CHAPITRE 12
Ryan avait eu raison de se méfier. Helena connaissait l’existence de la mine. En effet, elle surveillait depuis toujours la fortune qu’avait bâtie son père adoptif à Dawson City, ville de la fameuse ruée vers l’or. Pour plus de commodité, elle avait placé son neveu dans le restaurant du vieux Beaubien. Employé comme cuisinier, ce parent lui faisait parvenir toute information intéressante sur Anselme.
Si elle avait réussi l’attentat contre les trois Beaubien, Helena aurait hérité de tout. Mais Gaïa avait survécu. Sa tante n’en éprouva qu’un agacement passager. Sa grande imagination atténuait tous les inconvénients survenant dans sa vie mouvementée. Il était trop tard, à présent, pour faire disparaître sa nièce, du moins dans l’immédiat. La tutelle temporaire de ses biens suffirait pour l’instant. Il serait toujours temps, plus tard, de lui faire avoir un accident quelconque.
Voilà pourquoi, quand Helena avait appris, en surveillant la ligne téléphonique de Gaïa, que Nanuktalva comptait récupérer d’importants documents au pavillon de Ryan, dont peut-être un second testament, elle avait envoyé des hommes du « syndicat du crime » (demeurant dans la région) fouiller la maison avant lui. La finaude était persuadée qu’il s’agissait de l’acte de propriété de la mine d’argent. Mais rien ne s’était passé comme elle l’avait souhaité.
* * *
Le samedi vers 10 h 20, Nanuktalva rappela Gaïa. Dès qu’elle eut reconnu sa voix, la jeune fille s’énerva.
— Cette fois, notre infortune s’intensifie… Helena vient d’obtenir contre toi un avis d’expulsion de ta propriété. Tu as des connaissances à Oak Lake, chez les Canupawaka, réfugie-toi chez eux !
— Concernant ma cabane, je te rassure. Elle m’appartient en toute légalité, je l’ai maintenant par écrit. Un cadeau de ton père, Dieu ait son âme. Helena ne peut rien contre moi.
Nanuktalva lui conta alors tout ce que contenaient les documents trouvés à la villa. Le testament olographe, l’acte de propriété de sa cabane, la mine d’argent. En conclusion, il lui lut la lettre de Ryan. Gaïa pleura silencieusement tout au long de ce texte qui représentait l’ultime lien l’unissant à ses parents.
— Tu crois vraiment que c’est elle qui a commandé l’attaque à Ottawa ? commença la jeune fille en refoulant ses larmes.
— Cette possibilité existe, Gaïa. Ta tante appartient à une organisation de malfaiteurs impitoyables qui ne reculeront devant rien pour parvenir à leurs fins.
— Mais… pour hériter… elle devra me tuer… et…
— Moi aussi, j’en ai l’impression. Je suis un gros obstacle pour elle, le témoin gênant. C’est pour ça que je dois te ramener ici au plus vite ! Nous irons nous cacher ensemble.
C’était bien l’unique solution. Enlever Gaïa !
— Je t’attends ! Il me devient impossible de te recontacter de la maison, car figure-toi que cette folle a fait installer un mot de passe sur sa ligne téléphonique, indispensable pour débloquer le clavier. On n’a plus accès à l’extérieur sans cela.
— Une malade. Namatok ! C’est bien ma chérie. Ilanitour.
— Tu as raison. « On se reverra un jour », je sais. Au fait… on a déménagé dans une de ses résidences secondaires. La maison se trouve dans le quartier huppé de Yaletown, rue Davie, face au parc Emery-Barnes.
— C’est noté. J’irai bientôt te chercher !
* * *
Mais les jours passaient sans que le vieil homme puisse trouver une solution qui les réunirait. En vérité, il hésitait. Quoi qu’il fasse, que Gaïa et lui aient tort ou raison, la police se lancerait à leur poursuite. Ils deviendraient des fugitifs. Ce n’était pas un avenir pour une jeune fille intelligente comme sa petite Gaïa, promise à un bel avenir.
La même semaine, étonnamment, Nanuktalva eut des nouvelles de son amie, par l’entremise d’Helena elle-même. Celle-ci utilisait un téléphone cellulaire au numéro confidentiel. L’appareil du vieux n’afficha pas la provenance de l’appel. Il fut consterné d’apprendre que Gaïa faisait la grève de la faim. Elle n’avait rien avalé depuis trois jours. Ce jeûne volontaire, ainsi que sa rébellion constante, l’avaient menée à un état apathique inquiétant. La tante qui téléphonait du chevet de la jeune fille, supplia le vieux, « pour le bien de sa chère nièce », de mettre un terme à ses enfantillages. Puis, elle passa le récepteur à Gaïa. Mais, avant qu’elle n’ait pu dire un mot, le vieux lui annonça qu’il se préparait à l’enlever.
— Patience, ma chérie, je ne tarderai plus. Mange, repose-toi. Il te faudra de l’énergie pour qu’aboutisse notre projet.
* * *
S’étant aperçue que Gaïa s’installait dans son bureau pour communiquer avec l’Inuit, la tante décida qu’elle enfermerait dorénavant la jeune fille dans un appartement dépourvu de téléphone. Cette fois, Gaïa était bel et bien prisonnière ! Heureusement, elle comptait une amie dans la place, en la personne de la domestique qui pourvoyait à ses besoins. Cette vieille femme, prise d’amitié pour la captive, lui prêtait volontiers son téléphone cellulaire. Ainsi, une semaine après s’être rétablie de son jeûne, la jeune fille se manifesta.
— Nanuk… as-tu trouvé une solution ? Fais vite, je n’en peux plus. À présent, cette folle me boucle jour et nuit dans ma chambre, tant que je n’aurai pas signé ces maudits papiers.
— La police ne…
— Non, je t’ai dit ce qu’elle te ferait si je me rebellais.
Nanuk gronda. Il n’y avait plus à hésiter. Helena était rouée, dangereuse.
— Je pars ce soir pour Vancouver. Assez tergiversé. J’y serai demain. Donne-moi ensuite deux jours pour préparer ton enlèvement. Ta tante s’absente toujours les fins de semaine ? Parfait. Samedi, nous serons réunis !
— Nanuk, s’affola Gaïa, il y a toujours deux ou trois gardes sur place. Deux autres vivent dans un pavillon attenant au bâtiment principal, avec le personnel de maison. D’eux, tu n’as rien à craindre. Mal payés, ils détestent la vieille et ses fiers-à-bras. Il y aura un homme de main dans le salon, à droite de l’entrée, un autre près de la fenêtre, c’est là qu’ils se postent toutes les nuits. J’ignore où se tiendra le troisième. Vers deux heures, ils seront moins vigilants. La relève s’effectue à trois heures du matin. Tu reconnaîtras sans peine ceux qui me font des réflexions désobligeantes. Nous échangeons parfois des mots assez vifs, termina-t-elle, avec un rire léger. Mais… Dieu, c’est de la folie. Tu n’y arriveras jamais… tu n’es plus tout jeune.
— Ne t’inquiète pas. Tu as vu Sylvester Stallone se battre, sauter, tomber dans ses films ? À 69 ans, il fait presque toutes ses cascades. Regarde Hulk Hogan, un colosse de deux mètres, sans une once de graisse. Il y a aussi Chuck Norris, ceinture noire 8e dan de taekwondo, qui enseigne toujours le combat corps à corps et fait des films d’action à 75 ans. Quand on a lutté à bras-le-corps avec l’ours, on peut écraser des rats pestiférés.
— D’accord, Nanuk, arrête ça, j’ai saisi le message. Quand j’étais petite, tu me saoulais déjà avec tes explications interminables…
Nanuk n’avait pas tort. À son niveau de connaissance des arts martiaux, après 50 ans de pratique des divers sports de combats, il était quasiment invulnérable. Les grands maîtres, 8e, 9e, ou 10e dan, ont d’ailleurs toujours entre 65 et 70 ans. Ils peuvent casser un membre d’une simple pression de la main sur une articulation ou encore tuer avec deux doigts le plus facilement du monde.
Mais eux sont en parfaite santé ! négligeait de se rappeler Nanuktalva.
— Gaïa, mon petit ange, comme le disait souvent mon père lorsqu’une situation devenait délicate… Manianar ! Nina aodlaktok. Sapristi, la terre a bougé !
Gaïa compléta l’expression favorite de son ami.
— Alors ta mère répliquait, Pitkroya ! C’est son habitude. Sikoayornarktok, Kranok. La terre est trop puissante, on n’y peut rien.
Il rit à son tour.
— À bientôt, ma chérie.
— J’y pense… Je ne pourrai pas couper l’alarme, le garde se tient juste en face. Il se réveillera au moindre bruit. La boîte de contrôle se trouve à l’entrée. Une chance pour nous, il existe un boîtier à l’extérieur, dissimulé derrière un masque de guerre iroquois, pour neutraliser le système avant d’entrer.
— Je connais. Ce modèle date de la préhistoire. Stupide de leur part d’avoir gardé cette antiquité.
— La maison est vieille. Le numéro est 19785. Tu l’as ? Je surveille les allées et venues depuis des semaines. Eh ! J’entends la porte d’entrée… Je t’aime Nanuk, souffla-t-elle.
Gaïa rendit le téléphone à l’employée dévouée, dont la loyauté lui était acquise.
— Un jour prochain, Éliane, je vous revaudrai ces gentillesses au centuple.
* * *
Nanuk s’était vanté de sa magnifique forme physique. En réalité, il se trouvait bien loin du niveau quasi surnaturel où évoluaient les grands maîtres. Le rhumatisme rongeait ses forces vives. Le jour même de l’appel de Gaïa, il fut pris d’une soudaine faiblesse qui lui couvrit le front d’une sueur glacée et fit battre son cœur à une folle vitesse.
Pour remédier à ce handicap, il eut recours à de l’aide extérieure. Il alla trouver deux jeunes hommes de son voisinage, un Innu, Amipushu, « Étendue d’eau douce », et un Kristineau, Mikisow, « Aigle Royal », auxquels il avait enseigné le kung-fu et l’aïkido. Nanuktalva leur expliqua la situation dramatique dans laquelle se trouvait la jeune fille, qu’ils connaissaient d’ailleurs très bien. Il n’eut même pas à demander leur aide. Ils se proposèrent avec des éclats de rire. Bûcherons, vivant en pleine nature, les deux colosses experts en arts martiaux ne demandaient qu’à se mesurer à la bande de vauriens qui détenaient leur jeune amie.
Le jour même, Nanuktalva réserva trois billets d’avion pour Vancouver. Ils partirent le surlendemain. Arrivés dans la capitale de la Colombie-Britannique, les trois hommes prirent un taxi et se firent conduire chez un concessionnaire de voitures d’occasion. Nanuktalva acheta une camionnette pareille à celle qu’il possédait à Timmins. Dans un vaste terrain de stationnement, à l’abri des regards, il y posa ses plaques de l’Ontario. S’il était repéré, les hommes d’Helena croiraient peut-être qu’il s’était rendu jusque chez elle en voiture et s’en retournerait de la même façon. Ceci fait, ils louèrent des chambres dans un quartier populeux, prirent une douche, mangèrent dans un libre-service. Nanuktalva se rendit seul dans le quartier où résidait la mafieuse, afin d’étudier les possibilités d’action qui s’offriraient à lui. Après une heure d’observation, depuis un banc du parc qui faisait face au pavillon, il retourna à son hôtel, passablement découragé. La villa ressemblait à une forteresse. Pas moins de six gardiens, accompagnés de bergers allemands, circulaient sans interruption dans le jardin entourant la propriété.
Néanmoins, Nanuktalva n’avait pas le droit d’hésiter. Rechercher la solution parfaite le rendait nerveux. Ils risquaient de commettre quelque erreur irréparable. Ils devaient foncer, sans trop s’occuper des détails. Au départ de Timmins, ils s’étaient munis de leurs permis de chasse et de possession d’armes. Ainsi équipés, avant toute chose, les trois hommes se rendirent dans un centre de tir. Ils parvinrent sans trop de problème à se procurer des fusils usagés, mais en assez bon état. Nanuktalva aurait voulu transformer les cartouches en « salières », ainsi qu’il nommait sa petite invention. Ses compagnons furent en total désaccord.
— D’abord, pourquoi le sel ? questionna Mikisow.
— Ça ne tue pas.
Le vieux négligea de spécifier que priver un homme de la vue, comme il l’avait fait, était absolument impardonnable.
— Nanuktalva, nous allons risquer notre vie. Ces gens sont des tueurs et n’hésiteront pas à nous abattre. Il faut agir comme eux. Tirer pour tuer.
Nanuktalva se rendit sans trop discuter à leur argument.
* * *
La nuit venue, le vieux gara la camionnette dans une rue tranquille, à 200 mètres de la villa d’Helena. Ils vérifièrent leurs armes.
Nanuktalva avait repéré une porte dérobée à l’arrière des garages. Par chance, elle n’était pas gardée. Il s’attendait à voir arriver les molosses entrevus dans la matinée, qui circulaient librement entre les différents bâtiments de la propriété. En prévision d’une rencontre éventuelle, ses complices et lui s’étaient largement approvisionnés en boulettes de viande hachée, généreusement accommodées d’un tranquillisant. Mais là encore, il fut surpris de n’apercevoir ni les gardes ni les chiens. Il entendait pourtant les bêtes s’agiter dans leur chenil. La facilité avec laquelle ils étaient en train de pénétrer dans une telle résidence avait quelque chose d’inquiétant. Les deux Innus étaient persuadés qu’il s’agissait d’un traquenard. Nanuktalva lui-même avait l’impression désagréable d’être attendu. Mais ils s’étaient trop avancés pour reculer.
Ils parvinrent rapidement à débrancher l’alarme malgré le va-et-vient d’un garde devant le pavillon. Nanuktalva se glissa sans bruit dans le portique, suivi par Amipushu et Mikisow. Plus loin, le salon était plongé dans la noirceur, ce qui augmenta la méfiance des trois hommes. À nouveau, Nanuktalva s’inquiéta. Leur intrusion aisée chez une importante figure de la mafia canadienne lui paraissait on ne peut plus suspecte. Il n’eut pas le loisir d’approfondir.
On les attendait, bien entendu !
Si la surveillance extérieure semblait s’être relâchée, dans un but à présent sans équivoque, celle de l’intérieur avait été renforcée, depuis que la tante avait surpris les conversations téléphonique de Gaïa.
Même les téléphones cellulaires étaient repérables !
Le vieux et ses deux amis bondirent d’un même élan dans le salon. Contre toute attente, ils eurent l’avantage de la surprise.
Malgré eux, abattus par la fatigue, deux hommes sommeillaient de part et d’autre de la porte du salon.
D’un regard, Nanuktalva eut le temps d’apercevoir l’épais pansement au visage de l’un, couvrant apparemment une blessure récente. Un nez cassé, probablement. L’autre avait la main dans le plâtre. Nanuk esquissa un sourire. Il reconnaissait en effet le tempérament impétueux de sa jeune amie ainsi que son sens de l’humour. Elle appelait ce massacre « échanger quelques mots assez vifs avec le personnel de maison » !
— Debout, les terreurs ! cria Amipushu.
Les gardes se remirent sur pieds. Nanuktalva et ses deux compagnons ne leur laissèrent aucune chance. Ils tirèrent en même temps. Leurs adversaires s’abattirent avec des hurlements.
Nanuk s’apprêtait à chercher Gaïa, probablement enfermée dans sa chambre ainsi qu’elle disait l’être depuis quelque temps, lorsque quatre hommes arrivant de l’extérieur surgirent dans le salon dévasté. Gaïa s’était trompée sur le nombre d’adversaires qu’ils devraient affronter. Nanuktalva eut une moue fataliste. Leurs fusils déchargés, ils devraient donc se battre à poings nus. C’est alors que Nanuktalva et ses compagnons constatèrent que leurs adversaires n’étaient pas armés. Pourquoi une telle inconscience ? Le vieux attendit les tueurs de pied ferme. Il ne tarda pas à comprendre en les voyant prendre, avec ensemble, la position caractéristique des combattants adeptes du close-combat. Bien entraînés, certains de vaincre, les fiers-à-bras avaient dédaigné les armes à feu.
Nanuktalva toucha le plus proche d’un magistral coup de poing retourné, qui atteignit l’homme à la base du nez. L’Inuit n’eut pas besoin du bruit des cartilages pour savoir que l’homme était mort, les os lui ayant pénétré dans le cerveau. Diable, ça n’était pas avec cela qu’il se mériterait l’indulgence du reste de la bande ! Pendant ce temps, Mikisow, qui faisait face à un maître, venait de s’écrouler sous la violence d’un coup de pied à la poitrine. Le combat d’Amipushu, contre un petit homme de type asiatique, semblait plus égal.
Les deux derniers adversaires pivotèrent, pour s’élancer simultanément sur Nanuktalva, l’un devant lui et l’autre dans son dos. Nanuktalva comprit qu’il était en mauvaise posture. En effet, alors qu’un coup de pied en pointe l’atteignait au genou, lui paralysant la jambe, il ressentit la morsure acérée d’une lame qui s’enfonçait dans son épaule. Ses jambes fléchirent. Il mit un genou au sol. Allait-il périr sans avoir pu sauver Gaïa ?
C’est alors qu’il perçut un fracas énorme en provenance du premier étage, celui d’une porte violemment rabattue contre le mur. Gaïa, pieds nus, échevelée, les yeux hors de la tête, fit irruption dans le salon. De surprise, les adversaires de Nanuktalva marquèrent une légère hésitation. La jeune fille en profita.
Elle effectua un saut de côté. Son corps souple s’éleva à un mètre du sol, sa jambe droite tendue à l’horizontale. La tranche de son pied, durcie sur les arbres pendant son entraînement avec Nanuktalva, cueillit un garde en pleine gorge, lui écrasant les os du larynx. L’homme, un colosse, sembla vouloir résister un instant à la terrible pression qui le privait de son air vital. Il s’affaissa lentement, mort avant même de toucher le sol. Débarrassé d’un ennemi, Nanuktalva vint rapidement à bout de celui qui demeurait en action devant lui. Mikisow qui s’était relevé, prêtait main-forte à Amipushu. D’un atémi à la base du cou, celui-ci termina le combat contre l’Asiatique. C’était terminé !
Les deux Innus, sur les recommandations de Nanuktalva, allèrent fouiller le bureau d’Helena afin de récupérer le testament appartenant à Gaïa ainsi que toute la paperasserie sur laquelle apparaîtrait le nom de la jeune fille.
Gaïa et Nanuktalva se firent face. D’un même mouvement, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
— Beau coup de pied, ma belle…
La jeune fille vit le sang qui s’écoulait de l’épaule de son vieil ami. Elle devint livide.
— Mon Dieu, Nanuk, tu… tu es blessé !
— Je pense que ce n’est pas grave.
Gaïa alla chercher un rouleau d’essuie-tout dans la cuisine.
— Colle ça sur ton épaule, je m’occuperai de toi plus tard.
Le vieil homme allait passer la porte de la salle de séjour lorsque Gaïa le retint par un bras.
— Nanuk… il y a autre chose. Hier soir, de ma chambre, j’ai vu trois jeunes filles qui traversaient le jardin, les mains attachées. Elles pleuraient, terrorisées. Comme un jour j’avais entendu les gardes parler d’un cabaret où de jeunes Asiatiques se produisaient nues, en plus de se livrer à d’autres heu… activités, évidemment sous la contrainte, je…
— Dans un tel milieu, ça ne peut être qu’un trafic de personnes. La traite des blanches ! Un ignoble commerce.
— Elles sont enfermées au sous-sol. On doit appeler la police ! ragea Gaïa, en décrochant le téléphone mural à l’entrée du salon.
— Laisse-moi réfléchir. Tu as raison, bien entendu, mais on n’a pas besoin d’ennuis supplémentaires. Donne l’adresse, pas ton nom et explique-leur, mais sans détails, qu’il y a des morts, aussi des filles tenues en esclavage… Ils seront là dans dix minutes.
— On n’attend pas ?
— Ils nous embarqueraient aussi. Comme je te l’ai dit, Helena est sûrement au courant de nos petites extravagances d’aujourd’hui. Elle ne fera pas l’erreur de venir. Par contre, ses hommes de main risquent d’effectuer une reconnaissance.
— Comment pourrait-elle encore nous nuire ? Nous venons probablement de démolir sa maudite organisation, pas vrai ? Ses patrons n’apprécieront pas qu’elle se soit placée aussi bêtement sous les projecteurs de la police.
— Certes, mais il lui reste un motif redoutable : la vengeance, il ne faut pas en sous-estimer l’importance. Même si elle ne dirige que la pègre locale, l’organisation américaine est puissante. La mafia a des ramifications dans le monde entier.
— D’accord avec toi, Nanuk, mais j’ai entendu dire que cette organisation ne pardonne pas l’erreur d’un subordonné. Le moindre échec signifie l’élimination physique de l’incapable. Ils peuvent nous en débarrasser !
— Possible, mais n’y compte pas trop. Passe ton appel et sauvons-nous.
Les deux jeunes Innus venaient de revenir au salon. Amipushu arborait un air réjoui. Il brandissait plusieurs documents. Mikisow le suivait, une pile de papiers dans les bras.
— Je voulais rien manquer, alors j’ai tout raflé. Mais on a le testament, certain ! fit celui-ci avec un clin d’œil à Nanuktalva.
— Que fait-on des blessés ? demanda Gaïa.
— On pourrait les achever ? proposa Mikisow.
Gaïa ouvrit des yeux horrifiés.
— Il plaisante, la rassura Amipushu.
— Les survivants sont peu nombreux et plutôt mal en point, fit Mikisow. Ils ne tenteront rien contre nous. Téléphonez aux policiers, Gaïa, après on file.
Ainsi firent-ils.
Ils se rendirent pour commencer dans une pharmacie où Gaïa acheta le nécessaire pour soigner la blessure de Nanuktalva. Une plaie heureusement superficielle. Pendant que Mikisow prenait le volant, elle désinfecta la blessure puis la couvrit d’un pansement.
— Nanuk, je pense encore à ces malheureuses… Enfin, comment peut-on se faire prendre dans ce genre de monstrueuse activité ?
— C’est toujours pareil. Les victimes sont trompées par ceux qui les recrutent. Ils leur font miroiter de l’argent, une vie facile, une sorte d’aventure dans laquelle elles seront seules à décider, et non leurs parents. « Devenez actrices, mannequins, danseuses, et vous aurez le monde à vos pieds ! Voyagez, vivez l’aventure de votre vie », leur promettent-ils. Autant de mensonges. C’est ainsi qu’ils opèrent. En réalité, si elles voyagent, c’est pour se retrouver sur un trottoir, droguées de force, ou embarquées dans un réseau de traite des blanches au bout du monde. L’argent qu’elles gagnent ne va jamais dans leur poche comme promis, mais dans celle du souteneur. La fille est nourrie, rien d’autre. Puis, quand le « propriétaire » trouve qu’elle ne gagne plus assez, il la vend dans un bordel en Afrique du sud, au Maroc ou dans les Émirats arabes.
— Mon Dieu, quelle horreur ! Mais pourtant… elles l’ont un peu cherché, non ? Je dirais que ces filles sont faibles, sans la moindre volonté.
— Gaïa ! s’écria le vieux, outré. C’est insensé ! Comment oses-tu dire de pareilles choses ?
— Bon… d’accord, j’exagère, mais à moi, ce genre de monstruosité n’arriverait jamais. Je suis quand même plus forte que ces pauvres créatures.
— Ne dis pas ça. Ces ignobles vendeurs de femmes sont malins. La fille est séduite doucement, avec des fleurs, le restaurant, des cadeaux coûteux. Elle se retrouve bientôt fiancée. C’est le grand amour. Le salopard peut même organiser un mariage… faux, bien entendu. Tout va parfaitement, jusqu’au jour où il annonce à sa « femme » qu’il doit une grosse somme à un gars de la pègre qui menace de le tuer s’il ne rembourse pas sa dette.
— J’ai compris, fit Gaïa d’un ton las. Il demande à la pauvrette de l’aider. Juste trois ou quatre « clients ». Elle se retrouve alors dans l’engrenage…
— On ne doit pas non plus oublier que des garçons sont victimes des mêmes abus. Ils sont battus, drogués, vendus et, enfin, tués s’ils refusent de se soumettre. Que crois-tu que deviennent tous ces jeunes qu’on ne retrouve jamais ?
— Mon Dieu… mon Dieu !
* * *
Ils suivirent l’autoroute jusqu’aux limites de la ville, vers l’est. Le vieux fit arrêter la camionnette à une aire de service. Derrière un bouquet d’arbres, il retira ses plaques ontariennes, remit celles de Colombie-Britannique. Plus loin, il vendit le véhicule 200 dollars, dans le premier garage rencontré. Une offre que le commerçant ne put refuser. Ils prirent ensuite un taxi pour retraverser la ville.
La jeune fille laissa échapper un rire content.
— On prend l’avion, pas vrai ? La tantine devrait théoriquement nous rechercher sur l’autoroute ! Tu penses à tout.
— Pas moi. Cette excellente idée vient de mes amis, Amipushu et Mikisow.
À mi-chemin, ils changèrent de taxi pour tromper d’éventuels poursuivants et gagnèrent l’aéroport de Vancouver. Avant de s’installer dans l’avion, Gaïa embrassa les trois hommes.
— Vous avez risqué votre vie pour moi, mes chers amis, prononça-t-elle d’une voix mal assurée.
Nanuktalva sourit.
— Tu as fait ta part, ma chérie. Sans ton aide dans cette bagarre, je ne sais pas si nous…
— Tu plaisantes encore ! Vous auriez pu tous les étendre, les mains dans les poches.
Les quatre passagers éclatèrent de rire.