CHAPITRE 15
Gaïa se demandait, avec un certain amusement, ce qui lui avait fait changer d’orientation professionnelle. Elle s’était imaginée des années durant dans la peau d’une bâtisseuse renommée. Pourtant, voilà qu’elle dirigeait ses pas vers l’amphithéâtre de la faculté de médecine. Entre construire des maisons et se pencher sur la souffrance des gens, il y avait un fossé monumental. Était-ce celle de Nanuktalva, contre laquelle elle s’était sentie tellement impuissante, qui l’avait décidée à choisir la médecine ? Probablement.
Un travail long, difficile l’attendait, mais elle était convaincue que toute bonne chose arrivait à ceux qui persévéraient, dans ce qui, au départ, ne paraissait qu’un impossible rêve. Certes, les vastes forêts de son pays lui manquaient, mais elle savait à présent qu’elle les retrouverait un jour. Gaïa travaillait justement afin de mieux venir en aide aux communautés autochtones du nord.
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Lorsque Gaïa quitta l’université, son diplôme de médecine en main, reçu avec la mention excellence, elle avait 23 ans. Deux années supplémentaires d’internat à l’Hôpital des enfants malades de Montréal avaient fait d’elle la plus jeune diplômée en chirurgie d’ascendance autochtone de l’Ontario et du Québec. Elle terminait seconde de sa promotion. Une Ulu d’argent de plus ! Un beau succès dont elle pouvait se montrer fière, à juste titre. Ses parents auraient été heureux de sa réussite…
Durant ses années d’université, Gaïa avait pris des leçons de pilotage sur son propre avion, un Cesna C185.S, un bel appareil avec cabine pour six passagers, équipé de flotteurs et de roues. Le plus fiable du monde. Les explorateurs l’utilisaient d’ailleurs toujours dans leurs randonnées jusqu’au pôle Nord ! C’était l’outil indispensable pour ce qu’elle comptait accomplir : parcourir le Nunavut, d’une communauté autochtone à l’autre, suivant leurs besoins en soins médicaux.
Mais auparavant, Gaïa désirait connaître la communauté d’Igloolik, la région où était né Nanuktalva. Elle y passerait quelques semaines, soit les vacances qu’elle s’accordait après des années d’études laborieuses.
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C’était le mois de février, au cœur de l’hiver. Aux commandes de son petit avion, elle se rendait au Nunavut en plusieurs étapes. Dans la cabine, cinq passagers somnolaient, confortablement installés, nullement impatients d’arriver. Ce voyage en avion était pour eux une première expérience plutôt agréable. Une certaine excitation s’empara de Gaïa, un plaisir néanmoins mêlé de tristesse. Ici, c’était le pays natal de Nanuktalva, un endroit qu’il avait aimé toute sa vie, même s’il en fut éloigné la majorité du temps. Elle arrivait. Le paysage arctique, aride, apparemment sans vie, était d’une beauté époustouflante. Beaucoup de régions nordiques rebutaient les étrangers. Ils s’en effrayaient souvent, car l’homme semblait insignifiant en un semblable décor. Mais Gaïa s’y sentait bien, comblée. Ici, elle était quasiment chez elle. Comment aurait-elle pu redouter ce qui n’était composé que de beauté ?
Un parent de Nanuktalva, prévenu par téléphone-satellite, l’attendait sur le tarmac du minuscule aéroport du village. De loin, elle aperçut un superbe Inuk, grand comme son oncle, large d’épaules. Lorsqu’elle ne fut plus qu’à 20 pas de lui, elle s’étonna de ses yeux étonnamment bleus, pareils à ceux d’Isabelle, la mère de Nanuktalva, comme le lui avait confié le vieil ami. Soudain, son cœur s’emballa, manqua un battement. Le jeune homme qui se tenait devant elle, un sourire amical sur sa rude figure, était le portrait…
— Mon Dieu ! Cette ressemblance !
Elle se trouvait devant un Nanuktalva âgé de 30 ans. Il lui sourit gentiment.
— On me le dit souvent. Je suis le fils du cousin de Nanuktalva, du côté paternel.
Gaïa, fascinée, ne pouvait détacher ses yeux de ceux du jeune homme. Jamais encore son cœur n’avait battu à ce rythme endiablé. Au même instant, le vent porta vers elle une abominable odeur de poisson rance, qui prit la jeune femme à la gorge. « Rustique, le parfum », pensa-t-elle, en se remémorant le point du récit de Nanuktalva, où Isabelle, rencontrait son futur mari pour la première fois.
— Mon nom est Kogak Sikoyok. Ça signifie…
— Rivière-Gelée… Je sais. Mais on devrait plutôt t’appeler Natek, car tu sens le phoque faisandé à 20 mètres, lâcha-t-elle, avec un sourire contraint.
— Ce qui serait une grossière erreur de langage, répliqua le jeune homme sur le même ton, en affichant une mimique semblablement ironique, car je suis badigeonné à l’huile de baleine fermentée. Ici, le bien-être du corps passe avant celui des narines.
Gaïa ne put dissimuler son amusement. Cet homme lui plaisait. Il était au même niveau de pensées que les siennes. Ainsi, la réplique vivante de Nanuktalva, un autre « grand guerrier puant », se tenait devant elle. La jeune fille eut l’intuition que les fameuses vacances au Nunavut seraient longues… comme une vie.
Était-ce là cette fameuse surprise que Nanuktalva lui avait annoncée en mourant ? Comment avait-il pu deviner qu’elle viendrait visiter son pays de glace ? Elle aussi allait devoir se parfumer à la graisse rance. Dans ce cas… elle construirait probablement un petit hôpital dans la région, ferait du village son pied-à-terre d’où elle rayonnerait sur…
— Eh bien, charmante visiteuse, vous rêvez ? Mon véhicule se meurt d’impatience de vous mener dans la famille de Nanuk.
Gaïa regarda par-dessus l’épaule de l’Inuit. Sans surprise, elle découvrit une meute d’huskies et de malamutes attelés à un komatik fait d’os et de bois flotté. L’homme installa Gaïa confortablement dans un creux de fourrure, la recouvrit jusqu’au cou avec une peau. En dépit de sa taille colossale, de ses mains puissantes, ses gestes se faisaient aussi doux que ceux du vieil ami disparu.
Voyant que les employés du petit aéroport entreprenaient de pousser l’avion vers un hangar, elle s’écria :
— Minute ! Vous oubliez mes compagnons !
Un homme ouvrit la porte de la cabine. Les passagers quittèrent l’avion d’un bond souple. Ils s’élancèrent vers le traîneau avec des hurlements de plaisir. Gaïa se retourna, admira la course légère de ses presque loups. Les amis de Nanuktalva ! Elle ne pouvait tout de même pas les abandonner.
Kogak Sikoyok fit claquer son long fouet en intestin de caribou au dessus de l’attelage.
— Mush… filez, mes garçons, cria-t-il avec un grand rire, qui projeta dans l’air froid un long jet de vapeur aussitôt cristallisé.