisy se ramassa sur lui-même et bondit sur le lit avec un grognement sauvage. Ses dents claquèrent une fois dans le vide ; il recula, babines retroussées, reprit son élan et se jeta avec furie sur les deux serpents.
Le tout ne prit que quelques secondes. Rachel ne retrouva sa respiration que lorsque le chien sauta sur le sol et vint se coucher à ses pieds, haletant, fier du devoir accompli. Rachel tomba à genoux, le prit dans ses bras et examina avec soin sa fourrure soyeuse. S’il avait été mordu…
Elle releva enfin la tête et regarda Louisa qui la dévisageait, mortellement pâle.
— Il n’a rien, Louisa ! Mon cher petit Noisy, gémit-elle en serrant le teckel à l’étouffer, tu es sauvé !
— Ils sont morts tous les deux, dit la femme de chambre en inspectant les cadavres des serpents d’un air dégoûté. Noisy a été vraiment très efficace.
Sans cesser de caresser le chien qui ne cachait pas sa joie, Rachel se releva et alla examiner les reptiles inertes. Elle frissonna.
— Mon Dieu, Miss Rachel, qui a pu faire ça ? murmura Louisa. Quelqu’un veut votre mort, vous ne pouvez plus prétendre le contraire. Mais qui, qui peut désirer une chose pareille ?
— Je ne sais pas, fit la jeune femme d’une voix méconnaissable.
Louisa se dirigea vers la cheminée et se baissa pour prendre les pinces.
— Je pourrais vous donner un nom, dit-elle par-dessus son épaule, mais vous ne me croiriez pas.
— En effet. Il vaut mieux que vous vous taisiez.
Le visage fermé, les lèvres serrées, la femme de chambre revint vers le lit et saisit l’un des deux serpents entre les pinces.
— Ces vipères ne sont-elles pas pour vous une preuve suffisante ?
Elle laissa tomber le reptile dans le feu, le regarda brûler, et répéta la même opération pour le deuxième serpent.
— Ce… ce sont des vipères ? balbutia Rachel. Ils… ils parlaient de vipères, tout à l’heure. Richard disait que Mr. Toilage avait découvert un nid de vipères dans sa haie.
Louisa raviva vigoureusement le feu avec le tisonnier, se releva et essuya ses mains sur son tablier.
— Mr. Richard ? répéta-t-elle. Cela ne m’étonne pas.
Le sang de Rachel ne fit qu’un tour.
— Louisa !
— Oh, je sais bien que vous ne m’écouterez pas si je vous dis que les êtres qui vous sont les plus chers veulent votre argent. Moi je ne suis qu’une pauvre servante que l’on méprise, mais au moins j’ai des yeux pour voir. Tandis que vous, vous êtes aveugle.
Rachel posa la main sur son épaule.
— Louisa, nous ne sommes ni l’une ni l’autre dans notre état normal, après ce qui vient de se passer. C’est vrai, il y a certaines choses que je ne veux pas entendre. Mais je vous promets de faire plus attention à l’avenir. Maintenant, allez vous coucher.
Une fois seule, Rachel s’installa dans son fauteuil à bascule devant la cheminée. À ses pieds, Noisy dormait du sommeil du guerrier victorieux. Le mugissement de la mer et du vent lui parvenait, angoissant. D’ordinaire ce bruit familier la berçait, l’aidait à s’endormir, mais ce soir, le vent semblait chargé de menaces voilées et les vagues en colère roulaient furieusement les galets sur la plage.
Elle se leva et regarda le réveil posé sur la commode : les aiguilles marquaient minuit. Une demi-heure seulement s’était écoulée, alors qu’elle avait l’impression d’avoir flotté, dérivé des heures durant, dans un autre monde. Elle s’assit sur le bord de son lit et décrocha son téléphone. Quelques secondes plus tard, la voix frêle de Maud Silver résonna dans l’appareil.
— Oui, j’écoute ? Ah, Miss Treherne. Que puis-je pour vous ? Vous désirez que je vienne le plus tôt possible ? Entendu. Oui, je comprends. J’arrive demain. Bonne nuit, Miss Treherne.
Rachel reposa lentement le combiné, se glissa dans son lit, éteignit la lumière et s’efforça de faire le vide dans son esprit.
Elle dormit jusqu’au lendemain matin sept heures et demie, heure à laquelle Louisa lui apporta sa tasse de thé.