CHAPITRE 11
L’automne se termina sur une neige précoce. Nanuktalva se trouvait à court d’idées pour ramener Gaïa auprès de lui. Il devrait frapper un grand coup, mener une action décisive, utiliser la force, si besoin était. Persuadé de se trouver dans son droit, il en faisait une obsession. Les plans tournaient en boucle dans sa tête, abandonnés aussitôt conçus.
Enfin, l’idée salvatrice lui vint. Nanuktalva poussa un cri. Il avait trouvé une solution pacifique. Il adopterait Gaïa légalement. Il enfila son meilleur costume — qui le gênait de tous bords, car il ne l’avait pas endossé depuis une quinzaine d’années —, glissa une cravate autour de son large cou, peina longuement sur le nœud, puis se rendit en ville afin d’y rencontrer le responsable du service aux familles qui s’était occupé du placement de Gaïa à Vancouver.
Jason Wilburn le reçut avec amabilité. Comme tous ici, il connaissait l’ampleur du drame qui avait marqué la famille de la jeune fille, n’ignorant pas la catastrophe évitée de peu lorsque Gaïa avait dû quitter la cabane. Il trouva Nanuktalva attendrissant.
— Aidez-moi, commença le vieil Inuit, d’une voix tremblante. J’aime cette enfant comme si elle était mienne. Vivre sans elle est trop dur. Je veux l’adopter.
L’officier municipal hocha tristement la tête.
— Monsieur Nanuktalva, que puis-je vous répondre ? Cette jeune fille a déjà une famille. Elle a priorité sur vous. De plus, vous êtes célibataire, ce qui s’oppose irrémédiablement à votre projet. Un homme seul ne saurait adopter un enfant, encore moins une adolescente. Elle a besoin d’un foyer stable pour la guider dans la vie. Il n’y a rien que je puisse faire.
Anéanti par cet échec, Nanuktalva prit rendez-vous à Timmins, avec une conseillère à la direction générale de la protection de la jeunesse. Elle le reçut avec réticence et le traita sans ménagement.
— Comment ! Un homme de 65 ans adopter une jeune fille ? lui laissa-t-elle entendre, dédaigneusement. Elle a une vraie famille à Vancouver, vous êtes un étranger. Si au moins vous étiez marié… Oubliez-la !
Tout juste si cette femme ridicule ne lui éclata pas de rire au nez. Nanuktalva demanda si on pouvait au moins lui accorder un droit de visite. Là encore, il lui fut opposé un refus à peine poli. Les gens de Vancouver avaient donné des instructions strictes.
L’Inuit ne devait pas contacter leur nièce !
— S’il en est ainsi, nous irons en cour, prononça Nanuktalva, d’un ton vibrant de rage, en sortant.
Il laissa la porte ouverte. S’il l’avait refermée, avec la colère qui grondait en lui, elle aurait arraché la moitié du mur. Ces inconscients voulaient la bagarre ? Ils allaient l’avoir. Mais avant, Nanuktalva fit une dernière tentative « légale ». Il prit un avocat. Il attaquait, mais en douceur, comme le souhaitait Gaïa.
Ce nouvel effort n’alla pas loin. Un mois plus tard, Nanuktalva sortait de chez le juge en retenant ses larmes. L’affaire n’avait même pas franchi son bureau. L’ultime manœuvre venait d’échouer. Il était furieux, tremblait de la tête aux pieds. La tante détestable avait gagné. Le vieux ne retirait rien de bon de cette lamentable histoire, sauf une faveur infime : Gaïa était autorisée à lui écrire une fois par mois une pauvre lettre, probablement censurée avant l’envoi. Des miettes dérisoires, cruelles ! C’est tout ce qu’on lui jetait pour apaiser son cœur, le forcer à renoncer à l’affection de Gaïa.
C’était inacceptable !
* * *
L’âme au désespoir, Nanuktalva passa deux jours sans dormir, mangeant le minimum vital pour ne pas tomber d’inanition. Le matin du troisième jour, il crut avoir découvert la solution idéale. Au moment où il s’apprêtait à sortir pour se rendre à l’écurie, le téléphone sonna. C’était Gaïa.
— Ne m’interromps pas, Nanuk. Ma tante est allée chez sa manucure au coin de la rue, je suis seule avec le jardinier qui refait un massif devant l’entrée. Ça nous laisse environ 30 minutes.
La jeune fille résuma ce qu’elle avait appris dernièrement et qui éclairait la situation d’un jour nouveau.
— Ma tante veut que j’établisse mon testament en sa faveur, rien que ça ! Hier, nous sommes allées une fois de plus chez son notaire. Je me méfie plus encore. Il a une tête d’escroc, comme dans les films de gangsters. D’après les chiffres qu’ils m’ont soumis, les biens de papa représentent beaucoup plus d’argent que je ne l’aurais cru. Une chose que je ne comprends pas, c’est une mention étrange sur les documents qu’elle m’a fait lire et que je dois approuver : On y parle de « tous les biens que je pourrais posséder dans les territoires du nord ». Elle est folle, je n’ai rien dans le nord, à part les entreprises de papa à Timmins ! Malgré les menaces, j’ai encore refusé de m’engager. Mon avocat n’était même pas là, imagine. La tante en était bleue de colère. Mais ça ne peut s’éterniser ainsi.
— Cette histoire est suspecte, tu as raison.
— D’ailleurs, je trouve étonnant que cette tante, soudain si attentionnée, inquiète pour ma santé, ne se soit jamais manifestée une seule fois depuis ma naissance…
— La maudite Helena finira par avoir gain de cause, c’est imparable, car elle est bien ton unique parente. Pour prendre tes affaires en main, elle devra prouver que tu n’es pas en état mentalement de le faire depuis la mort tragique de tes parents. Parvenir à ce résultat n’est pas chose facile. Ça nous laisse le temps d’aviser. Mais… tu ne pourrais pas t’échapper ?
— J’préfère pas… si je le faisais, elle a juré de… de te tuer. De plus, je ne peux même pas appeler la police. Que leur dirais-je ?
— Mais enfin, tu es séquestrée, prisonnière ! C’est du kidnapping déguisé.
— Pas vraiment. Elle me traite bien, m’achète des vêtements coûteux, que je déteste, mais qu’elle m’oblige à porter. J’ai deux servantes, les repas sont incroyables de délicatesse, j’ai le droit de sortir quand je veux, d’aller au cinéma, au parc…
— Alors, je ne comprends plus.
— Tous mes déplacements se font sous l’œil attentif d’armoires à glace, deux types armés jusqu’aux dents, j’imagine. Ils me surveillent, 24 heures sur 24. Ils doivent même dormir devant ma porte, comme les eunuques des pharaons. Des chiens de garde ! « Pour ma protection », prétend-elle. Il y a plus grave, Nanuk. La sorcière a décidé que si je ne cessais pas de mentionner ton nom et les belles années que nous avons eues ensemble… car elle en crève de jalousie, eh bien, elle te ferait évincer de chez toi.
— Cette cabane m’appartient, ainsi que les 50 acres de forêt qui l’entourent, se récria Nanuktalva.
— Je sais. Mon père m’a dit qu’il te l’avait donnée, mais c’était un don verbal, il me semble. Existe-t-il un papier officiel de cette donation ? Helena, bien entendu, connaît l’existence de ta demande d’adoption. Elle dit que si tu ne lui fiches pas la paix… elle te fera « déporter ». Tu t’imagines, toi, renvoyé dans ta réserve ? Pour ses fausses accusations, elle trouvera sans peine dix témoins qui affirmeront que tu…
— Quel genre de monstre est donc cette maudite bonne femme ?
— Là, je vais t’étonner. Je viens de l’apprendre par le journal, dans un reportage sur la pègre canadienne. Son mari, Guiseppe Grangorini, était la tête dirigeante de la quatrième plus importante famille en matière de crime organisé au Canada. Les Grangorini sont affiliés aux Giancomo-Larroga, puissante « famille » mafieuse de Chicago. Depuis la mort de Guiseppe, c’est elle, incroyablement, qui dirige la « famille » mafieuse de l’Ouest canadien.
Le vieux frémit à cet abominable retournement de situation. Les enjeux devenaient monstrueux ! Si son intuition s’avérait exacte, la vie de Gaïa était menacée à très court terme. De plus, il lui fallait à tout prix sauvegarder les intérêts de l’adolescente.
— Pauvre chérie, dans quelle galère sommes-nous embarqués ?
— Tu devrais aller fouiller le bureau de mon père. Il a un coffre dissimulé dans le salon.
— Je sais où il se trouve, Gaïa.
— Il me semble avoir entendu que, depuis que papa avait acheté son nouveau commerce, il voulait rédiger à la main un autre testament… olographe, que ça s’appelle. J’ignore pourquoi. Si cela était vrai, ce document annulerait celui que détient ma tante, n’est-ce pas ?
— Ton père était pas mal intuitif, on dirait. Je vais aller récupérer ce document. Espérons que ce n’est pas juste un brouillon. Il faut qu’il soit signé. Enfin, s’il l’est, même sans témoins pour l’établir, ça serait déjà une épine dans les pantoufles de cette chère Helena.
— Nanuk, ramasse tous les papiers que tu trouveras dans le bureau. Tu feras le tri plus tard. Il peut y avoir des choses qui nous serviront à mettre cette maudite tante en difficulté.
— Tu as raison. Je file au domicile de tes parents dès ce soir. Quel bonheur qu’on ne l’ait pas loué ! Ah ! La mauvaise femme. Je vois pourquoi Ryan n’a jamais parlé d’elle…
La voix oppressée de Gaïa l’interrompit.
— Je te laisse, Nanuk. Sa voiture remonte l’allée. Je t’appelle dès que j’apprends quelque chose… salut !
Nanuk n’avait rien dit de ses soupçons, mais il était quasiment certain que cette femme avait fait assassiner les parents de Gaïa pour s’emparer de son héritage. Elle aurait dû être au nombre des victimes. Il n’était pas difficile de deviner qu’une escroquerie était sur le point de se produire. Le fait qu’Helena la recevait chez elle, aux yeux de tous, ne le rassurait qu’à moitié. Gaïa ne devait pas établir le moindre acte testamentaire. Sa survie en dépendait.
Au début de l’après-midi, Nanuktalva prépara son vieux fusil de chasse, pour parer à toute éventualité. Le vieux n’aimait pas les surprises et avec cette femme, il fallait s’attendre à tout. Il était encore solide, certes, mais la maladie le diminuait parfois inexplicablement. Il perdait alors ses forces, au point d’éprouver de la difficulté à se mouvoir. Tout son corps semblait se briser, chacun de ses os devenait douloureux.
Il retira les plombs d’une poignée de cartouches et les bourra de gros sel. En pénétrant sous la peau, celui-ci fondrait, occasionnant une douleur infernale. Il suffisait pour s’en rendre compte d’en faire tomber un grain sur une petite coupure à un doigt. Nanuktalva ne voulait pas ajouter un meurtre à son dossier déjà lourd. Gaïa et lui avaient bien assez de problèmes comme cela.
Il se rendit chez ses malheureux amis. Ne voulant pas briser les scellés que le notaire avait fait poser sur chacune des portes, Nanuktalva décida d’entrer par le soupirail de la cave, dont le loquet n’avait jamais fonctionné depuis la construction du pavillon. Par acquit de conscience, il fit d’abord le tour de la maison, vérifiant chaque plomb en interdisant l’accès. Quelle ne fut pas sa surprise de constater que la porte principale avait été forcée ! Les scellés pendaient, arrachés. Aucune précaution n’avait été prise pour faire de cette violation de domicile un acte discret. La porte avait éclaté du haut en bas.
Nanuktalva tendit l’oreille. Il percevait des craquements en provenance du bureau de Ryan. Le vieux ôta ses souliers, avant d’entrer précautionneusement dans la maison. Les bruits se firent plus distincts, à mesure qu’il approchait de la pièce. Nanuk percevait, par intermittence, deux voix, couvertes par le bruit de meubles déplacés et d’autres objets fracassés par terre ou contre les murs. Les hommes riaient, plaisantaient, comme s’ils se fussent trouvés confortablement installés chez eux.
Le vieux avança légèrement la tête. Comme s’ils savaient ne pas craindre de visite importune, les intrus avaient allumé des lampes ici et là. Ils jetaient en vrac des papiers dans une sacoche de cuir, sans même les regarder. La pièce semblait avoir été ravagée par un ouragan. Les vandales avaient été jusqu’à arracher les lattes du plancher, éventrer les fauteuils, décoller les tapisseries. Nanuktalva les vit s’acharner sur les rares endroits demeurés intouchés. Ils cherchaient visiblement quelque chose de spécifique, mais ne l’avaient apparemment pas encore trouvé. Ces hommes n’étaient manifestement pas de simples voleurs ! Nanuktalva, qui pensait avoir pour lui l’effet de surprise, s’apprêta à s’élancer sur les indésirables personnages, son fusil pointé devant lui.
Les choses ne se passèrent malheureusement pas comme il l’avait anticipé. Un troisième homme, jusque-là dissimulé dans la pénombre du bureau, s’élança vers l’Inuit, un poignard dirigé vers sa poitrine. Nanuktalva jura. De toute évidence, on l’attendait. Le vieux comprit en un éclair. Dès lors, la présence de ces gens s’expliquait sans le moindre doute : le téléphone de Gaïa était sur écoute, naturellement ! Une précaution élémentaire pour la pègre. Apprenant ainsi qu’il venait fouiller dans les dossiers de Ryan, la tante avait commandé ce guet-apens. S’il existait un second testament, ainsi que Gaïa l’avait mentionné, elle le voulait. Personnalité du monde interlope, Helena avait assurément des contacts dans la région de Timmins. Il lui avait suffi d’un coup de téléphone pour décider du sort de Nanuktalva. Elle sous-estimait pourtant son adversaire.
Nanuktalva réagit avec une impensable vélocité. Ce vieil homme, capable de s’attendrir aux larmes devant les facéties d’une petite fille, redevint en un instant le guerrier de sa jeunesse. Nanuk avait une solide habitude des affrontements exigés dans le corps à corps inuit, qu’il avait enseigné des années à Dawson City, puis à Timmins, au Ranger’s Martial Arts Studio. Par la suite, il s’était intéressé à plusieurs autres genres de combat à mains nues. En plus de sa force colossale, cette connaissance de la lutte et des disciplines asiatiques faisait de lui un adversaire redoutable, quasi invulnérable, même à son âge.
En voyant l’homme armé d’un couteau, Nanuktalva comprit que les indésirables visiteurs ne voulaient pas attirer l’attention de la police en tirant à tort et à travers. Son assaillant n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Après avoir jeté son fusil derrière un fauteuil, Nanuktalva saisit l’homme au poignet et l’attira à lui.
Dans un mouvement complémentaire, il pivota, effectua une torsion du buste de 90 degrés, entraînant ainsi le corps de son adversaire. Le membre violemment sollicité fut déboîté à l’épaule et les ligaments déchirés. Une fois l’homme au sol, Nanuk termina par une pression sur l’articulation du coude, qui se cassa net. Nanuk avait attaqué à une vitesse telle, que les deux autres malfrats n’avaient pas eu le temps d’intervenir. Ils étaient d’ailleurs persuadés que leur compagnon, ancien parachutiste des forces spéciales américaines, aurait facilement raison de ce vieillard. Mais Nanuktalva avait surestimé ses capacités physiques. Après ce seul affrontement, son instinct lui dicta de changer de tactique. Lorsqu’il vit des automatiques apparaître dans les mains des bandits, il n’eut pas le temps de réfléchir à un plan d’action. Il agit d’instinct.
Une fois de plus, Nanuktalva prit ses adversaires par surprise. Se jetant derrière le divan où il avait lâché son fusil, il arma les deux percuteurs, se releva, tira ses deux cartouches l’une après l’autre. Touchés en plein visage par la décharge de sel, les malfrats s’écroulèrent avec des hurlements démentiels. Nanuk eut un haut le cœur. Certes, ils étaient des ennemis prêts à le tuer, mais tant de souffrance inutile lui retournait l’estomac. Il en aurait pourtant fallu bien peu à Helena pour éviter cette escalade de violence. Il lui aurait suffi de se montrer raisonnable, rien de plus. « Pauvres diables, se dit Nanuktalva. Ils n’ont pas fini de souffrir ! »
Sans un regard en arrière, il emporta tous les papiers que les trois hommes avaient préparés dans une sacoche. Ensuite, sachant qu’il ne serait plus dérangé, Nanuktalva passa au salon et chercha le coffre au-dessus de la cheminée. Il en connaissait la cachette, ainsi que la combinaison que lui avait confiée Ryan. C’était tout simplement le nom de sa fille à l’envers : a.ï.a.g. L’Inuit appuya sur une brique. Un panneau de 50 centimètres de côté se déplaça, dévoilant l’ouverture. Nanuktalva sourit. Son ami avait une imagination débordante. Le vieil homme tapa le mot de passe sur le clavier, poussa le lourd panneau du coffre et récupéra les dossiers. Il savait aussi trouver là, sur un carnet vert, le numéro de compte du coffre de sûreté d’une banque au village, dans lequel Ryan conservait quelques valeurs en or et d’autres importants documents. Le père de Gaïa n’en avait pas soufflé mot à sa femme pour ne pas l’inquiéter, mais apparemment, il n’était pas tranquille. Sa sœur l’aurait-elle contacté dernièrement, même menacé ?
Une fois au volant de sa vieille camionnette, sans même jeter un regard sur les documents récupérés, Nanuktalva décida de revenir à la stratégie de dernier recours qu’il avait imaginée juste avant l’appel de Gaïa. Il se rendit à sa cabane, dissimula la sacoche de documents dans une niche et sella son vieil étalon. Il traversa la forêt, ses demi-loups bondissant devant lui. L’hiver s’acharnait sur le pays avec des tempêtes de neige magistrales. Il faisait un froid pénétrant, mais le vieux se riait des intempéries, tout à son plaisir anticipé de changer prochainement en sa faveur le cours des évènements. Nanuktalva était enchanté de la surprenante idée qui lui était venue. Elle lui vaudrait sans faute la bienveillance des services sociaux. Il chevaucha dix minutes. Lorsque le soleil s’abîma derrière la berge d’un lac immense, au bord duquel se dressait un campement d’une dizaine de tentes, il fit halte.
Il était arrivé !
Nanuktalva arrêta son cheval devant un grand tipi en peau d’orignal. La neige accumulée avait fait monter le sol d’un mètre autour de la tente. C’était à présent un chemin en pente qui menait à l’intérieur. « Quand il faut installer une échelle pour sortir d’un tipi, c’est que l’hiver est rude ! » lui avait dit un jour la propriétaire en pouffant. Il descendit de sa monture, l’abrita dans une grange immense avec les bêtes et autres animaux domestiques des Autochtones du village.
Nanuktalva se planta devant l’abri joliment décoré. D’un raclement de gorge, il s’annonça aux occupants de la petite habitation de cuir.
— Entre, Nanuk, lança une voix chantante de femme.
— Toi alors ! Tu me surprendras toujours Yu-Wah-Kon-Pe, s’esclaffa le vieux, jovial, en soulevant le rabat de cuir écru qui fermait l’entrée. En plus de tous tes talents, aurais-tu aussi celui de double vue ?
— Pas besoin, tu t’annonces toujours avec ce même bruit… J’ai plaisir à te voir. Elle sourit gentiment. J’ai appris par un ami les tristes évènements de ton coin de forêt. J’attendais ta visite. Moi, je n’osais pas aller te déranger au milieu de… Enfin, j’espérais simplement qu’un jour tu aurais besoin de t’épancher le cœur auprès d’une « vieille » amie.
Elle insistait malicieusement sur le mot « vieille ». Charmante, amicale, la jeune femme n’avait assurément pas connu plus de 30 hivers, qu’elle portait d’ailleurs avec une admirable grâce, tant sur les traits délicats de son visage, que dans l’attrayante forme de son corps.
— Tu as été long à te décider.
Il crispa les lèvres sans répondre.
Au centre du logis pétillait une odorante flambée de pins. Agenouillée, la maîtresse des lieux s’activait à la préparation du dîner. Au fond, deux formes couvertes de fourrures s’agitaient avec des petits bruits rauques. Ses enfants, un garçon et une fille. Wom-Dee Paha Sapa, « Aigle Noir », et Mah-Ka-Bdu Wah-Kah-Son-Son, « Oiseau des Neiges », des noms typiquement dakotas.
Le vieil Inuit s’accroupit devant son amie. Ils s’observèrent un moment sans parler, savourant le plaisir qu’ils éprouvaient à se retrouver. Le vieux avait toujours ressenti une grande tendresse envers la jeune femme. Ce qui l’amenait aujourd’hui n’allait pas être facile à exprimer. La jeunesse de Yu-Wah-Kon-Pe avait toujours freiné les sentiments de Nanuktalva. Mais les circonstances venaient d’effacer les raisons de sa timidité, transformant sa retenue en une prière née du besoin impérieux de reprendre Gaïa.
— Il s’agit de l’existence d’une adolescente chère à mon cœur, Yu-Wah-Kon-Pe, commença-t-il.
— Je connais les liens qui vous unissent, Nanuktalva.
Il prit l’infusion d’herbes de la forêt, sucrée au miel sauvage, que lui tendait Yu-Wah-Kon-Pe. Un quart d’heure passa dans le silence, dédié à la seule contemplation du feu de bois qui brûlait avec ses craquements discrets et répandait ses enivrantes odeurs.
— Je ne suis pas ici pour simplement m’épancher, comme tu le penses. J’ai besoin de ton aide. J’avais deux amis…
Le ton de Nanuktalva se fit monocorde, comme s’il ne s’agissait pour lui que d’exposer un fait anodin.
— Une tragédie me les a pris. Il me restait Gaïa, l’ange de mes vieux jours… On me l’a enlevée aussi.
Il exprima tout naturellement le reste de ce qui emplissait son esprit chaviré de douleur.
— Toi seule, Yu-Wah-Kon-Pe, pourrais me venir en aide. Célibataire, je n’ai aucune chance d’obtenir la garde légale de Gaïa. Par contre, si j’étais marié… Bien entendu, il ne serait pas question de… de faire… enfin tu comprends. Ce serait juste pour les apparences.
Il n’osa terminer sa phrase. Son amie le regardait, les yeux grands d’incrédulité. Durant un instant d’émotion, sa gorge se serra à l’étouffer, ses lèvres s’étirèrent dans ses joues, comme si elle hésitait entre les larmes et le rire. L’air grave de Nanuktalva la dissuada d’emprunter cette voie pour exprimer sa stupéfaction. Son ami était sérieux dans cette demande en mariage si malhabilement présentée.
La jeune femme détourna la tête, gênée.
— Nanuktalva, c’est une belle pensée, mais cela ne marchera jamais. Espères-tu persuader les gens des Services sociaux qu’à l’approche de tes 65 ans, tu te maries par amour avec une femme qui pourrait être ta petite-fille ?
Nanuktalva se doutait bien un peu que son projet était chimérique. Sans compter que, dans cette affaire, il n’aurait fait qu’utiliser la jeune veuve à son profit, ce qui manquait indéniablement de délicatesse. Après un repas pris en silence, il quitta son amie avec au creux de l’estomac une boule dure qui l’empêchait presque de respirer. Quelle solution lui restait-il ?
* * *
Le mercredi suivant, il y eut en son absence un appel de Gaïa enregistré sur son répondeur.
— J’ai entendu ma tante parler avec un de ses hommes de ta bagarre dans le pavillon de mes parents. Ton petit numéro de cirque a remué pas mal d’air ici, je t’assure L’une des brutes a perdu les deux yeux, l’autre est borgne. Pas difficile de deviner qu’Helena faisait surveiller le téléphone du salon, j’aurais dû y penser. Je te contacte de son bureau, en espérant qu’elle ne fait pas surveiller sa propre ligne. Enfin, prenons le risque. Appelle-moi samedi à ce numéro… 604-875-2783, entre 10 et 11 heures. Je serai seule. Helena assistera à un quelconque évènement sportif dans lequel jouera son équipe privée ; le match est arrangé, elle y a parié une somme énorme… Tu vois le genre !
Le vieil homme avait tourné le problème en tous sens, exploré toutes les possibilités imaginables, sans parvenir à une solution satisfaisante. Que faire à présent ? Car un fait demeurait, incontournable : il ne renoncerait jamais à Gaïa. De son côté, la jeune fille se débattait pour ne pas perdre la raison au sein de cette famille effrayante, composée de mafieux et de tueurs à gage, qui n’attendaient probablement que le moment propice pour débarrasser leur patronne de cette encombrante tutelle.
Étonnamment, depuis sa rencontre mouvementée avec les hommes d’Helena, Nanuktalva n’avait pas encore trouvé de raison valable d’étudier les papiers saisis chez Ryan. En vérité, pudique, il éprouvait une certaine réticence à le faire. Ouvrir la mallette équivalait à pénétrer dans l’intimité de ses amis, ce qui, à son avis, péchait par indiscrétion. Après réflexion, il s’acquitta le soir même de cette tâche. Il vida la sacoche, étala les documents sur la petite table du salon. Soudain, il le vit. Nanuktalva poussa un grognement de plaisir. Il y avait bien un testament olographe, écrit de la main de Ryan. Nanuktalva l’ouvrit. Il avait été signé, mais sans témoins, hélas, ce qui rendrait sa validité plus difficile à établir. Il faudrait pourtant s’en contenter. Ce qu’il y lut le stupéfia. Quelque temps avant sa mort, Ryan avait fait don à Nanuktalva, légalement, de la terre où il résidait. Mais ce n’était pas là le plus surprenant.
Son père, Anselme, lui avait légué une mine d’argent infiniment productive, découverte dix ans plus tôt. Si tous les biens de Ryan figuraient en bonne et due forme dans le testament notarié maintenant entre les mains d’Helena, la concession minière n’y était pas mentionnée. C’est le notaire d’Anselme, à Dawson City, qui avait découvert par hasard le titre de propriété dans les papiers de son client. Il l’avait envoyé à Ryan peu avant son assassinat. C’est ce qui incita le père de Gaïa à rédiger un second testament.
Nanuktalva trouva aussi une lettre adressée à Gaïa. Il n’osa pas la décacheter, la posa sur la table basse du salon et se coucha. Il ne put trouver le sommeil. Vers le milieu de la nuit, il se leva, se fit un café et prit la lettre. Il demanda mentalement pardon à son amie et l’ouvrit.
Ma chère enfant,
Si tu as cette lettre entre les mains, c’est que je ne suis plus de ce monde. Mort naturelle… ou non. Ce que je vais dire risque de te surprendre, mais c’est la stricte vérité.
Tu as une tante, Helena Grangorini, ma sœur. Je ne t’en ai jamais parlé, car elle est le mal incarné. Elle n’est pas quelqu’un de fréquentable. Helena était une enfant difficile, c’est le moins que l’on puisse dire. J’ai conservé d’elle le souvenir d’une scène abominable au cours de laquelle, sous l’emprise d’une véritable crise de démence, alors que notre père venait de lui interdire de sortir un soir, elle proféra une menace qui m’a poursuivi toutes ces années. « Maudite famille. Un jour je vous tuerai tous ! » avait-elle hurlé, hystérique. Helena avait 12 ans.
Pour des raisons nébuleuses remontant à notre petite enfance, elle me détestait. Orpheline, elle avait été adoptée à l’âge de quatre ans par mon père. Elle venait d’apprendre cette honte (à ses yeux), en fouillant dans ses papiers. À 13 ans, elle fit une fugue avec un homme marié qui sortait de prison. Toute son adolescence, elle se montra rebelle, agressive, à tel point que ton grand-père Anselme l’avait tout simplement déshéritée sans le lui cacher d’ailleurs. Elle a toujours haï l’homme qui lui avait pourtant tout donné, tendresse, confort, éducation. Apparemment, elle ne lui pardonna jamais de lui avoir caché son origine. Du même élan, elle rejeta les autres membres de notre famille.
J’ai toujours craint qu’elle ne commette un geste démesuré contre nous trois. Je connaissais suffisamment son caractère tourmenté pour ressentir une certaine appréhension. Son mariage avec un « capo di tutti capi », grand patron de la mafia canadienne, ne fit que renforcer mes inquiétudes.
J’ignorais tout de son adoption jusqu’à ce que je reçoive l’acte de propriété de la mine, au mois d’août, cette année, accompagné d’une lettre dans laquelle Anselme m’expliquait la naissance obscure de ma sœur. Lorsque papa mourut, il me légua tout son bien, ainsi qu’il l’avait laissé entendre de son vivant. Son avoir se composait d’un restaurant français et d’un hôtel, à Dawson City, ainsi que de trois magasins de souvenirs à White Horse. Mais surtout, il possédait une mine d’argent, apparemment très productive, que je n’ai pas mentionnée sur le testament que détient maître Beauregard, mon notaire habituel. Je ne lui fais pas entièrement confiance. Ta tante a le bras long. Elle a des oreilles dans tous les coins. J’ai d’ailleurs l’intention de faire un autre testament sans en informer ce notaire. S’il marche avec elle, il le lui dira aussitôt.
C’est tout ma chère enfant. Prends garde à cette femme méchante. Elle fera tout pour te nuire.
Ta mère et moi t’aimons tendrement. Prends soin de toi. Notre ami Nanuktalva est là, confie-toi à lui, comme tu le ferais avec nous.
Ryan et Maikan-Waapaw, tes parents.
Helena ignorait-elle l’existence de cette fortune amassée dans le Yukon par son père adoptif ? Jusqu’où irait sa haine ?