Le vent arrachait la neige des rochers qui surplombaient la piste et
la projetait avec une violence inouïe sur la toile de la remorque. L’impact résonnait chaque fois comme un coup de tonnerre qui ébranlait
la structure métallique et empêchait Solman de dormir. De toute
façon, même si la nuit avait été paisible, il n’aurait pas trouvé le sommeil.
Il s’était aménagé une couchette relativement confortable avec le
vieux matelas, la paire de draps et les deux couvertures de laine que
lui avait dénichés Chak. Tous les soirs, après le dîner partagé avec les
chauffeurs du camion de tête, avec le seul Moram depuis quelques
jours, il lui fallait ranger les rouleaux de tissu et les divers ustensiles
chamboulés par les heures de trajet sur la piste cahoteuse, puis
retendre les cordes de la bâche et combler les interstices à l’aide de
bouchons d’étoffe. Comme la consigne avait été transmise d’économiser le gaz, il évitait d’utiliser la lampe à pied prêtée par Moram et se
contentait de la flamme d’une bougie de cire régulièrement soufflée
par les courants d’air.
Il lui arrivait de regretter la chaleur de la voiture et du corps de
Raïma. La séparation occultait les aspects plus déplaisants de la guérisseuse, sa transformation physique d’abord, la présence encombrante de ces excroissances qui lui poussaient sur le corps comme des
branches folles, son intransigeance de femme condamnée ensuite, qui
exigeait un engagement total, étouffant, un extrémisme passionnel,
destructeur, proche finalement de celui des prêtres bakous. Il ne
regrettait pas la tyrannie de Raïma, mais sa virtuosité d’amante, le
ballet ensorcelant de sa bouche, de son souffle et de ses mains sur son
visage, sur son torse, sur son sexe. Il mourait d’envie d’être regardé,
embrassé, touché, léché, bercé, comme un enfant couvé par la tendresse de sa mère. Ce n’était pas seulement une faim charnelle, un cri
du corps, mais un besoin vital de rouler dans des vagues de touffeur
humaine, d’imbiber son esprit et son cœur d’un liquide nourricier.
La nostalgie du ventre originel, sans doute.
Il s’était examiné dans un rétroviseur au milieu du jour, à l’occasion d’une halte de la caravane sur les contreforts du Massif central.
Son image l’avait surpris : le duvet noirâtre qui lui ombrait la lèvre
supérieure et les joues s’était mué en un embryon de barbe qui bouffait dans les creux de son visage comme les buissons dans les failles. Il
avait tiré sur une mèche tire-bouchonnée de ses cheveux et s’était
rendu compte qu’elle lui arrivait à mi-poitrine. De ses doigts écartés,
il avait essayé de discipliner le sombre écheveau qui doublait le
volume de sa tête, mais la difficulté de la tâche l’avait rapidement
conduit à renoncer. Il lui avait également semblé – peut-être n’était-ce qu’un effet de contraste avec sa peau hâlée ? – que ses yeux
s’étaient encore éclaircis, que la démarcation se faisait de moins en
moins nette entre le bleu pâle des iris et le blanc. Il était entré dans
l’âge d’homme sans s’en apercevoir, comme il tenait sans le vouloir
l’avenir du peuple aquariote dans ses mains, en clandestin de l’existence, en donneur écartelé entre son patrimoine humain et l’appel
d’une autre réalité, d’un autre monde.
Une nouvelle projection de neige sur la bâche le fit sursauter. Il
transpirait sous sa tunique malgré les haleines glacées qui s’insinuaient dans les failles agrandies par les coups de boutoir du vent.
Des bruits résonnaient dans le lointain, des claquements de portes,
des éclats de voix, des pas précipités, sans doute des hommes et des
femmes pris d’une envie subite au cours de la nuit. Non seulement ils
n’avaient pas d’autre choix que d’affronter les morsures du froid pour
la satisfaire, mais ils n’avaient pas la possibilité de se laver ensuite,
l’eau gelant dans les seaux hygiéniques dont étaient équipées les voitures.
Solman se demanda pour la millième fois si sa clairvoyance, sa
fichue clairvoyance, gouvernait encore son obstination à entraîner le
peuple aquariote plus au nord, là où les moindres tâches quotidiennes
se transformeraient en épreuves redoutables, potentiellement mortelles. Après l’attaque du relais de Galice, il lui avait semblé évident
que l’hiver constituerait le plus sûr des abris, mais il ne percevait rien
d’autre que ses angoisses et ses doutes depuis qu’ils avaient quitté le
marais du littoral, et il s’agrippait à sa décision comme à une corde
tendue sur le vide. Il avait secrètement espéré que l’arrivée de Kadija
donnerait un sens à cette errance aveugle, absurde, mais, si leur première rencontre dans le camion de Chak l’avait renforcé dans cette
conviction, les jours suivants ne lui avaient apporté que désillusion,
déception, désarroi. Et les Aquariotes qui l’avaient béni de les avoir
tirés du relais de Galice l’accuseraient – l’accusaient déjà – de les avoir
attirés dans un nouveau piège.
Il maudit son entêtement à vouloir sauver les derniers hommes,
ces êtres dans lesquels il ne se reconnaissait pas davantage que les
prêtres bakous. Il effleura la crosse du pistolet passé dans sa ceinture
et imagina la bouche du canon posée sur son cœur. Il lui suffirait d’un
geste minuscule, la pression de son index sur la détente, pour s’offrir
le baiser de paix. Les êtres humains avaient tant de fois transgressé la
frontière entre la vie et la mort qu’elle avait perdu son caractère sacré,
qu’elle ne signifiait plus rien. Ils n’avaient pas appris à respecter la vie
sous toutes ses formes, et lui, Solman le boiteux, n’était que le dernier
de la lignée de tous les donneurs qui s’étaient succédé au fil des
siècles, de tous ces clairvoyants massacrés par ceux-là mêmes qu’ils
avaient essayé de guider vers des horizons nouveaux, le maillon arraché, isolé, d’une longue chaîne d’échecs qui s’était soldée par la Troisième Guerre mondiale, la plus meurtrière, la plus radicale, la plus
destructrice de toute l’histoire humaine. Il y avait une fatalité
humaine, une faute originelle qui condamnait les hommes à se haïr, à
se combattre, à diviser les uns en bourreaux et les autres en victimes,
comme si la cruauté ou la souffrance avaient le pouvoir de les consoler du pourrissement inéluctable de leur prison de chair.
Il tira le pistolet, le brandit au-dessus de sa tête, déverrouilla le cran
de sûreté et piqua le canon à la verticale au-dessus de son cœur. Le
choc du métal sur ses côtes lui arracha un gémissement. Sa sueur
l’enveloppait tout entier comme une compresse moite, comme un
liquide amniotique. La mort n’était rien d’autre qu’un retour dans un
ventre, dans un bain primordial où la gravité n’existait pas, où le corps
flottait avec la légèreté d’un pur esprit. Presser la détente, maintenant, et il cesserait instantanément d’être un orphelin, un boiteux, un
donneur, il ne souffrirait plus des tares disséminées dans ses cellules,
il se dissoudrait dans le silence infini et miséricordieux des abysses. Il
resta un long moment dans cette position, le doigt recroquevillé sur la
détente, parfaitement immobile, indifférent aux hurlements du vent
et aux gémissements de la remorque. Il n’était pas de taille à enseigner les mystères du temps à ses semblables pour la bonne et simple
raison que lui-même était défini par un passé douloureux et un corps
contrefait. Que la race humaine s’éteigne, quelle importance ? Elle
avait sauté sur toutes les occasions de faire de sa terre un enfer, au
nom des dieux, au nom des croyances, au nom des principes, au nom
des territoires, au nom de toutes les supériorités guerrières, intellectuelles, religieuses ou esthétiques qu’elle s’était arrogées comme des
devoirs ou des droits.
Il avait apporté sa contribution à la ruine en exécutant Katwrinn. Il
revit le visage de la mère reposant sur la mousse, pâle, soulagé, apaisé,
comme rendu à la grâce éternelle par son coup de feu. Il enfonça légèrement la détente, perçut le grincement caractéristique des pièces
métalliques rongées par la rouille, puis quelque chose le dérangea, le
sortit de sa torpeur, l’empêcha d’aller au bout de son geste, le ramena
à l’instant présent, à l’obscurité glaciale de la remorque. Il eut
quelques secondes d’affolement avant de prendre conscience que les
couvertures et les draps gisaient à ses pieds. Aux battements précipités de son cœur se superposait un autre bruit, répété, insistant, entrecoupé d’éclats de voix.
Quelqu’un frappait au hayon de la remorque.
« Solman… Solman… »
La voix lui était vaguement familière, mais il ne parvenait pas à lui
associer un visage. Il prit une longue inspiration pour essayer de calmer les tremblements de ses membres, enclencha le cran de sûreté et
remisa son pistolet dans la ceinture de son pantalon. Ce retour brutal
à la vie l’étourdissait, comme un afflux soudain d’oxygène après une
longue strangulation. Ses gestes et ses pensées étaient aussi mal assurés que s’il avait bu d’un trait un litre d’alcool de baie.
« Qui est-ce ?
– Ismahil… L’Albain.
– Qu’est-ce que vous me voulez ?
– Kadija a été empoisonnée. »
À tâtons, Solman déverrouilla le hayon et l’accompagna dans son
mouvement de bascule. Le froid se rua comme un fauve à l’intérieur
de la remorque et le saisit de la tête aux pieds. Il entrevit le visage d’Ismahil engoncé dans le col fourré et relevé d’un ample manteau. Des
flocons de neige se déposaient en silence sur son crâne chauve et ses
épaules. Solman enfila rapidement ses bottes et sa canadienne.
« Comment c’est arrivé ?
– Quelqu’un est venu déposer deux gâteaux à la voiture, répondit
Ismahil.
– Qui ? Un enfant ? »
Le vieil homme haussa les épaules. Il paraissait plus ennuyé que
peiné, comme si l’empoisonnement d’une jeune fille – de sa petite-fille, en principe – relevait de la simple anecdote dans sa hiérarchie
personnelle des événements.
« Je ne sais pas, je n’ai pas vu le livreur. Notre compagne de voiture,
Mahielle, m’a seulement averti que quelqu’un nous avait apporté un
cadeau.
– Et elle ? Elle l’a peut-être aperçu ?
– Je ne lui ai pas posé la question.
– Pourquoi Kadija et pas vous ? »
Ismahil secoua la tête avec un soupçon d’agacement qui creusa ses
deux rides verticales au coin des arcades sourcilières.
« Je ne mange que très peu. Jamais de pâtisserie en tout cas. »
Solman ne prit pas la peine de refermer le hayon avant d’emboîter
le pas à Ismahil. En dehors de lui quand il y dormait, la remorque
n’abritait rien qui pût intéresser les prédateurs animaux ou humains.
Ils dépassèrent une trentaine de camions d’une allure soutenue, cassant à chacun de leurs pas la croûte rigide et superficielle qui recouvrait la neige profonde et encore molle. La froidure de la nuit chassait
la sueur et l’ivresse de Solman, lui rendait la cohérence de ses gestes
et de ses pensées. Son flirt avec la mort – sa tentative de suicide, il fallait bien l’appeler par son nom – lui apparaissait à présent comme un
mauvais rêve, un dédoublement, une parenthèse schizophrénique. En
même temps qu’il l’emplissait d’une immense inquiétude, tempérée
toutefois par l’étrange sérénité d’Ismahil, l’empoisonnement de
Kadija lui redonnait le goût de se battre. Cette tentative d’assassinat –
il fallait bien, là aussi, l’appeler par son nom – portait la signature de
Raïma, la seule experte en poisons du peuple aquariote. Rongée par
la jalousie, elle avait transgressé la frontière qui séparait la vie de la
mort, comme tant d’autres avant elle. Il espéra que Glenn n’était pas
mêlé de loin ou de près à cette histoire. Le garçon était venu lui rendre
visite à deux reprises après leur première entrevue. La fraternité qui
se nouait entre eux se révélait d’autant plus profonde, féconde, qu’elle
n’était pas imposée par le sang. Pour Glenn au moins, il devait se fermer au chant des sirènes de l’au-delà, porter sa vie jusqu’à ce que les
dieux, les anges ou les démons aient décidé de l’accomplissement de
son temps.
La neige habillait d’une carapace claire les camions assoupis. Malgré une sensation persistante d’être épié et suivi, Solman ne discerna
aucune silhouette, aucun mouvement, aucune lueur sur la piste qui
filait comme une voleuse livide entre les masses sombres des montagnes.
« Nous y sommes », souffla Ismahil.
Plus petite que dans les souvenirs de Solman, la voiture n’avait pas
fière allure avec sa tôle cabossée, écaillée, les meurtrissures qui abritaient les nids de rouille. Le chauffeur n’avait pas détaché la remorque
attachée à son crochet, au mépris de toute règle de sécurité. Bien que
ténue, vacillante, la lueur qui brillait par la vitre semblait découper un
rectangle aveuglant sur la nuit.
Ismahil se hissa sur le marchepied, ouvrit la porte et s’engouffra
dans la voiture. Solman le suivit, pénétra dans un vestibule bordé de
cloisons, puis s’avança dans le couloir central qui séparait les deux
réduits minuscules abusivement appelés chambres. La flamme d’une
bougie éclairait le visage d’une vieille femme aux longs cheveux
blancs et à la peau fanée assise à la table scellée au plancher. Emmitouflée dans une robe de chambre élimée, Mahielle leva sur les deux
hommes un regard où se lisait un ennui courroucé. L’intrusion des
deux Albains l’avait contrainte à se séparer de son fils et de sa bru, et,
si le jeune couple avait saisi l’occasion avec un empressement qui en
disait long sur son besoin d’indépendance, elle n’avait toujours pas
digéré cette dispersion ni n’avait accepté de partager son intimité avec
des étrangers. Cependant, puisque le donneur entrait chez elle,
puisque le donneur représentait l’autorité jusqu’à ce que le peuple
rappelle les anciens père et mère, elle s’efforça de faire bonne figure,
poussant le zèle jusqu’à éclairer sa face éteinte d’une ébauche de sourire.
Les rideaux grands ouverts dévoilaient l’intérieur des deux
chambres qui se regardaient par-dessus la table. L’une, celle de gauche,
la plus spacieuse, se meublait d’un grand lit recouvert de quatre ou
cinq couvertures, l’autre, de deux couchettes étroites et superposées
reliées l’une à l’autre par une échelle rivée aux montants. Solman
supposa que Mahielle s’était réservé le grand lit pendant que son fils
et sa bru occupaient les couchettes, rendant un peu plus compliqué,
un peu plus acrobatique, le rapprochement entre les jeunes époux et
consolidant ainsi sa position de reine de la voiture. Un poêle à gaz
ronflait au bout du couloir et diffusait une chaleur probablement
deux ou trois fois supérieure à celle autorisée par les consignes.
Kadija reposait sur la couchette du bas, allongée sur le drap, les
yeux clos, vêtue de la robe de laine que, sur l’ordre de Solman, lui
avait confectionnée un tisserand. La pâleur de son visage contrastait
de manière presque insoutenable avec la noirceur de sa chevelure,
répandue autour de sa tête et sur l’oreiller comme un soleil nocturne.
Le relâchement de ses traits épurait sa beauté, lui donnait l’allure
d’une fée des légendes dormantes.
« Est-ce qu’elle est… »
Solman ne put aller au bout de sa question. Il se rendait compte,
devant son corps inerte, que la disparition de la jeune femme représenterait une perte incommensurable, irréparable. La porte se fermerait définitivement sur un monde à peine entrevu et si riche de
promesses.
« Elle survit, dit Ismahil. Elle est entrée dans une sorte de… catalepsie pour lutter contre le poison.
– Catalepsie ?
– Elle a ralenti son métabolisme, ses fonctions vitales, pour se
consacrer au nettoyage de sa physiologie.
– Elle a… le don de faire ça ? »
Ismahil se laissa choir sur un tabouret et s’absorba pendant
quelques secondes dans la contemplation de la flamme dansante de la
bougie. La voiture se trémoussait sous les assauts du vent. À l’autre
extrémité du couloir, dans le coin-cuisine, les ustensiles pendus aux
crochets s’entrechoquaient dans une aubade de tintements feutrés.
« Un don chez les uns peut s’appeler connaissance chez les autres,
dit le vieil homme d’une voix hésitante.
– Et cette connaissance, elle la tient d’où ? Du peuple albain ? »
Ismahil lança un regard de biais à Mahielle, qui ne perdait pas une
miette de leur conversation en dépit de son air boudeur. Visiblement,
il ne tenait pas à s’exprimer devant elle.
« Nous en reparlerons plus tard, ajouta rapidement Solman. Est-ce
qu’il reste du gâteau qui vous a été offert ? »
Ismahil se leva, se rendit dans le coin-cuisine et en revint avec une
assiette métallique qu’il posa sur la table. Le gâteau était en réalité
une de ces gaufres que les Aquariotes confectionnaient avec de la
farine de blé, des œufs, du lait, du miel, et qu’ils faisaient frire dans
des récipients métalliques appropriés. Celle-ci se présentait sous la
forme grossière d’un cœur alvéolé, saupoudré d’une fine couche de
sucre de fruits troqué par des peuples de l’Europe de l’Est. Solman
souleva l’assiette à hauteur de son nez, huma une première odeur de
graisse froide, une deuxième de sucre, une troisième de fleur de rose,
un parfum que certains rajoutaient pour relever le goût, puis une
quatrième, plus âpre mais indécelable au premier abord. Il n’eut
besoin que d’une poignée de secondes pour l’identifier : la même, en
plus diluée, que celle qui s’échappait de la fiole personnelle de Raïma.
Le suc des feuilles grimpantes qui rongeaient les carcasses des engins
militaires à l’abandon. Un poison plus violent que l’ultra-cyanure des
anguilles
GM ou le venin des sauterelles
GM, plus corrosif que le plus
puissant des acides. Une saloperie qui foudroyait instantanément et
transformait les cadavres en éponges sèches. Il jeta un coup d’œil stu
péfait à Kadija : elle s’obstinait à vivre après avoir ingéré la gaufre
entière alors que la première bouchée aurait suffi à tuer un bœuf.
« Kadija est une enfant, murmura Ismahil. Impossible de la raisonner : elle se jette avec frénésie sur tout ce qui est nouveau. Si elle
m’avait écouté, elle n’aurait pas touché cette saleté.
– Comment elle aurait pu savoir que la gaufre était empoisonnée ? » intervint Mahielle.
Ismahil la fixa sans aménité, les yeux plissés, les sourcils froncés,
comme s’il l’évaluait. Elle échappa à la pression intense de son regard
en se réfugiant dans la contemplation forcenée du plancher. La
lumière tremblotante de la bougie dorait ses cheveux blancs et révélait par endroits les plaques sombres qui striaient la peau de son
crâne.
« Toute nourriture est un poison potentiel, comme toute créature
ici-bas n’est qu’un mort en sursis.
– On a tous besoin de manger, objecta Solman.
– Disons que de tout temps l’homme a lié sa survie à l’énergie
fournie par la nourriture. Tu creuseras la terre, tu fabriqueras ton
pain, tu feras tout à la sueur de ton front… enfin quelque chose d’approchant, c’est écrit dans la Bible. L’un des livres des anciennes religions, le Livre selon certains.
– Vous proposez une autre solution ? »
Ismahil délaissa enfin la vieille femme courbée par le poids de son
regard pour dévisager Solman.
« Moi, non. Vois mon corps, il subit le même déclin que les autres.
Je ne m’en plains pas, j’ai accepté de vieillir. (Il désigna Kadija d’un
mouvement de menton sans quitter Solman des yeux : ) Elle peut-être. Je ne la connais pas assez pour…
– Vous ne connaissez pas votre… petite-fille ? »
Un sourire désabusé flotta sur les lèvres brunes d’Ismahil.
« Le temps m’a manqué pour apprendre à la connaître. Le ciel
envoie parfois des présents énigmatiques. »
Solman s’aperçut que Mahielle les écoutait avec une attention
sournoise mais soutenue et estima une nouvelle fois que le moment
était mal venu d’approfondir cette conversation.
« Avez-vous vu la personne qui a déposé les gaufres ? demanda-t-il
à la vieille femme.
– Non. Quelqu’un a frappé et crié : “Un présent pour les
Albains !” Je suis sortie, l’assiette était posée sur le marchepied, mais
je n’ai vu personne autour de la voiture.
– La voix, c’était celle d’un homme, d’une femme ?
– Un homme, je crois, je n’en suis pas sûre… »
Il ne décela pas la musique du mensonge dans sa voix, ni dans ses
pensées. D’elle il n’y avait rien d’autre à tirer qu’une rancœur tenace
contre les deux étrangers qui l’avaient séparée de son fils. Il reporta
son attention sur Kadija. Un silence total émanait de son esprit et de
son corps, le silence morne des batailles perdues. Il se mordit la lèvre
inférieure jusqu’au sang.
« Qu’est-ce qu’on peut faire pour elle ? »
Sa voix rebondit sur les cloisons comme un torrent furieux et
agrandit d’effroi les yeux de Mahielle. Ismahil haussa les épaules.
« Attendre. »