Chapitre 23
Ils se dressaient au milieu de la piste, aussi raides que des stalagmites.
Une vingtaine de prêtres bakous, hommes et femmes, des imprécateurs errants et nus dont la peau blême se confondait avec la neige et la glace environnantes. Comme ils assimilaient le système pileux à la bestialité, ils se rasaient tous les jours les cheveux et les poils. Ils refusaient le port des vêtements et des chaussures, qui les empêchaient selon eux de goûter les bienfaits dispensés par les frères et sœurs éléments. Ils ne s’encombraient que d’un bâton, symbole de leur combat intérieur contre la tentation de mollesse, de paresse, de luxure, et d’une besace dans laquelle ils transportaient une gourde de peau, le couteau qui leur servait entre autres de rasoir et la manne que leur envoyait quotidiennement mère Nature, fruits, champignons, choux et céréales sauvages, racines… Ils mendiaient seulement de l’eau potable aux peuples dont ils croisaient la route, psalmodiant en échange des bénédictions qui ressemblaient étrangement à des anathèmes. Difficile de leur donner un âge, car l’extrême sévérité de leurs règles les transformait tous en squelettes enveloppés de peau. Difficile également de savoir comment ils se renouvelaient, l’une de ces règles interdisant formellement l’accouplement et amenant la plupart des hommes à se débarrasser de leurs organes sexuels – une seule méthode : le couteau. Toujours est-il qu’ils ne semblaient pas en voie d’extinction, comme s’il existait un nid bakou quelque part dans cette Europe qu’ils arpentaient de long en large dans l’unique but de reculer jusqu’à l’impossible les limites de leur résistance.
Solman soupçonnait les femmes de cloîtrer leurs filles pubères jusqu’à ce qu’elles aient mis au monde deux ou trois enfants et les hommes de se châtrer uniquement après avoir accompli leur devoir de reproduction.
« Qu’est-ce que ces tarés peuvent bien foutre en montagne à cette saison ? maugréa Moram.
– Ils pourraient se poser la même question à notre sujet, fit Solman.
– Nous, on a une raison, mais eux… »
Moram avait donné trois coups de sirène avant de freiner. En dépit d’une vitesse réduite, le camion avait légèrement dérapé sur le verglas qui habillait la piste. Chak n’avait pas voulu monter dans la cabine au moment du départ, prétextant un début de grippe qui le « déchargeait comme une batterie » et le rendait « aussi faible qu’un moteur tournant sur deux pistons ». Solman ne l’avait cru qu’à moitié, mais il avait respecté son désir de tranquillité. Chak ressassait, depuis quelques jours, des pensées confuses, noires, épineuses, qu’il s’efforçait de refouler au plus profond de lui pour les placer hors de portée de la clairvoyance du donneur. Sans doute qu’un peu de solitude – ou les bras d’une femme – lui permettrait de remettre de l’ordre dans sa tête.
« De vrais dingues ! grogna Moram en tirant le frein à main. Ils se rasent de haut en bas chaque jour et, de temps en temps, ils coupent un bout qui dépasse.
– Tu te rases aussi chaque matin de haut en bas, et tu n’es pas dingue pour autant. »
Une belle teinte brique enflamma les joues et le crâne de Moram. Personne ne connaissait ce secret, en dehors des deux femmes qu’il irriguait à tour de rôle de sa vigueur débordante, des femmes dûment mariées, il s’estimait trop jeune pour se passer la corde au cou. Voyager en compagnie du donneur avait ses avantages – rouler avec le camion de tête, un rêve que Moram caressait depuis qu’il avait tenu son premier volant – et ses inconvénients – les pensées, y compris les moins avouables, n’étaient pas à l’abri de ses investigations mentales.
« Moi, c’est différent, bredouilla-t-il. D’abord je ne me mutile pas, et, si je me rase, c’est, euh… pour mieux… enfin… pour le côté sensuel…
– Ne te crois pas obligé de te justifier. Allons plutôt voir ce que nous veulent ces bakous.
– De l’eau, sûrement. »
Le froid vif surprit Solman lorsqu’il descendit de la cabine où les bouches de ventilation dispensaient une chaleur confortable bien qu’imprégnée d’une lourde odeur d’huile. Il faillit retourner chercher la canadienne qu’il avait laissée sur la couchette, puis il y renonça au spectacle de ces hommes et de ces femmes nus qui bravaient ce début d’hiver avec leur seule peau glabre pour toute protection. De près, il distingua les innombrables cicatrices qui leur parsemaient le corps, des plus bénignes, dues à des frottements avec les arêtes des rochers ou avec les branches basses, aux plus imposantes, résultant des mutilations volontaires. De longs bourrelets violacés leur couraient de la gorge jusqu’au pubis, comme s’ils avaient tenté de s’ouvrir en deux à la façon de ces porcs ou de ces moutons dépecés sur les échelles de bois des Sheulns. Des femmes s’étaient tranché les seins, d’autres n’en comptaient plus qu’un seul, certaines s’étaient tailladé le pénil avec une telle sauvagerie qu’une masse boursouflée, noirâtre, suintante, leur avait poussé en bas du ventre. La plupart des hommes ne présentaient, en lieu et place de leurs organes génitaux, qu’un trou cerclé de chair rosâtre dont ils maintenaient l’ouverture à l’aide d’une tige de bois enfoncée dans l’urètre. Ceux qui n’avaient pas encore résolu de sacrifier les vestiges de leur sexualité s’y préparaient en s’infligeant de profondes coupures au pénis et au scrotum.
Solman se dirigea vers l’homme qui se tenait deux pas devant les autres. Son immobilité et la blancheur de sa peau le faisaient ressembler à une statue de glace endommagée. Il lui manquait, outre les organes sexuels, la plupart des doigts des pieds et des mains ainsi qu’une oreille et la moitié du nez. Ses hanches saillaient comme des pointes de lances sous les barreaux cerclés de sa cage thoracique. La cicatrice épaisse qui séparait son torse entre le cou et le bas-ventre avait pris une vilaine teinte verdâtre. De lui on aurait pu dire qu’il était la souffrance incarnée s’il n’avait arboré cet air de supériorité et de mépris qui prohibait la compassion. Sous ses arcades proéminentes, rasées elles aussi, ses yeux aux iris délavés, effacés, glissèrent sur le donneur aquariote à la manière de gouttes de pluie.
« Ce n’est pas à toi que je veux parler, déclara-t-il d’une voix fêlée, saccadée. Mais à ceux que ton peuple a choisis pour pères et mères. »
Une pointe d’accent du Nord donnait à son français une résonance neerdand, gutturale.
« Hé, fais attention à qui tu t’adresses, trou-du… trou-de-la-bite ! » glapit Moram.
Il avait tiré son revolver de sa veste de cuir, un vieux modèle à barillet qu’il entretenait avec une méticulosité proche de la maniaquerie, et l’avait braqué sur le groupe de bakous. D’autres chauffeurs et des guetteurs arrivaient, intrigués par l’arrêt du camion de tête, armés de fusils d’assaut ou d’armes de poing.
« Je m’adresse en ce moment à un homme qui se croit puissant avec son joujou de métal, mais qui n’a pas davantage de cervelle et de volonté qu’une mouche ! » répliqua le bakou.
Du canon de son revolver, Moram désigna le bassin de son interlocuteur.
« J’ai peut-être une cervelle de mouche, mais moi je reste un homme ! »
Le prêtre frappa le sol gelé de l’extrémité de son bâton. Les autres bakous restaient de marbre, fixant d’un œil morne les chauffeurs et les guetteurs qui se massaient de part et d’autre du camion de tête. Ils n’esquissaient aucun geste pour se voiler ou se soustraire aux regards dévorants de curiosité, ils affichaient leur nudité, leur maigreur, leurs cicatrices, leurs mutilations comme des certitudes, comme des dogmes. Énigmes vivantes pour les autres peuples nomades, ils n’avaient que la force de leur foi pour se maintenir en vie à des températures oscillant entre moins dix et moins quinze degrés centigrades.
« Un homme ? ricana le prêtre. Le bout de chair qui te pend entre les jambes suffirait à faire de toi un homme ?
– Dans certaines circonstances, ça aide ! s’exclama Moram avec une mimique qui arracha des rires aux chauffeurs et aux guetteurs.
– Et moi je prétends que les circonstances dont tu parles font de toi moins qu’une bête. »
Solman décela l’immense détresse du bakou dans le son de sa voix. Aucune des mortifications infligées à son corps n’avait réussi à chasser la bête hors de lui, aucun coup de couteau n’avait tranché ses racines profondes, et maintenant, il ne lui restait plus qu’à vivre en compagnie des regrets, ces démons grinçants, blessants, qui le harcelaient chaque jour avec davantage de témérité, ouvraient des brèches béantes dans le rempart de son intransigeance, proclamaient l’absurdité de sa guerre.
« Mère Nature nous a créés hommes et femmes, dit Moram en cherchant l’approbation dans le regard de Solman. Pour perpétuer l’espèce, je ne connais rien de mieux que d’utiliser le bout de chair qu’elle nous a elle-même placé entre les jambes. Pareil pour les animaux.
– L’énergie de reproduction te domine comme elle a dominé les hommes de l’ancien temps. C’est une maîtresse tyrannique, jamais satisfaite. Elle a transformé la terre en une gigantesque Sodome, provoqué la mort de milliards d’êtres humains et la ruine de leur civilisation. Elle sous-tend chacune de tes pensées, chacun de tes actes, elle ne te laisse aucune liberté. »
Solman sut que le bakou évoquait ses propres tourments. Elle avait exercé une telle emprise sur lui, cette maîtresse tyrannique, qu’il n’avait pas eu la force de la répudier, qu’elle l’avait contraint à se métamorphoser en ruine humaine, en ange de douleur, en glaive de cruauté. Il n’aurait jamais d’endroit où se réfugier, où s’apaiser, car il transportait en lui-même le plus impitoyable des persécuteurs. Seule la mort pourrait désormais lui apporter le repos.
« J’ai encore la liberté de coucher avec une femme si j’en ai envie, rétorqua Moram. Et si elle le veut aussi, bien sûr. Toi, tu n’as même plus le choix. »
Le prêtre bascula le bassin vers l’avant pour mieux exhiber le petit cratère aux bords renflés et brunâtres qui saillait au bas de son pubis. Les nuages bas et lourds qui s’amoncelaient au-dessus des crêtes blafardes étaient porteurs de nouvelles neiges, de nouvelles tourmentes. Le vent rageur tirait des nappes fuyantes de poudreuse sur les versants. L’eau avait commencé à geler dans les citernes, et, déjà, quelques voix s’étaient élevées pour réclamer un retour au Sud. Tant qu’ils n’auraient pas franchi les Cévennes, les Aquariotes, qui avaient déjà occulté de leur mémoire l’attaque du relais de Galice, seraient tentés de battre en retraite devant les agressions de l’hiver.
« Un orifice pour pisser, un autre pour chier, telle est notre devise, telle est notre fierté, pérora le bakou.
– Et les femmes ? lança Moram. Elles sont ainsi conçues qu’elles peuvent pisser et prendre du plaisir par le même…
– Nous ne sommes ni homme ni femme chez les bakous, coupa le prêtre en frappant le sol de son bâton. Seulement des âmes habillées d’une misérable enveloppe de chair. Assez discuté. Mène-nous aux pères et mères du conseil. »
Moram fit pivoter son revolver autour de son index avant d’en pointer le canon sur Solman.
« Puisque tu le demandes si gentiment, voici notre donneur, le chef de notre peuple. »
Solman ne décela aucun signe de surprise dans les yeux ni sur les traits du bakou, et, pourtant, il capta son trouble derrière le paravent de son impassibilité. L’exercice quotidien de sa volonté lui avait au moins appris à maîtriser ses réactions superficielles.
« Les temps ont donc tellement changé chez les peuples nomades qu’ils confient leur destinée à un garçon à peine sorti de l’enfance ? »
Il avait prononcé ces mots à voix basse, comme s’il s’était adressé à lui-même.
« Ce garçon, comme tu dis, n’est pas n’importe qui ! lâcha Moram avec une bonne dose d’agressivité. C’est un donneur, un juge, un clairvoyant.
– Qui donc ose se proclamer donneur ? Mère Nature est la seule juge, la seule clairvoyante…
– Si ça te pose un problème, fous le camp ! gronda Moram. On n’a pas de temps à perdre avec toi et les morts-vivants de ton espèce ! »
Il braqua son revolver sur la tête du prêtre, pressa la détente, maintint le percuteur relevé, mais, d’un geste de la main, Solman lui intima l’ordre de baisser son arme.
« Nous sommes en guerre, dit le donneur. L’Éthique nomade a volé en éclats, les règles ont changé. »
Une lueur d’intérêt s’alluma dans les yeux décolorés du bakou. Les chauffeurs et les guetteurs sautillaient sur place et remuaient les bras afin de chasser le froid qui s’infiltrait dans leurs bottes et sous leurs vêtements. Ils ne pouvaient s’empêcher de fixer d’un œil incrédule ces hommes et ces femmes nus, glabres, maigres, saccagés, que pas un tremblement n’agitait.
« La guerre ? murmura le bakou. Elle est arrivée jusqu’ici ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Solman.
– Nous avons besoin d’un peu d’eau. Nos gourdes sont vides, et nous ne pouvons pas sucer cette neige, elle est emplie de toute la haine des anciens hommes.
– Nous remplissons vos gourdes, et tu me révèles ce que tu sais. Est-ce que le marché te convient ? »
Le bakou se gratta longuement l’entrejambe, dont la partie manquante venait de temps à autre se rappeler à son bon souvenir. Solman discernait le réseau bleuté de ses veines sous sa peau translucide, comme des ruisseaux d’encre courant sous une fine couche de givre.
« Nous ne voulons rien devoir à ceux qui usurpent le nom d’humains, répondit enfin le prêtre.
– Vous vous considérez donc comme les derniers hommes ?
– Bientôt, il n’y aura plus un seul homme sur cette terre. Sodome aura exterminé ses derniers enfants. Nous disparaîtrons peut-être, comme vous, comme tous les autres, mais, à la différence des autres, nous toucherons notre récompense dans les mondes purs de l’Esprit.
– Parle-moi plutôt de la guerre.
– Dès que tu m’auras donné de l’eau. »
Solman se tourna vers Moram.
« Veille à ce qu’on remplisse leurs gourdes.
– Je me méfie de ces… de ces fanatiques à deux trous, objecta le chauffeur à mi-voix. Ils nous fileront entre les doigts dès qu’ils auront obtenu ce qu’ils veulent.
– Je ne crois pas que la tromperie fasse partie de leurs règles. »
Il fallut, pour remplir la vingtaine de gourdes de peau, décongestionner la pompe d’une citerne à l’aide d’un poste à souder, puis dégeler l’eau elle-même avec une résistance branchée sur plusieurs batteries. Cette perte de temps suscita la mauvaise humeur de certains chauffeurs et d’autres Aquariotes qui étaient sortis de leurs voitures réfrigérées par l’immobilité de la caravane et l’arrêt des moteurs. Quand, en plus, ils se rendirent compte qu’ils devaient leur inconfort provisoire à une poignée de bakous, ils tempêtèrent contre le donneur et demandèrent à nouveau, avec un peu plus d’insistance, à reprendre la direction du Sud : ils pouvaient encore s’approvisionner en gaz au relais de Catalogne, puis, de là, gagner le Pays basque espagnol et la douceur humide de son climat. Les plus vindicatifs se plaignaient à qui de droit, à ceux qui n’avaient jamais cessé de représenter l’autorité à leurs yeux, leurs anciens père et mère. Solman les voyait s’agglutiner par petits groupes autour d’Irwan et de Gwenuver, qui, retrouvant les réflexes forgés par des années de pouvoir, distribuaient les sourires engageants et hochaient la tête d’un air entendu. Deux nuits plus tôt, alors qu’il se glissait hors de la remorque où il avait élu domicile, il avait surpris la silhouette de Raïma, reconnaissable à sa chevelure exubérante, en compagnie de celle, plus ronde, plus lourde, de Gwenuver. La guérisseuse avait ravalé ses rancœurs pour proposer une alliance de circonstance à ses anciens détracteurs. Ils se liguaient pour souffler sur les braises de la colère aquariote, ils orchestraient le mécontentement chacun de leur côté, chacun à leur manière, chacun avec son but, Irwan pour renouer avec l’ivresse du pouvoir, Gwenuver pour regagner l’estime des siens, Raïma pour chasser Kadija du convoi et de l’esprit de Solman.
« Tu as obtenu ce que tu voulais, parle maintenant. »
Le bakou but une gorgée d’eau avant de ranger sa gourde dans sa besace. Derrière lui, un prêtre urina sans se détourner ni même écarter les jambes, si bien que sa miction fumante, jaillissant de son orifice comme d’une pomme d’arrosoir, lui doucha en continu les mollets et les pieds.
« Nous avons franchi les frontières orientales de l’Europe, dit le bakou. Nous nous sommes aventurés sur le continent asiatique à la recherche de ceux qui furent autrefois nos frères, les sadhus, les vêtus de ciel. Nous n’avons pas trouvé âme qui vive. Là-bas ne règnent que la désolation et les bêtes sauvages. Le désert et la jungle se partagent le territoire, un désert où pas un arbuste ni un buisson ne pousse, une jungle si dense que le soleil lui-même ne peut la percer. Nous sommes donc revenus sur nos pas en traversant ces régions qu’on appelait autrefois le Kazakhstan, l’Arménie, la Turquie. Nous avons alors rencontré, en Cappadoce, des tribus qui, comme vous, ont usurpé le nom d’hommes. »
Le bakou secoua la tête à plusieurs reprises. Il s’acquittait de sa part de marché sans qu’une émotion altère sa voix ou trouble ses yeux.
« J’exagère quand je dis rencontrer, reprit-il. Ces gens étaient morts, et même plus que morts, déchiquetés, éventrés, hachés. Nous avons pensé qu’une guerre particulièrement féroce avait opposé plusieurs peuples, plusieurs clans, comme cela s’est si souvent produit dans le passé. Puis nous avons continué notre chemin jusqu’au détroit du Bosphore, que nous avons traversé sur un radeau.
– D’où tenez-vous tous ces putains de noms ? » l’interrompit Moram.
Le bakou fouilla dans sa besace et en sortit une sorte de livre fabriqué dans un matériau à la fois souple et transparent que Solman n’avait jamais vu auparavant. On y devinait des dessins colorés et criblés de mots, de traits et de points.
« Un atlas. Un cadeau du premier d’entre nous à ses disciples. Il illustre le découpage de l’ancien monde, mais aussi les cartes du ciel aux différentes périodes de l’année.
– Et comment il s’appelait, le premier d’entre vous ? grogna Moram.
– Il a renié son nom et, comme lui, nous n’en portons pas.
– À quoi vous sert ce truc puisqu’il n’y a plus de frontières, plus de pays. Je parie que les pistes ne sont même pas mentionnées là-dessus. »
Le bakou fourra l’atlas dans sa besace et laissa errer pendant quelques secondes son regard sur les pentes immaculées caressées par les nuages.
« En Grèce, nous avons découvert un deuxième peuple massacré avec la même férocité qu’en Turquie, poursuivit-il sans tenir compte de la remarque de Moram. Puis nous en avons trouvé d’autres en Bulgarie, en Roumanie, en Hongrie, en Autriche, en Allemagne, comme si nous étions précédés par une légion exterminatrice. »
Les légions de l’Apocalypse, songea Solman.
« La France et l’Espagne sont les dernières frontières occidentales de l’Europe, ajouta le bakou. J’exclus les îles Britanniques, car toute forme de vie y semble pour l’instant impossible. Certains de nos frères, après y être allés, sont morts des suites de la pollution nucléaire. La guerre a été déclarée à ceux qui ont usurpé le nom d’hommes, et elle se resserre sur eux comme les pinces d’un crabe.
– Sur vous aussi, alors ! » tonna Moram.
Le bakou eut une moue prolongée qui, l’espace d’une fraction de seconde, plaqua un semblant de sourire sur sa face décharnée.
« Nous sommes prêts à mourir, pas vous. La voilà, l’illusion suprême dans laquelle vous maintient le bout de chair qui vous pend entre les jambes !
– Est-ce que tu as vu ceux qui nous ont déclaré la guerre ? demanda Solman.
– Jamais. Je peux seulement te dire, au vu du sort qu’ils ont réservé à leurs victimes, que vous ne devez attendre d’eux aucune pitié. Nous avons payé notre dette, nous pouvons partir à présent.
– Pour aller où ? »
Le bakou se tourna vers ses compagnons et, avec son bâton, leur fit signe d’avancer.
« En Afrique, si tel est le souhait de mère Nature. Peut-être ce continent se montrera-t-il accueillant pour nos misérables enveloppes de chair.
– Restez avec nous si vous voulez, proposa Solman.
– Tu ne manques pas de générosité, jeune homme, mais la sagesse te fait encore défaut. Je ne vous souhaite pas bonne chance, je ne demande pas sur vous la bénédiction de mère Nature : quelqu’un s’est enfin chargé de l’œuvre de purification dont les nôtres auraient dû s’occuper un siècle plus tôt. »
L’un après l’autre, les prêtres s’égrenèrent le long de la caravane, rythmant leur marche de la pointe de leur bâton. Leur procession morbide souleva des paroles et des regards de colère sur son passage, mais ils ne répondirent à aucun geste de provocation ni même ne parurent entendre les moqueries et les insultes déversées sur eux comme des charretées d’immondices.
« Bordel, si cet enfoiré de deux-trous ne nous a pas raconté de bobards, je me demande bien où on va pouvoir se terrer, murmura Moram.
– Hors de question de retourner au sud en tout cas, dit Solman. Je suppose que nos adversaires ont également…
– Rien à branler, de tes suppositions, boiteux ! » siffla le chauffeur.
Il désigna les montagnes et la piste d’un ample geste du bras.
« Tu nous as foutus dans cette merde, à toi de nous en sortir ! »
Solman contint une brutale envie de tirer son pistolet et de vider le chargeur dans le ventre de Moram. Il dissipa une partie de sa rage dans l’observation soutenue des bakous qui longeaient la caravane comme des moribonds s’avançant vers leurs tombes, puis, quand leurs silhouettes filiformes et claires furent absorbées par la neige, il accepta de croiser le regard inquiet, hostile, des chauffeurs et des guetteurs regroupés de chaque côté du camion de tête. Il regretta l’absence de Chak.
« On continue vers le nord », dit-il en se dirigeant d’un pas mal assuré vers la porte de la cabine.