Les Aquariotes progressaient avec une lenteur désespérante sur les
chemins tortueux et verglacés. Ils avaient quitté les bords de la Méditerranée et emprunté la piste en piteux état qui traversait les
Cévennes et le Massif central pour déboucher sur les plaines du
centre et de l’Île-de-France, leur prochaine étape.
L’attaque meurtrière du relais de Galice, le passage de la nuée
de sauterellesGM et la mort de quatre de leurs pères et mères, le tout
en moins de deux jours, avaient marqué les esprits et les corps.
Le crachin qui tombait sans discontinuer, un tiers neige, un tiers
glace et un tiers pluie, s’associait à la désolation des reliefs pelés et
gris pour les emmurer dans un deuil auquel, jusqu’alors, ils
n’avaient eu le temps de se consacrer. Les balles et les roquettes
des Slangs avaient fauché plus de trois mille Aquariotes, décimé des
familles entières, laissé des orphelins, des parents sans enfants,
des femmes sans mari, des hommes sans épouse, des grands-parents sans descendance, et le soir, le long des braseros disséminés
sur la piste tortueuse, montaient des prières et des cris de colère qui
s’amplifiaient dans les gouffres. Les survivants juraient à voix basse
de venger leurs morts, de noyer leur chagrin dans le sang des Slangs.
La méfiance traditionnelle du peuple de l’eau à l’encontre des
troquants d’armes s’était transformée en haine. Les fusils d’assaut,
les fusils de chasse, les pistolets, les revolvers avaient été montés,
nettoyés, vérifiés, graissés. Hommes et femmes ne sortaient pas
des voitures ou des camions sans s’être au préalable munis d’une
arme.
On avait également dressé l’inventaire des ressources : si les
réserves d’eau s’avéraient suffisantes pour assurer sa propre survie, le
peuple aquariote n’avait plus la possibilité, pour l’instant, d’en fournir
aux autres peuples nomades. Sur les sept sourciers survivants, quatre
avaient été tellement choqués par les récents événements qu’ils
s’étaient déclarés exdones, inaptes à exercer leur don. La quête de
l’eau potable, la rhabde, reposait désormais sur les épaules de deux
jeunes femmes et d’un apprenti de quatorze ans, et ces trois-là, inexpérimentés, entièrement livrés à eux-mêmes, devraient attendre le
printemps et un temps plus clément pour savoir s’ils avaient réellement les capacités de reprendre le flambeau de leurs aînés.
Les vivres, également, risquaient de manquer. Il avait fallu se résigner à jeter les sacs de farine, de viande séchée, de sel, de kaoua, de
fruits et de légumes secs dans lesquels on avait retrouvé des sauterelles
GM mortes. Elles avaient probablement vidé leur poche de venin
avant de s’étouffer, et les intendants n’avaient pas voulu courir le
risque de conserver une nourriture infectée. Une fois le tri opéré, ils
avaient calculé que le peuple de l’eau disposait de quatre à cinq mois
de ressources, six au plus en se rationnant. Des hommes avaient proposé d’organiser des battues au gros gibier, mais il en allait des bêtes
sauvages comme des sauterelles, on craignait que leur viande ne fût
empoisonnée par l’eau des mares et des ruisseaux. Les pères slangs
avaient émis l’idée, lors du jugement du grand rassemblement, que le
flair des animaux les conduisait aux sources pures avec autant de
sûreté, et même davantage, que les sourciers aquariotes, mais une
autre hypothèse voulait qu’ils avaient muté, que leurs organes
s’étaient adaptés, qu’ils étaient parvenus à se prémunir contre le poison des anguilles
GM en deux ou trois générations. Quoi qu’il en fût, il
n’était pas question pour les intendants de parachever, par ignorance
ou négligence, l’œuvre d’extermination entreprise par les chiens sauvages dans les plaines du Nord et poursuivie par les Slangs au relais
de Galice. Le peuple de l’eau n’avait pas d’autre choix que de tenir jusqu’aux premières rhabdes de printemps et, sitôt les citernes remplies,
de reprendre le troc avec les autres peuples nomades, lesquels arrosaient leurs serres et abreuvaient leur bétail avec l’eau potable livrée
par les Aquariotes et leur échangeaient en retour une nourriture
saine.
Restait le problème du gaz. Les moteurs consommaient davantage
en montagne, et les chauffeurs doutaient que, même en roulant au
ralenti, même en évitant de pousser les régimes, le plein effectué
au relais de Catalogne réussisse à les emmener jusqu’aux pompes et
aux cuves des portes de l’Oise, au nord de la forêt de l’Île-de-France.
Ils avaient allégé le convoi de tout chargement qu’ils avaient estimé
superflu, meubles et affaires de famille le plus souvent, une décision
qui leur avait valu de retentissantes prises de bec avec quelques
anciens farouchement opposés à ce qu’ils assimilaient à une dispersion des souvenirs, à une négation du passé. Cependant, comme ils
avaient reçu l’approbation de Solman, les chauffeurs s’étaient introduits dans les voitures, dans les remorques, parfois par la force,
avaient saisi les malles chargées d’objets inutiles, les tapis élimés, les
vieux rouleaux de tissu, les bouts de ferraille, et les avaient jetés dans
les ravins sans tenir compte des imprécations ou des supplications de
leurs propriétaires. Ils avaient également défoncé les meubles à coups
de masse et de hache pour en faire du petit bois de chauffage. On
s’était rendu compte, à l’occasion, que près d’un siècle de nomadisme
n’avait pas éradiqué les réflexes de sédentarité des Aquariotes. Dans
l’attente de la Terre promise, ils éprouvaient le besoin d’alourdir leur
errance, de se rassurer avec des trésors grotesques, dérisoires, d’esquisser les premières ébauches d’une civilisation fondée sur la jachère
de l’ancien monde. Et, dans les Cévennes lugubres de ce début d’hiver,
avec toutes ces incertitudes qui planaient au-dessus de la caravane
comme des spectres, ils n’avaient plus rien d’autre pour se raccrocher
que ce bric-à-brac fabriqué par les ancêtres ou accumulé au hasard des
pistes et des ruines.
Le garçon jetait des regards incessants par-dessus son épaule,
comme s’il craignait d’être surpris en compagnie du donneur. Solman, qui l’avait reconnu du premier coup d’œil, captait en lui un sentiment qui oscillait entre inquiétude et gratitude. Le garçon n’avait
pas atteint ses six ans, mais son regard noisette se teintait déjà d’une
gravité propre aux êtres durement éprouvés par la vie. Des bour
rasques de neige surgissaient de la nuit comme des fantômes hurlants et déposaient leurs suaires blêmes sur les camions, les citernes,
les voitures et les remorques. La caravane avait fait halte au pied
d’une montagne battue par les vents que les anciens appelaient le
Montigoual. Solman avait éprouvé le besoin de marcher pour réactiver la circulation sanguine de sa jambe gauche, martyrisée par les
longs séjours dans la cabine du camion de Chak dont l’exiguïté lui
interdisait de se détendre. Vêtu d’une canadienne fourrée prêtée par
le chauffeur, les pieds enveloppés dans d’épaisses chaussettes de laine
sous ses bottes, il avait parcouru une bonne demi-lieue entre les châtaigniers pétrifiés. Le souffle court, il s’était arrêté à mi-pente pour
observer les braseros qui, répartis tous les vingt pas, découpaient des
silhouettes et des visages mordorés sur le fond de ténèbres. Depuis
leur fuite du relais de Galice, il n’avait détecté aucun danger immédiat
dans le ciel embrumé. La couverture nuageuse était bien la meilleure
parade – la seule – à une attaque aérienne des Slangs.
« Maman Raïma me rouspéterait si elle savait que je suis venu te
parler », dit le garçon.
Sa respiration haletante montrait qu’il avait pressé l’allure pour
rejoindre Solman, et sans doute aussi pour lutter contre ses frayeurs
d’enfant.
« Pourquoi me parler en ce cas ? » demanda Solman.
Les flocons délayaient les gouttes de sang qui perlaient sur les
lèvres gercées du garçon. Un bonnet de laine le couvrait des sourcils
jusqu’au bas des joues, ne laissant paraître de son visage que de
grands yeux inquisiteurs, un bout de nez rougi par le froid et un
menton volontaire agité de tremblements. Il gardait ses mains, pourtant gantées, enfoncées dans les poches d’un manteau de laine beaucoup trop grand pour lui.
« Elle me dit que tu es un homme méchant, mais je ne la crois pas,
parce que tu es un donneur, répondit-il d’une voix hachée par les frissons.
– Et un donneur ne peut pas être méchant ? »
Le garçon considéra d’un œil craintif la masse sombre du Montigoual auquel ses flancs éclaircis par la neige donnaient l’allure d’un
monstre décrépit.
« Ben, maman Raïma ne me l’a pas dit, mais un monsieur m’a dit
que tu m’avais sauvé la vie au relais de Galice. Est-ce que c’est vrai ?
– Je n’ai fait que te ramasser avant qu’un camion te roule dessus,
dit Solman avec un sourire. Comment t’appelles-tu ?
– Mon vrai nom, c’est Glenn, mais maman Raïma, elle veut que je
m’appelle Jean.
– Jean ?
– Elle dit que je suis comme celui qui a écrit le vieux Livre, le gardien de la parole, du secret, et puis, après, je n’ai pas compris ce qu’elle
m’a dit. »
Solman se souvint de la conversation avec Raïma où elle avait
exprimé son regret de ne pas avoir formé de successeur. Elle en avait
trouvé un visiblement, ainsi qu’un fils à en croire les paroles de
Glenn-Jean. Elle l’avait choisi très jeune – les circonstances lui avaient
envoyé un disciple très jeune – mais peut-être était-ce pour elle la
seule façon de se prolonger en vie après sa rupture avec Solman. Elle
avait engagé un pari sur l’avenir qui comblait à la fois ses aspirations
maternelles et son désir de transmettre ses connaissances. Elle reviendrait peut-être à des sentiments plus compréhensifs pour son ancien
« petit frère » et amant lorsqu’elle aurait tissé avec ce garçon une véritable relation de mère à fils, de maître à disciple. Solman le souhaitait
de tout cœur, autant pour elle, à l’aube d’une longue et atroce agonie,
que pour lui, harcelé par les doutes et les remords.
« Elle dit que la nouvelle, Ka… Kadija, est Abaddon, l’ange de
l’abîme, reprit Glenn-Jean. Qu’elle commande aux sauterelles et aux
myrdia… aux myriades de chevaux et de cavaliers aux cuirasses de
feu, de fumée et de soufre. Et que le vieil homme, Ismahil, est le grand
dragon rouge feu à sept têtes et dix cornes qui crache des grenouilles.
Et que toi, Solman le boiteux, tu es l’Hadès qui précipite les derniers
hommes dans l’étang de feu. »
Disant cela, le garçon lançait des regards apeurés alentour, comme
s’il craignait de voir surgir de la nuit zébrée par les rafales l’ange de
l’abîme, les chevaux et leurs cavaliers, le dragon cracheur de grenouilles… La neige comblait les plis de ses manches et blanchissait
ses sourcils. Solman prit conscience de tout le courage qu’il lui avait
fallu pour transgresser les consignes de sa mère adoptive et affronter
les ténèbres peuplées de monstres fantasmagoriques. Il était sorti du
coma depuis quatre ou cinq jours, avait apparemment recouvré l’ensemble de ses facultés, immenses, à en juger par la vivacité de son
esprit et la cohérence de son discours, et il n’avait pas eu le temps de
renaître à la vie qu’il s’était aussitôt retrouvé acculé à un choix dramatique entre ses élans spontanés et les règles de son nouveau foyer,
entre la tentation d’écrire sa propre histoire et l’obligation de prendre
sur ses épaules l’histoire de quelqu’un d’autre.
« Qui étaient tes parents ? » demanda Solman.
Le garçon grimaça. Visiblement, il lui en coûtait d’évoquer les disparus.
« Papa était guetteur et maman sourcière, répondit-il enfin. Papa
a été tué par les chiens dans le Nord, et maman, je ne sais pas, j’ai
entendu un bruit, je me suis réveillé dans la voiture de maman
Raïma…
– J’ai entendu dire que tes deux parents avaient été tués au relais
de Galice… »
Nouvelle hésitation de Glenn-Jean, nouveau regard inquiet en
direction de la caravane.
« Papa et maman ne vivaient plus ensemble depuis longtemps. » Il
parlait à voix basse, comme s’il craignait de réveiller les morts. « Un
autre monsieur dormait dans la tente de maman. Un chauffeur. Je ne
l’aimais pas, parce que, des fois, il battait maman. Lui, je suis bien
content qu’il soit mort.
– Tu es content d’avoir trouvé une nouvelle maman ? »
La question parut prendre le garçon au dépourvu. Il frappa de la
pointe de sa botte un tas de neige accumulé au pied d’un châtaignier.
Lui non plus n’avait pas eu le temps de faire son deuil, d’assimiler le
départ de ces géants qui s’étaient penchés sur les premières années de
sa vie.
« Elle est gentille avec moi, finit-il par concéder du bout des lèvres.
Elle a commencé à m’apprendre les secrets des plantes. J’aime bien
ça. Elle me fait peur des fois. Elle est si… »
... si laide, si effrayante, songea Solman.
« Mais ce n’est pas sa faute, murmura-t-il – le son de sa propre voix
le surprit, le fit tressaillir. Elle était belle avant d’être déformée par la
transgénose. Et elle reste belle à l’intérieur.
– Alors, pourquoi elle dit toutes ces méchancetés sur toi ?
– Elle a ses raisons. Des raisons que tu ne peux pas comprendre, et
que tu ne dois pas juger. Nous devrions rentrer maintenant. Tu
risques de prendre froid, et maman Raïma sera encore plus fâchée
contre moi.
– Où est-ce que tu dors ?
– Où je peux. Je me suis aménagé une remorque.
– Est-ce que je pourrai revenir te voir ? »
Solman pinça avec délicatesse le bout du nez de Glenn-Jean. Nul
n’était mieux placé que lui pour comprendre le désarroi de ce garçon :
orphelins au même âge, ils avaient été tous les deux recueillis, l’un par
le conseil aquariote et l’autre par la guérisseuse du peuple de l’eau,
par des adultes en tout cas qui se rejoignaient dans la volonté de les
utiliser, de les impliquer dans leurs histoires, de leur transmettre une
partie du fardeau. On avait confisqué leur enfance à l’un et à l’autre,
on ne leur avait pas laissé le temps de grandir, on les avait condamnés
à pousser sur une terre viciée, infectée par un passé qui ne leur appartenait pas. Solman savait ce qu’il en résultait, une instabilité émotionnelle qui perturbait son don, qui déréglait sa clairvoyance à la
manière d’une boue troublant une eau limpide. Quand il s’agissait de
sonder les autres, de percevoir leur nature profonde, sincère, il parvenait à franchir les murailles superficielles qu’ils dressaient autour de
leur être sans se rendre compte, d’ailleurs, que le fait même de se couper de leur source engendrait une souffrance permanente, inextinguible. Mais, lorsqu’il lui fallait prendre une décision pour lui-même,
sa clairvoyance l’abandonnait, il s’empêtrait dans ses émotions et
dans son mental comme dans un filet aux mailles coupantes. Il s’était
montré brutal et injuste envers Raïma, et il flottait entre son envie de
réconciliation, ses regrets et son amertume sans réussir à envisager la
juste initiative qui aurait mis fin à ce malentendu et scellé leur réconciliation.
Et puis, il y avait entre eux la présence encombrante de Kadija.
Kadija dont il ne savait pas grand-chose, sinon que sa musique
intime lui ravissait l’âme, sinon qu’elle entrait dans son destin de
manière inéluctable, qu’elle n’était pas albaine, pas plus que Ismahil,
qu’elle avait été envoyée à la rencontre du peuple de l’eau par une
entité dont l’insaisissable écho entrait en résonance avec l’intelligence
œuvrant à travers les Slangs et les hordes de chiens sauvages.
Kadija qui n’avait pas prononcé un mot depuis que la caravane
l’avait recueillie dans les marais du littoral méditerranéen. Kadija
dont l’énigmatique beauté happait le regard de tous les hommes lorsqu’elle sortait de la voiture pour se promener en compagnie de celui
qui se présentait comme son grand-père. Kadija, enfin, qui fuyait Solman comme la peste alors qu’elle s’était livrée sans résistance à ses
investigations silencieuses dans la cabine du camion de Chak, qu’ils
avaient partagé une intimité magnifique, sublime, pendant que les
sauterellesGM grouillaient sur les vitres. Elle avait reculé les frontières
de sa propre conscience, elle s’était dilatée afin de l’accueillir en elle,
afin qu’il s’immerge en elle comme dans un ventre maternel. Il avait
eu l’impression qu’elle n’était pas une femme, mais la femme, une
vasque d’abondance débordant de toute la féminité du monde, une
source inépuisable de douceur, d’épanchement, de consolation. Puis
elle était rentrée dans sa coquille, comme ces mollusques au fond des
océans, une coquille profonde, hermétique, sur laquelle la clairvoyance d’un donneur n’avait aucune prise. Elle s’était retirée avec
son mystère de façon aussi soudaine et inexplicable qu’elle s’était
ouverte à lui.
« Alors, je pourrai ? » insista Glenn-Jean.
Solman s’astreignit à sourire.
« Évidemment. »
Il s’accroupit pour descendre son visage à hauteur de celui du garçon.
« Tu veux bien être mon petit frère ? »
Glenn-Jean reprit cet air sérieux qui lui donnait l’air d’un vieillard
piégé dans le corps d’un enfant avant d’acquiescer d’un vigoureux
hochement de tête. Son bonnet bascula en arrière et dévoila un front
légèrement bombé. Entre les hurlements du vent, on discernait le
crissement à peine perceptible des flocons qui grossissaient le tapis de
neige. En contrebas, les Aquariotes sautillaient autour des braseros
dont les braises peinaient à vaincre l’obscurité.
« Moi je veillerai sur toi comme un grand frère, ajouta Solman.
Mais ce sera notre secret, d’accord ?
– D’accord, dit Glenn-Jean, qui rencontrait des difficultés grandissantes à maîtriser le tremblement de sa mâchoire inférieure.
– Comme pour tout secret, il nous faut un code, un signe de
reconnaissance. Bientôt, Raïma te donnera symboliquement le sein
devant le peuple pour officialiser ton adoption et elle annoncera ton
nouveau nom : Jean. Tout le monde aura rapidement oublié ton premier prénom. Tout le monde, sauf moi. Je continuerai à t’appeler
Glenn. Ce sera ton nom de code, ton nom de frère.
– Et moi, comment je t’appellerai ?
– Hadès. »
Glenn-Jean eut une moue qui lui retroussa les lèvres, lui plissa le
nez et lui restitua pendant quelques secondes sa bouille enfantine.
« Hadès, c’est un méchant du Livre, c’est celui qui jette les hommes
dans l’étang de feu.
– Tu crois vraiment que je veux vous entraîner dans l’étang de feu ?
– Oh non ! »
Le cri du garçon, un cri du cœur, un cri de frère, bouleversa Solman. Il eut envie de le serrer dans ses bras, mais quelque chose l’en
dissuada, la peur peut-être que Raïma ne reconnaisse son odeur sur
les vêtements de son nouveau fils.
« Alors Hadès sera un clin d’œil, une blague entre nous. D’accord,
Glenn ?
– D’accord, Hadès.
– Je te proposerais bien d’échanger nos sangs, mais je n’ai pas de
couteau, juste un vieux pistolet, et je ne vais tout de même pas te tirer
une balle dans la main rien que pour ça. »
Solman se releva. La position accroupie, lorsqu’elle se prolongeait,
se transformait rapidement en torture pour sa jambe torse. Les dents
serrées, il s’appuya contre le tronc du châtaignier pour laisser passer
l’onde de douleur ; elle mit un temps infini à se déployer dans son
corps.
« Pars devant. Il ne faut pas qu’on nous voie ensemble. Et surtout,
continue d’apprendre avec Raïma, même si elle te fait peur parfois : le
peuple aquariote aura bientôt besoin d’un nouveau guérisseur.
– On se reverra quand ?
– Si tu as su me trouver ce soir, il n’y a pas de raison que tu ne
saches pas me trouver demain. »
Glenn-Jean saisit la main de Solman et la posa contre sa joue. Sa
peau était glacée mais toutes les étoiles absentes du ciel semblaient
s’être donné rendez-vous dans ses yeux.