Chapitre 28
On frappa à la porte. Solman prit le temps de glisser une bûche dans le fourneau du poêle avant d’aller ouvrir. Il entrevit, par la lucarne de la porte hérissée de barreaux métalliques, les lumières tremblantes des bougies, des poêles et des âtres qui, en contrebas, découpaient les ouvertures des bâtiments plongés dans l’obscurité. Ismahil était monté se coucher – ou seulement s’allonger, il ne dormait jamais d’après Mahielle – depuis un bon moment dans la chambre où reposait Kadija.
Solman partageait la maison avec les deux Albains. Les occupants précédents, des soldats de la ligne PMP comme l’indiquaient les uniformes abandonnés çà et là avec, sertis dans le col des vareuses, le drapeau rouge étoilé et l’ours stylisé, avaient enduit les murs de pierre, les sols et les plafonds d’un béton indestructible. Toutes les ouvertures étaient pourvues de barreaux épais et étroits fabriqués dans un métal inoxydable.
Avec les uniformes, parfois dans les uniformes, les Aquariotes avaient trouvé bon nombre de squelettes qu’ils avaient dû balancer du haut des remparts de la petite ville fortifiée. On n’avait relevé aucune trace de bataille, aucun impact de balle sur les murs, sur les vitres, sur les épaves disséminées dans les ruelles ; les meubles rongés par l’humidité, chaises, tables, couchettes, étaient restés debout. Les soldats de l’axe PMP n’avaient pas eu la possibilité de riposter, terrassés par un gaz fulgurant ou foudroyés par des insectes venimeux, parfois surpris dans leur sommeil, on avait découvert quelques squelettes dans les lits, enveloppés de pans de draps poussiéreux comme d’autant de bandelettes usagées. En revanche, leurs armes étaient restées introuvables, comme si le premier soin de l’armée ennemie avait été de passer les récupérer après le massacre. De même on ne relevait aucune présence animale, pas l’un de ces rats agressifs au poil noir et rêche qui pullulaient d’habitude dans les ruines des anciennes cités.
La répartition des Aquariotes dans les bâtisses n’avait pas été une tâche facile, chaque famille cherchant à obtenir les meilleures conditions de logement. Solman ne s’en était pas mêlé, déléguant bien volontiers cette tâche à Irwan et Gwenuver. Ils souhaitaient renouer avec leurs anciennes prérogatives de père et de mère, grand bien leur fasse ! Et qu’ils en supportent les conséquences ! Lui-même n’avait pas tiqué lorsqu’on lui avait assigné sa résidence, une petite maison située tout en haut de la forteresse et dont le toit de béton, dominant le rempart, était exposé aux vents, au froid et aux tempêtes de neige. Il n’avait même pas eu à réclamer la compagnie des deux Albains, on la lui avait imposée, dans le but probable de lui signifier que son peuple le regardait désormais comme un étranger.
Il avait nettoyé l’habitation de fond en comble avec l’aide d’Ismahil. Sans eau, puisque la consigne était de l’économiser, mais avec des chiffons imbibés de neige. Placé au milieu de la pièce qui servait de cuisine, de salle à manger et de salon, le vieux poêle en fonte diffusait sa chaleur dans les deux chambres et dans l’ancienne salle de bains dont ils gardaient les portes ouvertes. Les intendants leur avaient distribué des draps, des couvertures, des ustensiles de cuisine, des bûches ainsi qu’une réserve de vivres et cinq jerrycans d’eau qui, en principe, couvraient leurs besoins pour une semaine. Cependant, comme Ismahil mangeait, buvait et se lavait peu, comme Kadija restait inerte, les rations assuraient davantage que le strict nécessaire, hormis le bois, qu’il fallait aller chercher régulièrement dans l’ancienne église transformée en entrepôt. Ils faisaient chauffer les aliments sur les ronds du poêle et, parfois, avec la permission d’Ismahil, Solman se payait le luxe de remplir la baignoire à l’émail écaillé d’eau bouillante et de plonger un long moment dans un bain régénérateur. Il n’avait pas été exonéré des tours de garde effectués sur les hauteurs du rempart ou derrière la porte basse du tunnel d’accès hermétiquement rebouchée avec des pierres et des épaves d’engins militaires.
Il fut étonné de découvrir la silhouette enrobée de Gwenuver sur le seuil de la porte, la face encadrée par un fichu de laine, le corps enveloppé dans un ample manteau. Poussés par un vent irascible, quelques flocons de neige s’engouffrèrent dans l’embrasure et s’éparpillèrent dans la pièce avec la vivacité silencieuse de papillons de nuit.
« Eh bien, on n’invite pas sa mère à entrer ? »
Une moue maniérée brisait la rondeur du visage de Gwenuver.
« Ma mère est morte depuis bien longtemps, rétorqua Solman avec froideur. Qui vous envoie ? »
L’ardeur effrontée avec laquelle elle le fixa contrastait avec l’inquiétude sous-jacente qui imprégnait ses gestes et sa voix.
« Personne. Il m’arrive de prendre des initiatives personnelles, et plus souvent que tu crois. »
Elle ne mentait pas, mais elle masquait ses mobiles avec une prudence de chatte sauvage.
« Il fait froid dehors », reprit-elle après avoir lancé un bref regard sur la ruelle en pente.
Solman s’effaça pour la laisser entrer, puis il referma la porte métallique et tira le verrou. Elle retira ses gants, son fichu, son manteau, secoua sa chevelure grise et se dirigea vers le poêle au-dessus duquel elle étendit les mains. Elle portait une veste courte et un pantalon d’un tissu gris et épais qui, en épousant ses formes, alourdissaient encore sa silhouette.
« Que me voulez-vous ? attaqua Solman en venant se placer en face d’elle de l’autre côté du poêle.
– Essayer de mettre un terme à cette situation absurde, répondit-elle après quelques secondes de silence. Rapprocher les uns et les autres. Maintenant que nous sommes à l’abri… »
Elle s’interrompit et lui adressa un sourire hésitant. La chaleur du poêle redonnait des couleurs à son visage et de l’éclat à ses yeux clairs.
« Maintenant que tu nous as trouvé un abri, corrigea-t-elle, nous pouvons peut-être taire nos petites querelles et œuvrer ensemble au salut du peuple aquariote.
– Vous classez l’assassinat de mes parents, l’empoisonnement des Slangs et tout le reste dans la rubrique petites querelles ? » lança Solman.
Elle marqua le coup d’un raidissement de tout son corps. Les ronflements du poêle rythmèrent un silence devenu oppressant.
« Tes parents, les Slangs, le reste, tout cela a été pensé et organisé par mère Katwrinn, réussit-elle à articuler. Tu l’as toi-même entendue se vanter de…
– Les absents ont toujours tort, n’est-ce pas ? Elle se serait trahie bien avant si vous aviez eu la lucidité ou le courage de lui résister.
– Katwrinn était… comment dire ? si… persuasive. Notre erreur a été de croire qu’elle se vouait corps et âme au bien du peuple aquariote. Tu es né avec le don de clairvoyance, Solman, et, reconnais-le, elle a réussi à te tromper pendant plus de douze ans. »
Ce fut au tour de Solman d’accuser le coup. La douleur à sa jambe se réveilla tout à coup, comme un creuset où se fondaient instantanément les regrets, les manques et les doutes.
« Mon erreur à moi a été de vous regarder avec les yeux de l’affection, dit-il d’une voix sourde.
– Ce n’était pas une erreur. Nous t’aimions… nous t’aimons toujours comme un fils.
– Et pour me le prouver, vous répandez le bruit de ma folie, vous dressez les Aquariotes contre moi… »
Elle l’interrompit d’un geste suppliant de la main.
« Ils n’ont pas compris ta décision de les emmener dans l’hiver du Nord, ils sont venus se plaindre à nous. Que pouvions-nous faire d’autre que les écouter ? Devions-nous les rejeter, les abandonner dans leur désespoir ? Laisser croître leur colère ? Tu as parfois tort d’avoir raison, Solman, c’est le lot de tous les clairvoyants.
– Je n’ai ni raison ni tort. La manipulation ne m’intéresse pas, j’essaie seulement d’écouter mes perceptions. »
Il s’assit sur une chaise grinçante pour soulager sa jambe douloureuse. La crosse du pistolet de Chak lui pénétra profondément dans les plis du ventre.
« Ils n’ont pas les mêmes perceptions que toi, dit Gwenuver. Et ce qui te paraît juste leur semble injuste.
– Et vous, vénérée mère, qu’est-ce qui vous paraît juste ? »
La flamme de la bougie posée sur la table s’éteignit, la pièce sombra dans une nuit compacte et hachée par les éclats rougeoyants du poêle.
« Que nous réunissions nos forces au lieu de les disperser.
– Qu’est-ce que vous comptez gagner dans l’affaire ? »
Elle se raidit à nouveau, offusquée par la question.
« Rien… rien d’autre que la satisfaction du devoir accompli.
– Vous espérez vous racheter ? poursuivit Solman avec un regard aigu. Laver le sang sur vos mains ? Prouver votre importance aux yeux des Aquariotes ? »
Elle poussa un long soupir avant de ramener ses bras le long de son corps.
« Je suppose qu’il ne sert à rien de tricher maintenant que tu ne me regardes plus avec les yeux de l’affection. Je suppose également que l’intérêt que nous portons à la collectivité n’est qu’une façon comme une autre de poursuivre un but personnel. Tu n’échappes pas à la règle, Solman. »
Il dut reconnaître qu’il lui ressemblait sur ce point, que les intérêts collectif et individuel s’imbriquaient en lui de telle manière qu’il lui était impossible de les dissocier. Sa clairvoyance ne lui servait pas seulement à guider le peuple aquariote sur les chemins hostiles de l’Europe, il l’utilisait aussi et surtout pour descendre en lui, pour explorer le labyrinthe tortueux de son esprit, pour échapper à la prison de l’espace-temps, pour trouver un passage vers un autre état, une autre réalité.
« Vous avez raison, dit-il en renversant la nuque par-dessus le dossier de la chaise. Qu’importent votre envie de rachat, votre besoin de reconnaissance, qu’importe le passé… »
Gwenuver s’engouffra immédiatement dans la brèche.
« C’est exactement ce que je te propose : faire du passé table rase, repartir de zéro, se consacrer au présent. Contrairement à Irwan et à Raïma, je persiste à penser que ton don nous est indispensable.
– Si je comprends bien, vénérée mère, vous venez m’offrir une alliance contre vos deux alliés. »
Elle contourna le poêle, tira un tabouret du dessous de la table et vint s’asseoir près de lui. Il décela son odeur fade sous l’essence de fleurs sauvages dont elle s’était parfumée. Autant il avait éprouvé de la compassion pour mère Katwrinn, autant il ne ressentait pour elle qu’une indifférence teintée de mépris. Il se le reprochait, car elle était sincère dans sa démarche, mais, depuis qu’elle s’était violemment disputée avec Raïma sur les bords de la Baltique, depuis qu’il avait osé la sonder, le lien s’était distendu, et il n’avait ni la volonté ni la force de surmonter sa déception, son désenchantement.
« Pas contre eux, mais en dépit d’eux. – Elle parlait à voix basse, comme si elle voulait l’emberlificoter dans son secret. – Ils ne sont pas mûrs pour une réconciliation, Raïma parce qu’elle est jalouse de l’Albaine…
– Jalouse d’une agonisante ! Qu’elle a elle-même empoisonnée.
– Elle m’a juré qu’elle n’était pour rien dans cette histoire. Quelqu’un a dérobé une de ses fioles de poison dans sa voiture. Si tu veux en avoir le cœur net, tu n’as qu’à la soumettre au jugement : tu verras qu’elle dit la vérité, j’en suis convaincue.
– Comment pourrais-je la sonder ? Elle me fuit comme la peste.
– La cérémonie publique d’adoption aura lieu demain après-midi dans l’église. Viens discrètement, et tu auras la possibilité de te faire une opinion. »
Solman se leva, incapable de supporter plus longtemps la promiscuité imposée par son interlocutrice. Le poêle ronflait comme un moteur, et son tuyau de métal anodisé, qui se jetait dans le conduit de la cheminée, émettait des craquements répétés.
« Vous ne m’avez pas consulté ! – Il ne chercha pas à retenir l’acrimonie qui tirait sa voix dans les aigus. – Et sans l’aval d’un donneur, une adoption ne vaut rien. Rien ! »
Il prit conscience que son statut de donneur avait forgé en lui un orgueil sournois mais immense. Il s’était toujours figuré que les autres dépendaient de sa force d’attraction et gravitaient autour de lui comme des planètes autour de leur étoile. Oh, bien sûr, il avait préféré imaginer que mère Nature l’avait voulu ainsi, comme elle avait voulu qu’il y eût des étoiles et des planètes, mais il s’était gonflé d’importance, et sa mise à l’écart dans l’organisation de cette cérémonie lui faisait l’effet d’une humiliation, d’une mortification. Pourtant, combien de fois avait-il rêvé d’être dispensé de son rôle et élevé au rang d’un homme ordinaire ? Loin de subir sa différence, comme il s’était complu à le croire, il s’en était nourri, il l’avait revendiquée, cultivée, et ses aspirations à la normalité n’avaient été que des leurres destinés à masquer sa suffisance.
« Tu as tenu Irwan à l’écart dans ta décision de remonter vers le Nord, il ne te l’a pas pardonné, dit Gwenuver. Mais je serai un pont secret entre toi et lui, entre Raïma et toi, et, quand les rancœurs se seront apaisées, vous pourrez vous retrouver. »
Solman hocha la tête avec un sourire amer.
« De quelle paix parlez-vous, vénérée mère ? Vous pensez donc que nous sommes à l’abri dans cette forteresse ? Nos ennemis savent très bien où nous sommes.
– Ridicule. Comment auraient-ils pu le savoir ?
– Je n’en ai aucune idée, mais leurs légions convergent vers le Massif central. »
Gwenuver se leva à son tour et eut un geste d’exaspération.
« Quel ennemi, Solman ? Seuls les chiens sauvages et les Slangs nous ont attaqués.
– Les bakous nous ont pourtant prévenus que…
– Ces fous ? Ils vivent en permanence dans le sang de leurs propres mutilations. La faim, la soif, la fièvre et le froid les font délirer.
– Raïma aussi parle d’Apocalypse.
– Raïma ? Elle s’éteint à petit feu et considère que le monde se meurt en même temps qu’elle.
– Vous prétendez que mon don vous est indispensable et vous refusez de m’entendre ? »
Les éclats rageurs de sa voix demeurèrent suspendus quelques instants dans l’obscurité de la pièce.
« Le don véritable, mon fils, pas les fruits de ton imagination, répondit Gwenuver. Katwrinn avait raison de distinguer l’inconscient, la clairvoyance, du mental, l’illusionniste. Retrouve l’essence du don, débarrasse-le de toutes les idées parasites inoculées par le Livre de Raïma, redeviens l’être pur que nous avons connu autrefois.
– Désolé, vénérée mère : j’ai perdu ma virginité. Et maintenant, avec votre permission, j’aimerais aller me coucher. »
Elle acquiesça d’un mouvement de tête, noua le fichu autour de sa tête, enfila son manteau et ses gants, se dirigea vers la porte, se retourna, la main posée sur le verrou.
« Prends le temps de la réflexion. Quand tu auras une réponse à me donner, positive ou négative, arrange-toi pour me le faire savoir. Par l’intermédiaire de Jean, peut-être, j’ai appris que vous vous voyiez régulièrement, toi et lui. Une dernière chose… »
Elle lâcha le verrou, se rapprocha de lui et ajouta, d’une voix à peine audible :
« Méfie-toi des Albains. Nous sommes nombreux à penser qu’ils cherchent à nous diviser. Ils n’ont pas été officiellement adoptés, et nous devrons bientôt prendre une décision à leur sujet. »
Elle resserra les pans de son fichu et sortit dans la nuit hantée par les flocons de neige. Solman la vit disparaître derrière une épave échouée en travers dans la ruelle descendante. Il laissa la porte ouverte pendant quelques minutes, le temps que se dispersent l’ombre pâle de son odeur et les effluves entêtants de son parfum.
La dernière bûche s’était consumée dans le poêle et le froid descendait peu à peu sur la chambre. Les trois couvertures ne suffisaient pas à réchauffer Solman, nu sous le drap, mais il aurait fallu bien plus qu’un fourneau ronflant à plein régime pour l’empêcher de grelotter. Jamais il ne s’était senti aussi démuni, aussi désemparé que dans la solitude glacée de cette chambre capitonnée de béton. Le passage de mère Gwenuver avait laissé des traces dans son organisme, comme un virus à effet retard grignotant ses défenses immunitaires. Il avait ressenti les mêmes doutes, la même fragilité, face aux accusations de mère Katwrinn, mais ils se trouvaient multipliés par dix, par cent, dans la paix nocturne froissée par les hurlements du vent.
Est-ce qu’il n’était pas en train de devenir fou ?
Son esprit était-il suffisamment puissant et pervers pour l’entretenir dans un monde illusoire ? Les images et les sensations qui s’imposaient à lui avec une fréquence et une clarté constantes n’étaient-elles pas de pures et simples affabulations élaborées par un cerveau détraqué ?
Les épisodes du relais de Galice, des sauterellesGM et de l’éruption volcanique tendaient à prouver, au contraire, que sa vision était en prise sur le réel, mais, comme l’avaient affirmé les vénérées mères Katwrinn et Gwenuver, il se pouvait très bien qu’il recouvre l’essence de son don dans des circonstances particulières, comme si le mental débordé cessait de fonctionner pour transmettre le relais à l’inconscient. Sans avoir l’air d’y toucher, Gwenuver avait posé deux conditions à sa réadmission dans le sein du peuple aquariote : un, qu’il accepte de redevenir simple donneur, c’est-à-dire qu’il réintègre les limites d’une fonction purement consultative et fasse acte d’allégeance au nouveau conseil, deux, qu’il se désolidarise des deux Albains qu’on s’apprêtait à chasser de la forteresse. Et la brève allusion de la visiteuse à ses relations avec Glenn-Jean était une menace voilée, un champ potentiel de représailles.
Il passa en revue les rangs de ses partisans, ou du moins de ceux qu’il considérait comme ses partisans : Glenn, en premier rang, Moram, parce que celui-là, avec son bon sens et ses muscles épais, n’était pas du genre à se laisser influencer, Chak, peut-être, encore qu’il ne lui eût pas rendu une seule visite depuis qu’ils s’étaient installés dans la forteresse, quelques chauffeurs encore, dont le vieux Josah, trois ou quatre femmes qui ne portaient pas Raïma dans leur cœur, une des deux jeunes sourcières qui le regardait avec un peu plus que de la sympathie, et puis… et puis… Les autres se hâtaient de reconstruire le monde qui avait vacillé lors du grand rassemblement et au relais de Galice. La hiérarchie, les rites, la répartition des tâches, autant de constructions qui les rassuraient, qui leur donnaient l’impression d’évoluer dans les limbes d’une matrice.
Il n’avait pas perçu d’autres voix, d’autres musiques, dans la démarche de Gwenuver, mais c’était tout le peuple aquariote qui s’était exprimé par sa bouche. Ou il se pliait à leurs règles, ou ils l’excluaient, comme ils étaient déjà déterminés à exclure Kadija et Ismahil. Ils aspiraient seulement à parcourir un chemin déchiffré pendant des millénaires, si souvent balisé qu’il apparaissait comme la seule voie vers la vérité.
Un bruit de pas précipités tira Solman de ses pensées. Il leva la tête, vit une ombre grise se ruer dans sa chambre, glissa la main sous le traversin, agrippa la crosse du pistolet.
« C’est moi, Ismahil… »
Une couronne de cheveux clairs encerclant un crâne lisse, une chemise blanche flottant sur des jambes maigres.
« Kadija… Kadija… »
Les mots se bousculaient dans la gorge du vieil Albain. La respiration de Solman se suspendit.
« Elle est… elle est…
– Elle est quoi ? hurla Solman.
– Elle s’est réveillée, elle est revenue à la vie ! »