Chapitre 31
« Vous devriez déjà être partis, bordel ! »
L’éclat de voix réveilla Solman. Il se jeta hors du lit et se rendit en boitant bas dans la pièce principale de la maison. Saisi par le froid glacial, il découvrit Moram, la tête recouverte d’un bonnet, en grande discussion avec Ismahil qui lui faisait face de l’autre côté de la table. Kadija se tenait à l’écart, toujours vêtue de sa seule chemise de nuit, les bras et les pieds nus, les cheveux maintenus en arrière par un ruban de tissu. La luminosité sale des obliques qui tombaient des lucarnes indiquait que le jour venait tout juste de se lever. Il remarqua, près de la porte d’entrée, un sac de toile et un bidon de dix litres posés sur le sol de béton.
« Qu’est-ce qui se passe, Moram ? »
Le chauffeur salua Solman d’un sourire bref mais chaleureux.
« Ravi de te revoir en bonne santé après ce qui s’est passé hier dans l’église, boiteux.
– Tu y étais ?
– Évidemment. Et j’y ai entendu des saloperies qui m’ont mis les tripes à l’envers. J’ai failli intervenir, puis je me suis dit que je me rendrais plus utile si je bouclais ma grande gueule. Les autres, les assesseurs, ils ont reçu pour consigne d’accompagner les deux Albains en bas de la ville, de les flinguer puis de balancer leurs cadavres dans le cimetière d’engins militaires. »
Solman s’approcha de la table et s’assit sur une chaise pour soulager la douleur provoquée par l’afflux brutal de sang dans sa jambe mal irriguée. Il mourait d’envie de boire et de manger quelque chose de chaud.
« Comment tu le sais ?
– Un de ceux qui ont été désignés comme assesseurs a cru malin de s’en vanter ! Ces salopards n’ont pas été désignés, d’ailleurs, ils se sont tous portés volontaires.
– Quand doivent-ils…
– Dans quelques heures !
– Le conseil avait pourtant parlé d’un délai de trois jours. »
Moram retira son bonnet et se massa le crâne, rasé de frais à en juger par les écorchures encore sanguinolentes abandonnées par la lame mal aiguisée sur son cuir chevelu. Sa lourde veste de cuir gémissait à chacun de ses gestes.
« Croire le conseil, c’est comme croire à la vertu d’une femme, faites excuse, mademoiselle. Je dis ça parce que toutes les femmes que j’ai… que j’ai connues étaient déjà mariées. »
Il lança un regard en direction de Kadija puis, devant l’absence de réaction de la jeune femme, reporta son attention sur Solman.
« Les croque-morts du conseil veulent régler cette affaire dès aujourd’hui, ajouta-t-il. Dix assesseurs pour massacrer une femme et un vieil homme, ils ont mis le paquet. J’ai attendu la nuit, pendant que tous ces crétins s’abrutissaient de vin aigre, pour aller piquer de la bouffe, de l’eau et des armes dans les entrepôts souterrains. Ça me fout les boules de devoir lâcher ces deux-là dans l’hiver du Nord, mais, s’ils ne partent pas tout de suite, m’étonnerait fort qu’ils voient le soleil se coucher.
– Tu as prévu des vivres et de l’eau pour combien de jours ?
– Des rations pour deux personnes et quinze jours, trente en se serrant la ceinture. »
Solman se leva et esquissa quelques pas pour vérifier l’état de sa jambe. L’idée qui germait dans sa tête était folle, mais il n’avait pas d’autre choix que de suivre Kadija s’il voulait découvrir ses secrets. Et percer, par la même occasion, le mystère de l’intelligence destructrice à laquelle elle semblait associée comme deux notes vibrant sur une même fréquence. Il lui en coûtait de trancher le seul lien affectif qui le rattachât encore au peuple aquariote, Glenn, mais il continuerait de veiller sur lui à distance et le retrouverait plus tard, lorsque le temps aurait cicatrisé les blessures.
« Deux semaines pour trois en se rationnant, marmonna-t-il. Le temps qu’il faut, avec un peu de chance, pour rejoindre un autre campement.
– Trois ? s’étonna Moram. Qui est le troisième ? »
Solman palpa machinalement la crosse de bois du pistolet passé dans sa ceinture.
« Moi, répondit-il d’une voix calme, mais résolue. Je pars avec eux.
– Tu perds la boule ! rugit Moram, les yeux hors de la tête. Je te rappelle que ta jambe est patraque. Eux peuvent s’en tirer, mais toi, tu n’as aucune chance de survivre dans ce putain d’hiver ! Aucune chance ! – Il se tourna vers Ismahil. – Vous, il vous écoutera peut-être. Dites-lui que vous ne voulez pas de lui !
– Elle est venue de loin pour le rencontrer, répondit le vieil homme avec un haussement d’épaules fataliste. Elle a besoin de lui, oh ! pas pour survivre dans le froid, elle est mieux armée que n’importe qui sur ce plan, mais pour une destination que j’ignore. »
L’énorme poing ganté de Moram s’abattit de toutes ses forces sur la table dont une planche se fendit sous la violence de l’impact.
« Tout le monde a viré cinglé dans cette putain de forteresse ! Et moi je ne vais pas tarder à le devenir. Il y a deux façons de te protéger, boiteux : ou t’empêcher de franchir le seuil de cette maison, ou partir avec toi.
– Qu’est-ce que tu choisis ? »
Moram hocha la tête à plusieurs reprises, les yeux rivés au sol.
« J’ai pas un appétit de moineau, moi ! Et je sais rien faire en dehors de…
– Conduire un camion et baiser les femmes », coupa Solman.
Un pâle sourire éclaira la face joufflue du chauffeur.
« Je pars avec toi. Je t’ai vu à l’œuvre, donneur, et même si je ne comprends rien à ce que m’a dit le vieux, faites excuse, Ismahil, sur cette fille et toi, je continue à te faire confiance, je suis du genre obstiné. J’y mets une condition : que nous passions par les entrepôts pour nous approvisionner plus généreusement en vivres et en balles. »
Une pudeur mal venue dissuada Solman, ému aux larmes, de se jeter dans les bras de Moram.
« Pourquoi ne sont-ils pas tous comme toi, Moram ? Pourquoi Chak n’est pas là ? »
Le chauffeur se détourna pour cracher par terre.
« Chak ? Il fait partie des assesseurs. Je ne voulais pas t’en parler, mais c’est lui, le salopard qui s’est vanté devant moi. Je crèverai moi-même cette salope d’Albaine, il m’a dit. J’aurais dû lui casser la gueule, mais il était bourré, et j’aime mieux faire les choses dans les règles. Si j’avais su… »
Ils dénichèrent des vêtements et des chaussures dans une caisse de bois livrée par les intendants au début de leur installation et qu’ils n’avaient pas encore ouverte. Ils se couvrirent chacun de trois ou quatre épaisseurs. Kadija enfila deux pantalons trop grands pour elle par-dessous une robe épaisse, des bottes et des gants fourrés, un manteau de laine et un passe-montagne. Elle n’avait sans doute pas besoin de tout cet attirail pour combattre le froid, selon les paroles d’Ismahil, mais elle imita les autres sans rechigner, un peu comme une enfant singeant des adultes. Moram se chargea du sac de vivres, dans lequel il avait également glissé un petit réchaud à gaz ainsi qu’un pistolet, un briquet et une casserole, Ismahil s’empara du bidon d’eau, muni d’une lanière de cuir, sans tenir compte des protestations de Solman.
« Je marche dix pas devant vous, dit Moram en ouvrant la porte. Vous bougez seulement quand je vous fais signe. Compris ?
– J’ai l’impression d’être revenu un siècle et demi en arrière, dit Ismahil. Dans la colonie de vacances que je…
– Un siècle et demi ? Bon Dieu, vous avez quel âge ? »
Le vieil homme serra la lanière du bidon sous son aisselle.
« J’ai vécu trop longtemps…
– C’est quoi, une colonie de vacances ?
– Une sorte de jeu grandeur nature pour les enfants de l’ancien monde. »
Moram l’enveloppa d’un regard empreint de gravité tout en faisant pivoter le barillet de son revolver.
« Il ne s’agit pas d’un jeu, cette fois. Allons-y. On rase les murs pour éviter d’être repérés par les guetteurs. »
Ils s’engagèrent dans la ruelle étroite qui descendait en sinuant vers la partie basse de la ville. La couche de neige fraîche tombée au cours de la nuit crissait sous les semelles. Par chance, les nuages bas ensevelissaient le rempart crénelé et rendaient la visibilité quasi nulle. Ils déposaient également une humidité glaciale qui réussissait à se faufiler sous les épaisseurs des vêtements. Moram se porta une dizaine de pas en avant de Solman et des deux Albains, s’arrêtant à chaque virage, à chaque obstacle, pour vérifier que la voie était dégagée. Les pavés glissants les contraignaient par endroits à s’agripper aux saillies qui crevaient comme des épines métalliques le béton écaillé des façades. Les carcasses blanchies des engins militaires hantaient les rues principales et les ruelles adjacentes comme si elles attendaient de reprendre une guerre suspendue depuis près de cent ans. Les taches sombres des pierres des murs d’origine brisaient la blancheur et la grisaille dominantes.
Ils ne croisèrent pas âme qui vive jusqu’à la place centrale. Les Aquariotes avaient célébré les adoptions une grande partie de la nuit et, hormis les sentinelles – et encore, celles-ci n’avaient probablement pas les yeux en face des trous –, tous dormaient du sommeil nauséeux des lendemains de fête.
« Planquez-vous derrière un coin de mur et attendez-moi là, dit Moram. J’en ai pour cinq minutes.
– Les intendants l’ont sûrement fermé à clef, objecta Solman en désignant le portail de fer de l’église.
– T’inquiète, j’ai mes entrées. Je préfère que vous restiez dehors au cas où un intendant aurait la mauvaise idée de s’amener pour une inspection matinale. »
L’attente s’éternisa dans le silence de l’aube. Ils n’avaient parcouru que trois ou quatre cents mètres, et déjà Solman peinait à remuer sa jambe gauche, à reprendre son souffle. Son mal au ventre, qui l’avait laissé en paix depuis le relais de Galice, choisissait ce moment pour se manifester à nouveau. Adossé à l’un des arcs-boutants de l’église, il commençait à se dire que, même en serrant les dents, même en s’efforçant d’oublier ces fichues douleurs qu’il traînait depuis l’enfance comme autant de boulets, il serait rapidement un poids mort pour les autres, comme il avait ralenti la progression du groupe d’Helaïnn l’ancienne lors de la rhabde d’Ukraine. Des jours et des jours de marche l’attendaient sur les versants du Massif central et les plaines enneigées de l’Île-de-France, des jours et des jours de souffrance, une perspective qui lui donnait le vertige et ranimait toutes ses peurs d’enfant. Il faillit renoncer à ce projet insensé, irréalisable, puis il croisa le regard de Kadija, blottie contre lui comme un animal effrayé, et il puisa de nouvelles forces dans l’eau noire de ses yeux.
Un bruit sec brisa le silence, un claquement de porte ou un fracas de planche brisée. Le cœur battant, Solman glissa la main dans l’échancrure de sa canadienne et agrippa le pistolet qu’il avait fourré dans la poche intérieure. Des crissements précipités se rapprochèrent. Il tira l’arme et déverrouilla le cran de sûreté. Les gants et la nervosité nuisaient à la précision de ses gestes. Il fit signe à Ismahil et Kadija de se rencogner derrière l’arc-boutant et pointa le pistolet sur l’arête du mur de l’église, face à la place, là où les bruits de pas signalaient la présence d’un ou de plusieurs hommes. Une silhouette surgit en courant dans son champ de vision. L’espace d’une fraction de seconde, sa vue se brouilla et son doigt commença à enfoncer la détente. Puis il reconnut Moram, davantage à ses gestes de sémaphore qu’à son bonnet et à sa veste de cuir, et leva précipitamment le canon de son arme vers le ciel avant de relâcher son index.
« Eh, un bon clairvoyant tire pas sur les amis ! fit le chauffeur à voix basse. Enfin, ça prouve que tu es sur tes gardes. »
Solman tremblait encore lorsqu’il remisa son arme dans la poche intérieure de la canadienne.
« Pour la bouffe, j’ai ce qu’il faut, ajouta Moram. Pour l’eau, on se servira à une citerne. On trouvera bien un bidon dans les ateliers. »
Ils gagnèrent sans encombre l’une des entrées des ateliers souterrains. La porte métallique s’ouvrait sur la façade d’un bâtiment aveugle en bas de la ville et donnait sur un escalier tournant. Les militaires qui avaient établi leur base dans ce nid d’aigle avaient ménagé des accès entre chaque niveau, sans doute en prévision des raids aériens. Ils avaient creusé un tunnel et d’immenses aires de stationnement dans le cœur de la roche de manière à garder les blindés et les autres véhicules à l’abri des bombes. Ils n’avaient, en revanche, trouvé aucune parade aux gaz foudroyants ou au venin des insectesGM.
En bas de l’escalier s’étendait une première salle aux murs raboteux et au sol lisse. Moram alluma une torche à gaz dont le grésillement, à peine perceptible pourtant, résonna dans le silence caverneux avec la force d’un bourdonnement de hannetonGM. Le trait de lumière découvrit des remorques alignées dans un ordre parfait et des établis où s’étalaient des outils soigneusement rangés. Odeurs d’huile, de métal fondu, de graisse, de glu, on entrait dans l’univers mécanique, dans l’antre des chauffeurs et des mécaniciens. Moram y était venu tous les jours depuis que le peuple de l’eau s’était réfugié dans la forteresse, mais, à la différence des autres chauffeurs, il détestait tripatouiller la ferraille et plonger les mains dans l’huile. Eux exhibaient les pièces défectueuses comme des trésors obtenus de haute lutte, lui se contentait de réparer ce qui devait l’être en essayant de se salir le moins possible. Eux éprouvaient pour leur camion un amour proche – souvent plus fort – de celui qu’ils déclaraient ressentir pour leur femme ou leur maîtresse, lui aimait seulement la griserie que procurait la conduite, ce qui ne l’empêchait pas d’apprécier la compagnie des femmes.
Ils passèrent dans la deuxième salle, empruntant les allées tracées par le strict agencement des remorques et des voitures, franchissant l’une des trois arches d’une dizaine de mètres de largeur et séparées par des piliers taillés dans la roche. Le faisceau de la torche heurta un camion dont on avait démonté les capots, les ailes et les portières afin d’ausculter son squelette métallique. Son énorme moteur, posé sur une couverture au milieu d’une myriade de pièces, gisait comme un insecte géant veillé par sa progéniture. Ils s’avancèrent entre deux rangées de véhicules plus ou moins désossés. Les allées avaient ici l’allure de véritables routes jonchées de flaques d’huile, de morceaux de gomme, de déchets abandonnés par les postes à souder.
« Juste ce qu’il nous faut », chuchota Moram.
Le rayon de sa lampe venait de débusquer un jerrycan posé sous le robinet de la valve d’une citerne. Le mal au ventre de Solman s’amplifia, le fit chanceler, l’obligea à s’agripper à la partie supérieure du marchepied d’un camion.
« Ça ne va pas ? s’enquit Ismahil.
– Ne vous inquiétez pas, ça va passer… »
Moram se défit du sac de vivres, posa la lampe sur le pare-chocs de la citerne, dévissa le bouchon du jerrycan, en renifla l’intérieur pour vérifier qu’il ne contenait pas autre chose que de l’eau, aligna l’orifice sous le robinet et commença à tourner le petit volant crénelé de la valve.
Les phares d’un camion s’allumèrent soudain, frappant de plein fouet les vitres et les tôles, figeant Moram dans son geste, puis d’autres phares s’emplirent de lumière dans une succession de déclics, et une tornade éblouissante balaya la salle souterraine, révéla les stalactites de la voûte, les parois raboteuses, les amas d’essieux, de jantes, de pots d’échappement récupérés sur les engins militaires prisonniers de la ville.
Moram plongea la main dans la poche de sa veste et se redressa, les yeux exorbités, la bouche entrouverte.
« Bouge pas, Moram ! cria une voix. Y a au moins quatre flingues pointés sur toi. »
Un coup de feu retentit, une balle miaula à quelques centimètres du pied du chauffeur, la détonation se propagea dans les salles avoisinantes, l’odeur de poudre masqua fugitivement les relents d’huile de vidange.
« Jette ton arme devant toi, reprit la voix. Au moindre geste de travers, il y aura une autre balle. Et, cette fois, elle ne te ratera pas. »
Moram hocha la tête, sortit lentement la main de sa poche, s’accroupit, posa le revolver sur le sol et l’éloigna d’un petit coup de pied.
« Le boiteux, il a aussi un flingue. Je lui donne trois secondes pour s’en débarrasser. »
Solman surmonta sa douleur au ventre pour s’exécuter. Il connaissait cette voix grave, cassée, mais la lumière aveuglante des phares et le saisissement l’empêchaient pour l’instant de lui accoler un visage.
« Maintenant, alignez-vous tous les quatre au cul de la citerne. Inutile de chercher à vous échapper : des gars sont planqués un peu partout, et ils tirent juste. »
Solman croisa le regard désespéré de Moram. Les assesseurs avaient anticipé leur décision et s’étaient tranquillement postés sur leur trajet, comme prévenus par un mystérieux informateur.
À ses côtés, Ismahil et Kadija ne montraient pas le moindre signe de frayeur, comme si ces histoires entre Aquariotes ne les concernaient pas. Le visage de Kadija prenait, dans le flot de lumière qui le brutalisait, l’apparence d’un masque abstrait, irréel.
Claquements de portières, bruits de bottes, cliquetis de fusils ou d’armes de poing, froissements des manteaux de cuir, trois assesseurs firent leur apparition dans les faisceaux des phares. Deux d’entre eux étaient armés de fusils d’assaut, le troisième d’un pistolet. Le cœur de Solman se serra lorsqu’il reconnut la silhouette épaisse et la moustache de Chak. Chak dont les yeux lançaient d’étranges lueurs sous les barres imposantes des sourcils, dont la bouche tordue en rictus dévoilait des dents rougeâtres, comme marbrées de sang. Une incohérence dans l’allure indiquait qu’il était sous l’emprise de l’alcool de baies sauvages. Il avait sans doute bu toute la nuit pour noyer ses remords, et il y était si bien parvenu qu’il paraissait désormais vidé de tout sentiment.
« Un de tes coups, Chak, pas vrai ? lança Moram. Tu m’as parlé hier pour m’amener à précipiter les choses, je me trompe ? »
Chak s’avança avec un sourire hideux. Les deux autres assesseurs, un chauffeur et un intendant, restèrent légèrement en retrait.
« T’es plus futé ce matin qu’hier soir, on dirait ! gloussa Chak. Je savais que tu courrais prévenir le donneur et les Albains, et je savais que tu les accompagnerais. T’es aussi prévisible qu’un bakou.
– Je crois pas que tu sois en état de t’en rendre compte, Chak, mais c’est une putain de vraie saloperie que tu t’apprêtes à faire là.
– Épargne-moi tes discours, Moram. J’ai des ordres. Et, pas de chance pour toi, le conseil nous a demandé d’éliminer tous ceux qui essaieraient de s’enfuir avec les Albains. J’ai bien dit : tous !
– Moi, pas de problème. Mais lui, Solman, ce ne sera pas seulement une saloperie si vous le tuez, mais une putain d’erreur ! Sans lui, le peuple aquariote sera comme un troupeau aveugle, comme toi et ton camion dans le relais de Galice : vous tomberez dans la première trappe.
– Qu’est-ce qui s’est passé pour que tu changes comme ça, Chak ? demanda Solman d’une voix douce.
– J’ai pas changé, boiteux, c’est bien le problème. J’ai possédé ta mère autrefois, Mirgwann, la plus belle femme du peuple aquariote. Chaque fois que je vois une belle femme, je deviens dingue, il me la faut, j’arrive plus à me contrôler. Vingt ans après, ma vraie nature m’a rattrapé. Fermez-la, maintenant, et avancez vers le tunnel sans vous retourner. »
Tout en marchant, Solman essaya de comprendre ce qu’avait voulu dire Chak. Il avait perçu la musique de la vérité dans sa voix pâteuse, incontrôlée, typique des ivrognes. Était-il l’amant tueur de sa mère dont avait parlé mère Katwrinn ? Il surprit les regards furtifs lancés par Kadija en direction des trois assesseurs qui les suivaient en maintenant un intervalle de cinq pas. Il remarqua la tension insolite des traits de la jeune femme et entreprit de la sonder à l’aide de la vision pénétrante. Il se retrouva dans la voiture de Mahielle, assis sur le lit inférieur de la couchette superposée. Il prit conscience qu’il n’était pas dans son corps à lui ni dans le moment présent, mais dans le corps de Kadija et dans le passé.
Mahielle vient de sortir afin de rendre visite à son fils. Ismahil s’est absenté quelques minutes plus tôt pour se dégourdir les jambes. Kadija en a profité pour retirer son vêtement et goûter la fraîcheur piquante de l’air sur sa peau nue.
La porte s’ouvre avec fracas et livre passage à un homme moustachu, visiblement hors de lui. Ses yeux se posent sur la jeune femme avec une rapacité d’oiseau de proie. Il s’approche de la couchette tout en retirant sa veste et en dégrafant le ceinturon de son pantalon. Il n’éprouve pas le besoin de recommander le silence à Kadija, il sait, comme tout Aquariote, qu’elle est muette. Arrivé près d’elle, il baisse son pantalon et exhibe un sexe énorme, noueux, strié de veines noires et gonflées de désir. Elle ne bouge pas, pas encore, car l’odeur, puissante, musquée, la suffoque, la paralyse. Il la prend par les épaules, la couche sur le lit, murmure des paroles incompréhensibles, pousse un grognement de satisfaction. Son haleine pue le vin aigre. Elle ne réagit pas jusqu’à ce qu’il s’allonge sur elle et, du genou, lui écarte les jambes. Alors elle détend le bras avec la puissance d’un ressort, elle le frappe une première fois dans le gras de l’épaule, une deuxième dans le plexus. Il part en arrière, le souffle coupé, elle lui saisit les testicules et les tord d’un geste sec, précis, jusqu’à ce qu’elle perçoive l’infime craquement des chairs déchirées. Il exhale un long râle avant de tomber comme une masse dans l’allée entre les deux couchettes. Elle le laisse là, recroquevillé sur lui-même, gémissant, enfile sa robe, sort de la voiture et se poste derrière un arbre. Elle le voit sortir quelques minutes plus tard, livide, flageolant, se tenant l’entrejambe, puis elle revient s’allonger sur la couchette. On lui a recommandé de s’habituer aux manifestations organiques, elle s’applique à tolérer l’odeur de l’homme qui flotte dans l’air comme une souillure…
Un coup de coude de Moram ramena Solman au moment présent. Ils étaient arrivés en bas du tunnel. Des rayons de lumière vive filtraient de l’amas de carcasses et de pierres qui en bouchait l’entrée et miroitaient sur les creux du sol emplis de glace. Des rafales d’un vent cinglant s’engouffraient en mugissant dans le passage et déposaient de la poussière de neige sur les aspérités rocheuses.
Solman se rendit compte que de trois, les assesseurs étaient passés à vingt. De braves Aquariotes, venus se joindre aux tueurs nommés par le conseil et déployés comme un peloton d’exécution à une dizaine de mètres de leurs cibles. Son mal au ventre avait disparu en même temps que sa douleur à la jambe et ses peurs d’enfant. Il regrettait seulement d’être resté à la porte de Kadija. Les hommes, les derniers hommes, n’avaient pas voulu cette rencontre entre la créature d’un autre monde et leur donneur.
« Je suis désolé, boiteux, murmura Moram.
– Bah, là où on va, on aura peut-être enfin la paix, dit Solman avec un sourire chaleureux. Je t’aime comme un frère, Moram. »
Des larmes perlèrent aux coins des yeux du chauffeur.
« Même maintenant, putain, je garde confiance en toi, donneur ! »
Chak les rejoignit d’une démarche lourdement provocante. Il joua un petit moment avec son pistolet, fit coulisser le chargeur dans sa paume, le remit en place, réitéra son manège à trois reprises.
« Je crois bien que le moment est venu de se dire au revoir, marmonna-t-il enfin sans relever la tête.
– C’est toi qui as essayé d’empoisonner Kadija, n’est-ce pas ?
– Pourquoi j’aurais fait ça ?
– Parce que tu as essayé de la violer, qu’elle t’a tordu les couilles et que, maintenant, elles ne te servent plus à rien. Je comprends pourquoi tu as laissé ton camion à Moram pendant trois ou quatre jours. Tu ne pouvais pas t’asseoir et tu préparais ta vengeance. Ta nature t’a rattrapé vingt ans après, mais, cette fois-ci, elle t’a joué un sacré tour. »
Chak resta pendant quelques secondes pétrifié, comme anéanti, puis, le visage décomposé par la haine, il leva brusquement son arme et la braqua sur la tête du donneur.
« Je la crèverai pour ça ! cracha-t-il. Mais après toi, boiteux. »