Ils se dressaient au milieu de la piste, aussi raides que des stalagmites.
Une vingtaine de prêtres bakous, hommes et femmes, des imprécateurs errants et nus dont la peau blême se confondait avec la neige et
la glace environnantes. Comme ils assimilaient le système pileux à la
bestialité, ils se rasaient tous les jours les cheveux et les poils. Ils refusaient le port des vêtements et des chaussures, qui les empêchaient
selon eux de goûter les bienfaits dispensés par les frères et sœurs éléments. Ils ne s’encombraient que d’un bâton, symbole de leur combat
intérieur contre la tentation de mollesse, de paresse, de luxure, et
d’une besace dans laquelle ils transportaient une gourde de peau, le
couteau qui leur servait entre autres de rasoir et la manne que leur
envoyait quotidiennement mère Nature, fruits, champignons, choux
et céréales sauvages, racines… Ils mendiaient seulement de l’eau
potable aux peuples dont ils croisaient la route, psalmodiant en
échange des bénédictions qui ressemblaient étrangement à des anathèmes. Difficile de leur donner un âge, car l’extrême sévérité de leurs
règles les transformait tous en squelettes enveloppés de peau. Difficile également de savoir comment ils se renouvelaient, l’une de ces
règles interdisant formellement l’accouplement et amenant la plupart des hommes à se débarrasser de leurs organes sexuels – une
seule méthode : le couteau. Toujours est-il qu’ils ne semblaient pas en
voie d’extinction, comme s’il existait un nid bakou quelque part dans
cette Europe qu’ils arpentaient de long en large dans l’unique but de
reculer jusqu’à l’impossible les limites de leur résistance.
Solman soupçonnait les femmes de cloîtrer leurs filles pubères jusqu’à ce qu’elles aient mis au monde deux ou trois enfants et les
hommes de se châtrer uniquement après avoir accompli leur devoir
de reproduction.
« Qu’est-ce que ces tarés peuvent bien foutre en montagne à cette
saison ? maugréa Moram.
– Ils pourraient se poser la même question à notre sujet, fit Solman.
– Nous, on a une raison, mais eux… »
Moram avait donné trois coups de sirène avant de freiner. En dépit
d’une vitesse réduite, le camion avait légèrement dérapé sur le verglas
qui habillait la piste. Chak n’avait pas voulu monter dans la cabine au
moment du départ, prétextant un début de grippe qui le « déchargeait
comme une batterie » et le rendait « aussi faible qu’un moteur tournant sur deux pistons ». Solman ne l’avait cru qu’à moitié, mais il
avait respecté son désir de tranquillité. Chak ressassait, depuis
quelques jours, des pensées confuses, noires, épineuses, qu’il s’efforçait de refouler au plus profond de lui pour les placer hors de portée
de la clairvoyance du donneur. Sans doute qu’un peu de solitude – ou
les bras d’une femme – lui permettrait de remettre de l’ordre dans sa
tête.
« De vrais dingues ! grogna Moram en tirant le frein à main. Ils se
rasent de haut en bas chaque jour et, de temps en temps, ils coupent
un bout qui dépasse.
– Tu te rases aussi chaque matin de haut en bas, et tu n’es pas
dingue pour autant. »
Une belle teinte brique enflamma les joues et le crâne de Moram.
Personne ne connaissait ce secret, en dehors des deux femmes qu’il
irriguait à tour de rôle de sa vigueur débordante, des femmes dûment
mariées, il s’estimait trop jeune pour se passer la corde au cou. Voyager en compagnie du donneur avait ses avantages – rouler avec le
camion de tête, un rêve que Moram caressait depuis qu’il avait tenu
son premier volant – et ses inconvénients – les pensées, y compris
les moins avouables, n’étaient pas à l’abri de ses investigations mentales.
« Moi, c’est différent, bredouilla-t-il. D’abord je ne me mutile pas,
et, si je me rase, c’est, euh… pour mieux… enfin… pour le côté sensuel…
– Ne te crois pas obligé de te justifier. Allons plutôt voir ce que
nous veulent ces bakous.
– De l’eau, sûrement. »
Le froid vif surprit Solman lorsqu’il descendit de la cabine où les
bouches de ventilation dispensaient une chaleur confortable bien
qu’imprégnée d’une lourde odeur d’huile. Il faillit retourner chercher
la canadienne qu’il avait laissée sur la couchette, puis il y renonça au
spectacle de ces hommes et de ces femmes nus qui bravaient ce début
d’hiver avec leur seule peau glabre pour toute protection. De près, il
distingua les innombrables cicatrices qui leur parsemaient le corps,
des plus bénignes, dues à des frottements avec les arêtes des rochers
ou avec les branches basses, aux plus imposantes, résultant des mutilations volontaires. De longs bourrelets violacés leur couraient de la
gorge jusqu’au pubis, comme s’ils avaient tenté de s’ouvrir en deux à
la façon de ces porcs ou de ces moutons dépecés sur les échelles de
bois des Sheulns. Des femmes s’étaient tranché les seins, d’autres
n’en comptaient plus qu’un seul, certaines s’étaient tailladé le pénil
avec une telle sauvagerie qu’une masse boursouflée, noirâtre, suintante, leur avait poussé en bas du ventre. La plupart des hommes ne
présentaient, en lieu et place de leurs organes génitaux, qu’un trou
cerclé de chair rosâtre dont ils maintenaient l’ouverture à l’aide d’une
tige de bois enfoncée dans l’urètre. Ceux qui n’avaient pas encore
résolu de sacrifier les vestiges de leur sexualité s’y préparaient en
s’infligeant de profondes coupures au pénis et au scrotum.
Solman se dirigea vers l’homme qui se tenait deux pas devant les
autres. Son immobilité et la blancheur de sa peau le faisaient ressembler à une statue de glace endommagée. Il lui manquait, outre les
organes sexuels, la plupart des doigts des pieds et des mains ainsi
qu’une oreille et la moitié du nez. Ses hanches saillaient comme des
pointes de lances sous les barreaux cerclés de sa cage thoracique. La
cicatrice épaisse qui séparait son torse entre le cou et le bas-ventre
avait pris une vilaine teinte verdâtre. De lui on aurait pu dire qu’il
était la souffrance incarnée s’il n’avait arboré cet air de supériorité et
de mépris qui prohibait la compassion. Sous ses arcades proéminentes, rasées elles aussi, ses yeux aux iris délavés, effacés, glissèrent
sur le donneur aquariote à la manière de gouttes de pluie.
« Ce n’est pas à toi que je veux parler, déclara-t-il d’une voix fêlée,
saccadée. Mais à ceux que ton peuple a choisis pour pères et mères. »
Une pointe d’accent du Nord donnait à son français une résonance
neerdand, gutturale.
« Hé, fais attention à qui tu t’adresses, trou-du… trou-de-la-bite ! »
glapit Moram.
Il avait tiré son revolver de sa veste de cuir, un vieux modèle à
barillet qu’il entretenait avec une méticulosité proche de la maniaquerie, et l’avait braqué sur le groupe de bakous. D’autres chauffeurs
et des guetteurs arrivaient, intrigués par l’arrêt du camion de tête,
armés de fusils d’assaut ou d’armes de poing.
« Je m’adresse en ce moment à un homme qui se croit puissant
avec son joujou de métal, mais qui n’a pas davantage de cervelle et de
volonté qu’une mouche ! » répliqua le bakou.
Du canon de son revolver, Moram désigna le bassin de son interlocuteur.
« J’ai peut-être une cervelle de mouche, mais moi je reste un
homme ! »
Le prêtre frappa le sol gelé de l’extrémité de son bâton. Les autres
bakous restaient de marbre, fixant d’un œil morne les chauffeurs et
les guetteurs qui se massaient de part et d’autre du camion de tête. Ils
n’esquissaient aucun geste pour se voiler ou se soustraire aux regards
dévorants de curiosité, ils affichaient leur nudité, leur maigreur, leurs
cicatrices, leurs mutilations comme des certitudes, comme des
dogmes. Énigmes vivantes pour les autres peuples nomades, ils
n’avaient que la force de leur foi pour se maintenir en vie à des températures oscillant entre moins dix et moins quinze degrés centigrades.
« Un homme ? ricana le prêtre. Le bout de chair qui te pend entre
les jambes suffirait à faire de toi un homme ?
– Dans certaines circonstances, ça aide ! s’exclama Moram avec
une mimique qui arracha des rires aux chauffeurs et aux guetteurs.
– Et moi je prétends que les circonstances dont tu parles font de toi
moins qu’une bête. »
Solman décela l’immense détresse du bakou dans le son de sa voix.
Aucune des mortifications infligées à son corps n’avait réussi à chasser la bête hors de lui, aucun coup de couteau n’avait tranché ses
racines profondes, et maintenant, il ne lui restait plus qu’à vivre en
compagnie des regrets, ces démons grinçants, blessants, qui le harcelaient chaque jour avec davantage de témérité, ouvraient des brèches
béantes dans le rempart de son intransigeance, proclamaient l’absurdité de sa guerre.
« Mère Nature nous a créés hommes et femmes, dit Moram en
cherchant l’approbation dans le regard de Solman. Pour perpétuer
l’espèce, je ne connais rien de mieux que d’utiliser le bout de chair
qu’elle nous a elle-même placé entre les jambes. Pareil pour les animaux.
– L’énergie de reproduction te domine comme elle a dominé les
hommes de l’ancien temps. C’est une maîtresse tyrannique, jamais
satisfaite. Elle a transformé la terre en une gigantesque Sodome, provoqué la mort de milliards d’êtres humains et la ruine de leur civilisation. Elle sous-tend chacune de tes pensées, chacun de tes actes, elle ne
te laisse aucune liberté. »
Solman sut que le bakou évoquait ses propres tourments. Elle avait
exercé une telle emprise sur lui, cette maîtresse tyrannique, qu’il
n’avait pas eu la force de la répudier, qu’elle l’avait contraint à se
métamorphoser en ruine humaine, en ange de douleur, en glaive de
cruauté. Il n’aurait jamais d’endroit où se réfugier, où s’apaiser, car il
transportait en lui-même le plus impitoyable des persécuteurs. Seule
la mort pourrait désormais lui apporter le repos.
« J’ai encore la liberté de coucher avec une femme si j’en ai envie,
rétorqua Moram. Et si elle le veut aussi, bien sûr. Toi, tu n’as même
plus le choix. »
Le prêtre bascula le bassin vers l’avant pour mieux exhiber le petit
cratère aux bords renflés et brunâtres qui saillait au bas de son pubis.
Les nuages bas et lourds qui s’amoncelaient au-dessus des crêtes blafardes étaient porteurs de nouvelles neiges, de nouvelles tourmentes.
Le vent rageur tirait des nappes fuyantes de poudreuse sur les ver
sants. L’eau avait commencé à geler dans les citernes, et, déjà,
quelques voix s’étaient élevées pour réclamer un retour au Sud. Tant
qu’ils n’auraient pas franchi les Cévennes, les Aquariotes, qui avaient
déjà occulté de leur mémoire l’attaque du relais de Galice, seraient
tentés de battre en retraite devant les agressions de l’hiver.
« Un orifice pour pisser, un autre pour chier, telle est notre devise,
telle est notre fierté, pérora le bakou.
– Et les femmes ? lança Moram. Elles sont ainsi conçues qu’elles
peuvent pisser et prendre du plaisir par le même…
– Nous ne sommes ni homme ni femme chez les bakous, coupa le
prêtre en frappant le sol de son bâton. Seulement des âmes habillées
d’une misérable enveloppe de chair. Assez discuté. Mène-nous aux
pères et mères du conseil. »
Moram fit pivoter son revolver autour de son index avant d’en
pointer le canon sur Solman.
« Puisque tu le demandes si gentiment, voici notre donneur, le chef
de notre peuple. »
Solman ne décela aucun signe de surprise dans les yeux ni sur les
traits du bakou, et, pourtant, il capta son trouble derrière le paravent
de son impassibilité. L’exercice quotidien de sa volonté lui avait au
moins appris à maîtriser ses réactions superficielles.
« Les temps ont donc tellement changé chez les peuples nomades
qu’ils confient leur destinée à un garçon à peine sorti de l’enfance ? »
Il avait prononcé ces mots à voix basse, comme s’il s’était adressé à
lui-même.
« Ce garçon, comme tu dis, n’est pas n’importe qui ! lâcha Moram
avec une bonne dose d’agressivité. C’est un donneur, un juge, un
clairvoyant.
– Qui donc ose se proclamer donneur ? Mère Nature est la seule
juge, la seule clairvoyante…
– Si ça te pose un problème, fous le camp ! gronda Moram. On n’a
pas de temps à perdre avec toi et les morts-vivants de ton espèce ! »
Il braqua son revolver sur la tête du prêtre, pressa la détente, maintint le percuteur relevé, mais, d’un geste de la main, Solman lui
intima l’ordre de baisser son arme.
« Nous sommes en guerre, dit le donneur. L’Éthique nomade a volé
en éclats, les règles ont changé. »
Une lueur d’intérêt s’alluma dans les yeux décolorés du bakou. Les
chauffeurs et les guetteurs sautillaient sur place et remuaient les bras
afin de chasser le froid qui s’infiltrait dans leurs bottes et sous leurs
vêtements. Ils ne pouvaient s’empêcher de fixer d’un œil incrédule
ces hommes et ces femmes nus, glabres, maigres, saccagés, que pas un
tremblement n’agitait.
« La guerre ? murmura le bakou. Elle est arrivée jusqu’ici ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Solman.
– Nous avons besoin d’un peu d’eau. Nos gourdes sont vides, et
nous ne pouvons pas sucer cette neige, elle est emplie de toute la
haine des anciens hommes.
– Nous remplissons vos gourdes, et tu me révèles ce que tu sais.
Est-ce que le marché te convient ? »
Le bakou se gratta longuement l’entrejambe, dont la partie manquante venait de temps à autre se rappeler à son bon souvenir. Solman discernait le réseau bleuté de ses veines sous sa peau translucide,
comme des ruisseaux d’encre courant sous une fine couche de givre.
« Nous ne voulons rien devoir à ceux qui usurpent le nom d’humains, répondit enfin le prêtre.
– Vous vous considérez donc comme les derniers hommes ?
– Bientôt, il n’y aura plus un seul homme sur cette terre. Sodome
aura exterminé ses derniers enfants. Nous disparaîtrons peut-être,
comme vous, comme tous les autres, mais, à la différence des autres,
nous toucherons notre récompense dans les mondes purs de l’Esprit.
– Parle-moi plutôt de la guerre.
– Dès que tu m’auras donné de l’eau. »
Solman se tourna vers Moram.
« Veille à ce qu’on remplisse leurs gourdes.
– Je me méfie de ces… de ces fanatiques à deux trous, objecta le
chauffeur à mi-voix. Ils nous fileront entre les doigts dès qu’ils
auront obtenu ce qu’ils veulent.
– Je ne crois pas que la tromperie fasse partie de leurs règles. »
Il fallut, pour remplir la vingtaine de gourdes de peau, décongestionner la pompe d’une citerne à l’aide d’un poste à souder, puis dége
ler l’eau elle-même avec une résistance branchée sur plusieurs batteries. Cette perte de temps suscita la mauvaise humeur de certains
chauffeurs et d’autres Aquariotes qui étaient sortis de leurs voitures
réfrigérées par l’immobilité de la caravane et l’arrêt des moteurs.
Quand, en plus, ils se rendirent compte qu’ils devaient leur inconfort
provisoire à une poignée de bakous, ils tempêtèrent contre le donneur
et demandèrent à nouveau, avec un peu plus d’insistance, à reprendre
la direction du Sud : ils pouvaient encore s’approvisionner en gaz au
relais de Catalogne, puis, de là, gagner le Pays basque espagnol et la
douceur humide de son climat. Les plus vindicatifs se plaignaient à
qui de droit, à ceux qui n’avaient jamais cessé de représenter l’autorité
à leurs yeux, leurs anciens père et mère. Solman les voyait s’agglutiner par petits groupes autour d’Irwan et de Gwenuver, qui, retrouvant les réflexes forgés par des années de pouvoir, distribuaient les
sourires engageants et hochaient la tête d’un air entendu. Deux nuits
plus tôt, alors qu’il se glissait hors de la remorque où il avait élu domicile, il avait surpris la silhouette de Raïma, reconnaissable à sa chevelure exubérante, en compagnie de celle, plus ronde, plus lourde, de
Gwenuver. La guérisseuse avait ravalé ses rancœurs pour proposer
une alliance de circonstance à ses anciens détracteurs. Ils se liguaient
pour souffler sur les braises de la colère aquariote, ils orchestraient le
mécontentement chacun de leur côté, chacun à leur manière, chacun
avec son but, Irwan pour renouer avec l’ivresse du pouvoir, Gwenuver pour regagner l’estime des siens, Raïma pour chasser Kadija du
convoi et de l’esprit de Solman.
« Tu as obtenu ce que tu voulais, parle maintenant. »
Le bakou but une gorgée d’eau avant de ranger sa gourde dans sa
besace. Derrière lui, un prêtre urina sans se détourner ni même écarter les jambes, si bien que sa miction fumante, jaillissant de son orifice
comme d’une pomme d’arrosoir, lui doucha en continu les mollets et
les pieds.
« Nous avons franchi les frontières orientales de l’Europe, dit le
bakou. Nous nous sommes aventurés sur le continent asiatique à la
recherche de ceux qui furent autrefois nos frères, les sadhus, les vêtus
de ciel. Nous n’avons pas trouvé âme qui vive. Là-bas ne règnent que
la désolation et les bêtes sauvages. Le désert et la jungle se partagent
le territoire, un désert où pas un arbuste ni un buisson ne pousse, une
jungle si dense que le soleil lui-même ne peut la percer. Nous
sommes donc revenus sur nos pas en traversant ces régions qu’on
appelait autrefois le Kazakhstan, l’Arménie, la Turquie. Nous avons
alors rencontré, en Cappadoce, des tribus qui, comme vous, ont
usurpé le nom d’hommes. »
Le bakou secoua la tête à plusieurs reprises. Il s’acquittait de sa part
de marché sans qu’une émotion altère sa voix ou trouble ses yeux.
« J’exagère quand je dis rencontrer, reprit-il. Ces gens étaient
morts, et même plus que morts, déchiquetés, éventrés, hachés. Nous
avons pensé qu’une guerre particulièrement féroce avait opposé plusieurs peuples, plusieurs clans, comme cela s’est si souvent produit
dans le passé. Puis nous avons continué notre chemin jusqu’au
détroit du Bosphore, que nous avons traversé sur un radeau.
– D’où tenez-vous tous ces putains de noms ? » l’interrompit
Moram.
Le bakou fouilla dans sa besace et en sortit une sorte de livre fabriqué dans un matériau à la fois souple et transparent que Solman
n’avait jamais vu auparavant. On y devinait des dessins colorés et criblés de mots, de traits et de points.
« Un atlas. Un cadeau du premier d’entre nous à ses disciples. Il
illustre le découpage de l’ancien monde, mais aussi les cartes du ciel
aux différentes périodes de l’année.
– Et comment il s’appelait, le premier d’entre vous ? grogna
Moram.
– Il a renié son nom et, comme lui, nous n’en portons pas.
– À quoi vous sert ce truc puisqu’il n’y a plus de frontières, plus de
pays. Je parie que les pistes ne sont même pas mentionnées là-dessus. »
Le bakou fourra l’atlas dans sa besace et laissa errer pendant
quelques secondes son regard sur les pentes immaculées caressées par
les nuages.
« En Grèce, nous avons découvert un deuxième peuple massacré
avec la même férocité qu’en Turquie, poursuivit-il sans tenir compte
de la remarque de Moram. Puis nous en avons trouvé d’autres en
Bulgarie, en Roumanie, en Hongrie, en Autriche, en Allemagne,
comme si nous étions précédés par une légion exterminatrice. »
Les légions de l’Apocalypse, songea Solman.
« La France et l’Espagne sont les dernières frontières occidentales de
l’Europe, ajouta le bakou. J’exclus les îles Britanniques, car toute forme
de vie y semble pour l’instant impossible. Certains de nos frères, après
y être allés, sont morts des suites de la pollution nucléaire. La guerre
a été déclarée à ceux qui ont usurpé le nom d’hommes, et elle se resserre sur eux comme les pinces d’un crabe.
– Sur vous aussi, alors ! » tonna Moram.
Le bakou eut une moue prolongée qui, l’espace d’une fraction de
seconde, plaqua un semblant de sourire sur sa face décharnée.
« Nous sommes prêts à mourir, pas vous. La voilà, l’illusion
suprême dans laquelle vous maintient le bout de chair qui vous pend
entre les jambes !
– Est-ce que tu as vu ceux qui nous ont déclaré la guerre ?
demanda Solman.
– Jamais. Je peux seulement te dire, au vu du sort qu’ils ont
réservé à leurs victimes, que vous ne devez attendre d’eux aucune
pitié. Nous avons payé notre dette, nous pouvons partir à présent.
– Pour aller où ? »
Le bakou se tourna vers ses compagnons et, avec son bâton, leur fit
signe d’avancer.
« En Afrique, si tel est le souhait de mère Nature. Peut-être ce
continent se montrera-t-il accueillant pour nos misérables enveloppes de chair.
– Restez avec nous si vous voulez, proposa Solman.
– Tu ne manques pas de générosité, jeune homme, mais la sagesse
te fait encore défaut. Je ne vous souhaite pas bonne chance, je ne
demande pas sur vous la bénédiction de mère Nature : quelqu’un s’est
enfin chargé de l’œuvre de purification dont les nôtres auraient dû
s’occuper un siècle plus tôt. »
L’un après l’autre, les prêtres s’égrenèrent le long de la caravane,
rythmant leur marche de la pointe de leur bâton. Leur procession
morbide souleva des paroles et des regards de colère sur son passage,
mais ils ne répondirent à aucun geste de provocation ni même ne
parurent entendre les moqueries et les insultes déversées sur eux
comme des charretées d’immondices.
« Bordel, si cet enfoiré de deux-trous ne nous a pas raconté de
bobards, je me demande bien où on va pouvoir se terrer, murmura
Moram.
– Hors de question de retourner au sud en tout cas, dit Solman. Je
suppose que nos adversaires ont également…
– Rien à branler, de tes suppositions, boiteux ! » siffla le chauffeur.
Il désigna les montagnes et la piste d’un ample geste du bras.
« Tu nous as foutus dans cette merde, à toi de nous en sortir ! »
Solman contint une brutale envie de tirer son pistolet et de vider le
chargeur dans le ventre de Moram. Il dissipa une partie de sa rage
dans l’observation soutenue des bakous qui longeaient la caravane
comme des moribonds s’avançant vers leurs tombes, puis, quand
leurs silhouettes filiformes et claires furent absorbées par la neige, il
accepta de croiser le regard inquiet, hostile, des chauffeurs et des guetteurs regroupés de chaque côté du camion de tête. Il regretta l’absence
de Chak.
« On continue vers le nord », dit-il en se dirigeant d’un pas mal
assuré vers la porte de la cabine.