On frappa à la porte. Solman prit le temps de glisser une bûche
dans le fourneau du poêle avant d’aller ouvrir. Il entrevit, par la
lucarne de la porte hérissée de barreaux métalliques, les lumières
tremblantes des bougies, des poêles et des âtres qui, en contrebas,
découpaient les ouvertures des bâtiments plongés dans l’obscurité.
Ismahil était monté se coucher – ou seulement s’allonger, il ne dormait jamais d’après Mahielle – depuis un bon moment dans la
chambre où reposait Kadija.
Solman partageait la maison avec les deux Albains. Les occupants
précédents, des soldats de la ligne PMP comme l’indiquaient les uniformes abandonnés çà et là avec, sertis dans le col des vareuses, le drapeau rouge étoilé et l’ours stylisé, avaient enduit les murs de pierre,
les sols et les plafonds d’un béton indestructible. Toutes les ouvertures étaient pourvues de barreaux épais et étroits fabriqués dans un
métal inoxydable.
Avec les uniformes, parfois dans les uniformes, les Aquariotes
avaient trouvé bon nombre de squelettes qu’ils avaient dû balancer
du haut des remparts de la petite ville fortifiée. On n’avait relevé
aucune trace de bataille, aucun impact de balle sur les murs, sur les
vitres, sur les épaves disséminées dans les ruelles ; les meubles rongés
par l’humidité, chaises, tables, couchettes, étaient restés debout. Les
soldats de l’axe PMP n’avaient pas eu la possibilité de riposter, terrassés par un gaz fulgurant ou foudroyés par des insectes venimeux,
parfois surpris dans leur sommeil, on avait découvert quelques squelettes dans les lits, enveloppés de pans de draps poussiéreux comme
d’autant de bandelettes usagées. En revanche, leurs armes étaient restées introuvables, comme si le premier soin de l’armée ennemie avait
été de passer les récupérer après le massacre. De même on ne relevait
aucune présence animale, pas l’un de ces rats agressifs au poil noir et
rêche qui pullulaient d’habitude dans les ruines des anciennes cités.
La répartition des Aquariotes dans les bâtisses n’avait pas été une
tâche facile, chaque famille cherchant à obtenir les meilleures conditions de logement. Solman ne s’en était pas mêlé, déléguant bien
volontiers cette tâche à Irwan et Gwenuver. Ils souhaitaient renouer
avec leurs anciennes prérogatives de père et de mère, grand bien leur
fasse ! Et qu’ils en supportent les conséquences ! Lui-même n’avait
pas tiqué lorsqu’on lui avait assigné sa résidence, une petite maison
située tout en haut de la forteresse et dont le toit de béton, dominant
le rempart, était exposé aux vents, au froid et aux tempêtes de neige.
Il n’avait même pas eu à réclamer la compagnie des deux Albains, on
la lui avait imposée, dans le but probable de lui signifier que son
peuple le regardait désormais comme un étranger.
Il avait nettoyé l’habitation de fond en comble avec l’aide d’Ismahil. Sans eau, puisque la consigne était de l’économiser, mais avec des
chiffons imbibés de neige. Placé au milieu de la pièce qui servait de
cuisine, de salle à manger et de salon, le vieux poêle en fonte diffusait
sa chaleur dans les deux chambres et dans l’ancienne salle de bains
dont ils gardaient les portes ouvertes. Les intendants leur avaient distribué des draps, des couvertures, des ustensiles de cuisine, des bûches
ainsi qu’une réserve de vivres et cinq jerrycans d’eau qui, en principe,
couvraient leurs besoins pour une semaine. Cependant, comme
Ismahil mangeait, buvait et se lavait peu, comme Kadija restait inerte,
les rations assuraient davantage que le strict nécessaire, hormis le
bois, qu’il fallait aller chercher régulièrement dans l’ancienne église
transformée en entrepôt. Ils faisaient chauffer les aliments sur les
ronds du poêle et, parfois, avec la permission d’Ismahil, Solman se
payait le luxe de remplir la baignoire à l’émail écaillé d’eau bouillante
et de plonger un long moment dans un bain régénérateur. Il n’avait
pas été exonéré des tours de garde effectués sur les hauteurs du rempart ou derrière la porte basse du tunnel d’accès hermétiquement
rebouchée avec des pierres et des épaves d’engins militaires.
Il fut étonné de découvrir la silhouette enrobée de Gwenuver sur
le seuil de la porte, la face encadrée par un fichu de laine, le corps
enveloppé dans un ample manteau. Poussés par un vent irascible,
quelques flocons de neige s’engouffrèrent dans l’embrasure et s’éparpillèrent dans la pièce avec la vivacité silencieuse de papillons de nuit.
« Eh bien, on n’invite pas sa mère à entrer ? »
Une moue maniérée brisait la rondeur du visage de Gwenuver.
« Ma mère est morte depuis bien longtemps, rétorqua Solman avec
froideur. Qui vous envoie ? »
L’ardeur effrontée avec laquelle elle le fixa contrastait avec l’inquiétude sous-jacente qui imprégnait ses gestes et sa voix.
« Personne. Il m’arrive de prendre des initiatives personnelles, et
plus souvent que tu crois. »
Elle ne mentait pas, mais elle masquait ses mobiles avec une prudence de chatte sauvage.
« Il fait froid dehors », reprit-elle après avoir lancé un bref regard
sur la ruelle en pente.
Solman s’effaça pour la laisser entrer, puis il referma la porte
métallique et tira le verrou. Elle retira ses gants, son fichu, son manteau, secoua sa chevelure grise et se dirigea vers le poêle au-dessus
duquel elle étendit les mains. Elle portait une veste courte et un pantalon d’un tissu gris et épais qui, en épousant ses formes, alourdissaient encore sa silhouette.
« Que me voulez-vous ? attaqua Solman en venant se placer en
face d’elle de l’autre côté du poêle.
– Essayer de mettre un terme à cette situation absurde, répondit-elle après quelques secondes de silence. Rapprocher les uns et les
autres. Maintenant que nous sommes à l’abri… »
Elle s’interrompit et lui adressa un sourire hésitant. La chaleur du
poêle redonnait des couleurs à son visage et de l’éclat à ses yeux clairs.
« Maintenant que tu nous as trouvé un abri, corrigea-t-elle, nous
pouvons peut-être taire nos petites querelles et œuvrer ensemble au
salut du peuple aquariote.
– Vous classez l’assassinat de mes parents, l’empoisonnement
des Slangs et tout le reste dans la rubrique petites querelles ? » lança
Solman.
Elle marqua le coup d’un raidissement de tout son corps. Les ronflements du poêle rythmèrent un silence devenu oppressant.
« Tes parents, les Slangs, le reste, tout cela a été pensé et organisé
par mère Katwrinn, réussit-elle à articuler. Tu l’as toi-même entendue se vanter de…
– Les absents ont toujours tort, n’est-ce pas ? Elle se serait trahie
bien avant si vous aviez eu la lucidité ou le courage de lui résister.
– Katwrinn était… comment dire ? si… persuasive. Notre erreur
a été de croire qu’elle se vouait corps et âme au bien du peuple aquariote. Tu es né avec le don de clairvoyance, Solman, et, reconnais-le,
elle a réussi à te tromper pendant plus de douze ans. »
Ce fut au tour de Solman d’accuser le coup. La douleur à sa jambe
se réveilla tout à coup, comme un creuset où se fondaient instantanément les regrets, les manques et les doutes.
« Mon erreur à moi a été de vous regarder avec les yeux de l’affection, dit-il d’une voix sourde.
– Ce n’était pas une erreur. Nous t’aimions… nous t’aimons toujours comme un fils.
– Et pour me le prouver, vous répandez le bruit de ma folie, vous
dressez les Aquariotes contre moi… »
Elle l’interrompit d’un geste suppliant de la main.
« Ils n’ont pas compris ta décision de les emmener dans l’hiver du
Nord, ils sont venus se plaindre à nous. Que pouvions-nous faire
d’autre que les écouter ? Devions-nous les rejeter, les abandonner
dans leur désespoir ? Laisser croître leur colère ? Tu as parfois tort
d’avoir raison, Solman, c’est le lot de tous les clairvoyants.
– Je n’ai ni raison ni tort. La manipulation ne m’intéresse pas, j’essaie seulement d’écouter mes perceptions. »
Il s’assit sur une chaise grinçante pour soulager sa jambe douloureuse. La crosse du pistolet de Chak lui pénétra profondément dans
les plis du ventre.
« Ils n’ont pas les mêmes perceptions que toi, dit Gwenuver. Et ce
qui te paraît juste leur semble injuste.
– Et vous, vénérée mère, qu’est-ce qui vous paraît juste ? »
La flamme de la bougie posée sur la table s’éteignit, la pièce sombra
dans une nuit compacte et hachée par les éclats rougeoyants du poêle.
« Que nous réunissions nos forces au lieu de les disperser.
– Qu’est-ce que vous comptez gagner dans l’affaire ? »
Elle se raidit à nouveau, offusquée par la question.
« Rien… rien d’autre que la satisfaction du devoir accompli.
– Vous espérez vous racheter ? poursuivit Solman avec un regard
aigu. Laver le sang sur vos mains ? Prouver votre importance aux
yeux des Aquariotes ? »
Elle poussa un long soupir avant de ramener ses bras le long de son
corps.
« Je suppose qu’il ne sert à rien de tricher maintenant que tu ne me
regardes plus avec les yeux de l’affection. Je suppose également que
l’intérêt que nous portons à la collectivité n’est qu’une façon comme
une autre de poursuivre un but personnel. Tu n’échappes pas à la
règle, Solman. »
Il dut reconnaître qu’il lui ressemblait sur ce point, que les intérêts
collectif et individuel s’imbriquaient en lui de telle manière qu’il lui
était impossible de les dissocier. Sa clairvoyance ne lui servait pas seulement à guider le peuple aquariote sur les chemins hostiles de l’Europe, il l’utilisait aussi et surtout pour descendre en lui, pour explorer
le labyrinthe tortueux de son esprit, pour échapper à la prison de l’espace-temps, pour trouver un passage vers un autre état, une autre
réalité.
« Vous avez raison, dit-il en renversant la nuque par-dessus le dossier de la chaise. Qu’importent votre envie de rachat, votre besoin de
reconnaissance, qu’importe le passé… »
Gwenuver s’engouffra immédiatement dans la brèche.
« C’est exactement ce que je te propose : faire du passé table rase,
repartir de zéro, se consacrer au présent. Contrairement à Irwan et à
Raïma, je persiste à penser que ton don nous est indispensable.
– Si je comprends bien, vénérée mère, vous venez m’offrir une
alliance contre vos deux alliés. »
Elle contourna le poêle, tira un tabouret du dessous de la table et
vint s’asseoir près de lui. Il décela son odeur fade sous l’essence de
fleurs sauvages dont elle s’était parfumée. Autant il avait éprouvé
de la compassion pour mère Katwrinn, autant il ne ressentait pour
elle qu’une indifférence teintée de mépris. Il se le reprochait, car elle
était sincère dans sa démarche, mais, depuis qu’elle s’était violemment disputée avec Raïma sur les bords de la Baltique, depuis qu’il
avait osé la sonder, le lien s’était distendu, et il n’avait ni la volonté ni
la force de surmonter sa déception, son désenchantement.
« Pas contre eux, mais en dépit d’eux. – Elle parlait à voix basse,
comme si elle voulait l’emberlificoter dans son secret. – Ils ne sont pas
mûrs pour une réconciliation, Raïma parce qu’elle est jalouse de l’Albaine…
– Jalouse d’une agonisante ! Qu’elle a elle-même empoisonnée.
– Elle m’a juré qu’elle n’était pour rien dans cette histoire. Quelqu’un a dérobé une de ses fioles de poison dans sa voiture. Si tu veux
en avoir le cœur net, tu n’as qu’à la soumettre au jugement : tu verras
qu’elle dit la vérité, j’en suis convaincue.
– Comment pourrais-je la sonder ? Elle me fuit comme la peste.
– La cérémonie publique d’adoption aura lieu demain après-midi
dans l’église. Viens discrètement, et tu auras la possibilité de te faire
une opinion. »
Solman se leva, incapable de supporter plus longtemps la promiscuité imposée par son interlocutrice. Le poêle ronflait comme un
moteur, et son tuyau de métal anodisé, qui se jetait dans le conduit de
la cheminée, émettait des craquements répétés.
« Vous ne m’avez pas consulté ! – Il ne chercha pas à retenir l’acrimonie qui tirait sa voix dans les aigus. – Et sans l’aval d’un donneur,
une adoption ne vaut rien. Rien ! »
Il prit conscience que son statut de donneur avait forgé en lui un
orgueil sournois mais immense. Il s’était toujours figuré que les
autres dépendaient de sa force d’attraction et gravitaient autour de lui
comme des planètes autour de leur étoile. Oh, bien sûr, il avait préféré
imaginer que mère Nature l’avait voulu ainsi, comme elle avait voulu
qu’il y eût des étoiles et des planètes, mais il s’était gonflé d’importance, et sa mise à l’écart dans l’organisation de cette cérémonie lui
faisait l’effet d’une humiliation, d’une mortification. Pourtant, combien de fois avait-il rêvé d’être dispensé de son rôle et élevé au rang
d’un homme ordinaire ? Loin de subir sa différence, comme il s’était
complu à le croire, il s’en était nourri, il l’avait revendiquée, cultivée,
et ses aspirations à la normalité n’avaient été que des leurres destinés
à masquer sa suffisance.
« Tu as tenu Irwan à l’écart dans ta décision de remonter vers le
Nord, il ne te l’a pas pardonné, dit Gwenuver. Mais je serai un pont
secret entre toi et lui, entre Raïma et toi, et, quand les rancœurs se
seront apaisées, vous pourrez vous retrouver. »
Solman hocha la tête avec un sourire amer.
« De quelle paix parlez-vous, vénérée mère ? Vous pensez donc que
nous sommes à l’abri dans cette forteresse ? Nos ennemis savent très
bien où nous sommes.
– Ridicule. Comment auraient-ils pu le savoir ?
– Je n’en ai aucune idée, mais leurs légions convergent vers le
Massif central. »
Gwenuver se leva à son tour et eut un geste d’exaspération.
« Quel ennemi, Solman ? Seuls les chiens sauvages et les Slangs
nous ont attaqués.
– Les bakous nous ont pourtant prévenus que…
– Ces fous ? Ils vivent en permanence dans le sang de leurs
propres mutilations. La faim, la soif, la fièvre et le froid les font délirer.
– Raïma aussi parle d’Apocalypse.
– Raïma ? Elle s’éteint à petit feu et considère que le monde se
meurt en même temps qu’elle.
– Vous prétendez que mon don vous est indispensable et vous
refusez de m’entendre ? »
Les éclats rageurs de sa voix demeurèrent suspendus quelques instants dans l’obscurité de la pièce.
« Le don véritable, mon fils, pas les fruits de ton imagination,
répondit Gwenuver. Katwrinn avait raison de distinguer l’inconscient, la clairvoyance, du mental, l’illusionniste. Retrouve l’essence du
don, débarrasse-le de toutes les idées parasites inoculées par le Livre
de Raïma, redeviens l’être pur que nous avons connu autrefois.
– Désolé, vénérée mère : j’ai perdu ma virginité. Et maintenant,
avec votre permission, j’aimerais aller me coucher. »
Elle acquiesça d’un mouvement de tête, noua le fichu autour de sa
tête, enfila son manteau et ses gants, se dirigea vers la porte, se
retourna, la main posée sur le verrou.
« Prends le temps de la réflexion. Quand tu auras une réponse à me
donner, positive ou négative, arrange-toi pour me le faire savoir. Par
l’intermédiaire de Jean, peut-être, j’ai appris que vous vous voyiez
régulièrement, toi et lui. Une dernière chose… »
Elle lâcha le verrou, se rapprocha de lui et ajouta, d’une voix à
peine audible :
« Méfie-toi des Albains. Nous sommes nombreux à penser qu’ils
cherchent à nous diviser. Ils n’ont pas été officiellement adoptés, et
nous devrons bientôt prendre une décision à leur sujet. »
Elle resserra les pans de son fichu et sortit dans la nuit hantée par
les flocons de neige. Solman la vit disparaître derrière une épave
échouée en travers dans la ruelle descendante. Il laissa la porte
ouverte pendant quelques minutes, le temps que se dispersent
l’ombre pâle de son odeur et les effluves entêtants de son parfum.
La dernière bûche s’était consumée dans le poêle et le froid descendait peu à peu sur la chambre. Les trois couvertures ne suffisaient pas
à réchauffer Solman, nu sous le drap, mais il aurait fallu bien plus
qu’un fourneau ronflant à plein régime pour l’empêcher de grelotter.
Jamais il ne s’était senti aussi démuni, aussi désemparé que dans la
solitude glacée de cette chambre capitonnée de béton. Le passage de
mère Gwenuver avait laissé des traces dans son organisme, comme
un virus à effet retard grignotant ses défenses immunitaires. Il avait
ressenti les mêmes doutes, la même fragilité, face aux accusations de
mère Katwrinn, mais ils se trouvaient multipliés par dix, par cent,
dans la paix nocturne froissée par les hurlements du vent.
Est-ce qu’il n’était pas en train de devenir fou ?
Son esprit était-il suffisamment puissant et pervers pour l’entretenir dans un monde illusoire ? Les images et les sensations qui s’imposaient à lui avec une fréquence et une clarté constantes n’étaient-elles
pas de pures et simples affabulations élaborées par un cerveau détraqué ?
Les épisodes du relais de Galice, des sauterelles
GM et de l’éruption
volcanique tendaient à prouver, au contraire, que sa vision était en
prise sur le réel, mais, comme l’avaient affirmé les vénérées mères
Katwrinn et Gwenuver, il se pouvait très bien qu’il recouvre l’essence
de son don dans des circonstances particulières, comme si le mental
débordé cessait de fonctionner pour transmettre le relais à l’inconscient. Sans avoir l’air d’y toucher, Gwenuver avait posé deux conditions à sa réadmission dans le sein du peuple aquariote : un, qu’il
accepte de redevenir simple donneur, c’est-à-dire qu’il réintègre les
limites d’une fonction purement consultative et fasse acte d’allégeance au nouveau conseil, deux, qu’il se désolidarise des deux
Albains qu’on s’apprêtait à chasser de la forteresse. Et la brève allusion de la visiteuse à ses relations avec Glenn-Jean était une menace
voilée, un champ potentiel de représailles.
Il passa en revue les rangs de ses partisans, ou du moins de ceux
qu’il considérait comme ses partisans : Glenn, en premier rang,
Moram, parce que celui-là, avec son bon sens et ses muscles épais,
n’était pas du genre à se laisser influencer, Chak, peut-être, encore
qu’il ne lui eût pas rendu une seule visite depuis qu’ils s’étaient installés dans la forteresse, quelques chauffeurs encore, dont le vieux
Josah, trois ou quatre femmes qui ne portaient pas Raïma dans leur
cœur, une des deux jeunes sourcières qui le regardait avec un peu plus
que de la sympathie, et puis… et puis… Les autres se hâtaient de
reconstruire le monde qui avait vacillé lors du grand rassemblement
et au relais de Galice. La hiérarchie, les rites, la répartition des tâches,
autant de constructions qui les rassuraient, qui leur donnaient l’impression d’évoluer dans les limbes d’une matrice.
Il n’avait pas perçu d’autres voix, d’autres musiques, dans la
démarche de Gwenuver, mais c’était tout le peuple aquariote qui
s’était exprimé par sa bouche. Ou il se pliait à leurs règles, ou ils l’excluaient, comme ils étaient déjà déterminés à exclure Kadija et Ismahil. Ils aspiraient seulement à parcourir un chemin déchiffré pendant
des millénaires, si souvent balisé qu’il apparaissait comme la seule
voie vers la vérité.
Un bruit de pas précipités tira Solman de ses pensées. Il leva la tête,
vit une ombre grise se ruer dans sa chambre, glissa la main sous le
traversin, agrippa la crosse du pistolet.
« C’est moi, Ismahil… »
Une couronne de cheveux clairs encerclant un crâne lisse, une chemise blanche flottant sur des jambes maigres.
« Kadija… Kadija… »
Les mots se bousculaient dans la gorge du vieil Albain. La respiration de Solman se suspendit.
« Elle est… elle est…
– Elle est quoi ? hurla Solman.
– Elle s’est réveillée, elle est revenue à la vie ! »