CHAPITRE 2
Nanuktalva buvait le café matinal devant chez lui. Il parcourut du regard le paysage familier. Sur le côté du petit domaine, il avait empilé plusieurs belles pierres de couleurs différentes, ainsi que le faisaient les chasseurs de son pays, pour effrayer les caribous et leur faire suivre un chemin déterminé. Ces tuktu-Inuksuk, structures construites dans une attitude humaine, pouvaient aussi indiquer une direction. Souvent, on les érigeait pour le seul plaisir. Ces hommes de pierre lui rappelaient les terres ancestrales.
Le vieux entra dans la grange. Après avoir consacré quelques heures aux finitions du chariot conestoga, il alla s’installer dans son atelier, la porte soigneusement close. C’était une minuscule construction de rondins au milieu d’un boqueteau de cèdres. Il s’y rendait une fois par jour, sans faute. Nanuktalva y gardait secrète son activité préférée. Personne n’avait le droit d’y pénétrer, surtout pas Gaïa. Il y préparait une surprise à son intention, d’où l’interdiction formelle faite à l’enfant de s’en approcher. Ici, le vieux mettait sa dextérité à contribution dans une sculpture qui serait unique, car il s’agissait d’une œuvre d’art. Avec jubilation, il retira le linge humide et la toile plastifiée qui recouvraient une sculpture de glaise déjà bien avancée. Le buste de Gaïa. Les traits en étaient encore mal définis, mais on sentait déjà poindre la joliesse du fin visage de l’enfant à travers la forme rugueuse née des mains d’un vieil homme à l’âme pure.
Le vieux y travailla le reste de la journée, puis passa à l’école prendre Gaïa en camionnette. De retour à la cabane, dès qu’elle eut quitté le véhicule brinquebalant, elle rassembla les chiens autour d’elle avec une poignée de biscuits, pendant que Nanuktalva préparait sa collation. Elle s’installa ensuite dans son « fauteuil d’arbre ». Là, sans attendre, elle quémanda la suite de son histoire. Peu importait laquelle, en vérité. L’enfant était tout simplement passionnée par les aventures romanesques que son ami savait si joliment conter. Nanuktalva, ravi, s’acquittait toujours de bonne grâce de cet agréable rôle.
— Je pense que cette fois j’aimerais entendre parler des ours… Non, plutôt l’histoire de ta vie… à moins que… c’est quoi le régime de ton nom.
Nanuktalva se retint de sourire à ce mot, pour « l’origine ».
— Pourquoi tu t’appelles l’Ours ? Bah, après tout, raconte ce que tu veux, fit Gaïa, en adoptant une expression d’intense réflexion.
C’était une attitude que le vieux lui avait enseignée, à sa demande : « Quand je veux avoir l’air vraiment sérieuse, comme ma mère quand elle chicane papa, comment je dois transformer ma phys…amie… phisiomie… mon visage ? » lui avait-elle demandé un jour. Le résultat dépassait les espérances du professeur. À six ans, elle prenait des poses graves, comme une petite adulte, avec des gestes délicats ou encore se faisait des yeux farouches.
La raison de son nom ! Elle voulait tout savoir de sa vie, sans imaginer que parfois, ce qu’elle réclamait représentait un souvenir douloureux. Nanuktalva posa les yeux sur la fillette. Ils s’emplirent d’une lueur fière, sauvage. Sans effort de concentration, tout était là, les souvenirs, bons, mais aussi tragiques, de son existence audacieuse. À la moindre sollicitation de son esprit, il voyait les faits se dérouler devant lui.
Nanuktalva retint sa réponse. Les nombreuses questions de l’enfant le replongeaient inlassablement dans ses souvenirs, envoyant son esprit ailleurs, si loin… Il était alors entraîné dans le flot des pensées enfuies avec le temps.
Nanuktalva se remémorait sans cesse des faits qui remontaient à sa jeunesse.
Un sourire de vrai bonheur détendit les traits de son visage, creusés de sillons innombrables, burinés par l’impitoyable climat du Nunavut, « Notre terre ». L’homme se décrivait comme « un vieux seulement en années ». Il était solide, telle la branche du chêne que parcourt la sève printanière. Il s’était intégré au paysage montagneux qui l’entourait. Une osmose parfaite. Il était loup dans sa forêt, ours blanc invisible sur sa banquise, feuille sur la branche. Il était cri du coyote, vol de l’aigle. Il était l’Inuk. L’Homme.
— Alors, Gaïa, tu disais une histoire d’ours ?
— Oui, mais… j’y pense. Si les gens ont pas de vrai nom, c’est comment pour les grosses bêtes ? L’ours, j’imagine qu’il en a qu’un, pas comme les colibris ?
— Au contraire, mon cœur. L’Inuit l’appelle le « Chien de Dieu », « Sa pure couleur », le « Vieux à l’habit de fourrure ». Les Lapons ne le désignent jamais par son nom, de crainte de le fâcher. On le nomme aussi « Celui qui est fort comme 12 hommes mais sage comme 11 ». Dans notre poésie, on l’appelle le « Cerf blanc des mers », « Marin, ou Cavalier des banquises », « Celui qui est presque un homme, ou qui marche comme un homme ».
— Oh là là ! Le pauvre doit plus s’y retrouver ! Y’a une raison pourquoi on t’a donné un de ces noms ?
Gaïa n’abandonnait jamais son idée, le sujet importait peu. Elle cheminait toujours ainsi, sans se détourner de son but.
* * *
Nanuktalva s’était décidé à lui raconter sa vie deux ans plus tôt, après l’avoir ramenée de la garderie. Gaïa lui avait demandé :
— Tu m’as dit que t’avais écrit un livre… Tu l’as caché au grenier ? Tu me le montres ?
Il avait souri. Le livre ! Celui qu’il rédigeait depuis 40 ans, une sorte de journal de vieil étudiant. Mais où en commencer la narration et surtout, comment la terminer ? Les évènements de son existence se transformaient sans cesse. En effet, même ceux du passé prenaient des significations nouvelles à mesure que le temps filait.
— Il parle de quoi ton livre ?
— De la vie, de tout. Un vieux et ses arbres, une enfant, des bêtes…
— De nous ?
— Un peu aussi.
— D’où elle vient ton histoire ? Quelqu’un te l’a contée quand tu étais petit ?
— La vie me l’a enseignée, mon ange. Le temps. L’histoire s’attarde sur l’origine des choses, se penche sur ce qui est beau, intouché par l’humain…
En compagnie de la petite fille enthousiaste, avide de curiosités, il avait fouillé dans la malle en bois où il rangeait ses souvenirs, le trésor des pirates, comme l’appelait sa jeune amie. Penchée sur son épaule, elle l’avait regardé, excitée, en retirer l’épais manuscrit.
Mais ce jour-là, il ne l’avait pas ouvert. Doucement, il était retourné en lui-même, vers les temps lointains, au pays de la glace et du froid, alors qu’il chassait en compagnie de son père. Il ne pouvait pas conter sa vie en tournant simplement les pages. Il devait s’y préparer mentalement. Le livre contenait peut-être des faits qui ne convenaient pas à une enfant de cet âge. Il lui fallait y réfléchir. Il avait placé le livre sur une étagère.
— Ta mère va bientôt arriver, petit ange. Une autre fois, le livre.
Un prétexte. Bien que résignée, elle en avait été déçue.
* * *
Mais à présent, elle poursuivait opiniâtrement son idée.
— T’as pas répondu. Pourquoi on t’appelle l’Ours ?
Il sourit sans répliquer.
Nanuktalva regarda le ciel, comme à son habitude, pour mieux se remémorer l’époque et reconstituer les dialogues, les scènes, au plus juste, car dans le fameux ouvrage, il n’en avait pas toujours noté précisément le déroulement. Beaucoup de faits demeuraient dissimulés dans sa tête.
Nanuktalva détailla affectueusement l’enfant. Vive, gracieuse, elle était adorable dans sa robe blanche de dentelle et de soie. De son fin visage encadré de longs cheveux dorés, on avait l’impression de n’apercevoir que ses yeux, immenses, d’un bleu profond, des yeux qui, à ce jeune âge, savaient déjà se perdre dans la transcendance du soleil couchant, le vol d’un papillon, des yeux capables d’apprécier le beau de la vie, des yeux qui aimaient. Voilà pourquoi il éprouvait pour cette enfant une tendresse si profonde. À cause de leur travail, ses parents n’avaient pas de temps à consacrer à leur fille après la classe, ni les jours de congé. Ils avaient ainsi délégué de plus en plus de responsabilités à Nanuktalva dans l’éducation de leur fille. Cela s’était fait graduellement, sans qu’ils s’en rendent vraiment compte.
Nanuktalva enseignait un peu la vie à la petite, les mœurs et les coutumes des animaux, ainsi que la manière de se comporter avec les autres. En vérité, au fil des années, le vieil homme était devenu la seconde famille de Gaïa, le grand-papa qui sait tout et peut n’importe quoi. Il lui avait révélé les légendes secrètes et autres récits magiques qu’il connaissait sur Inuibrome, « le désert de glace sans personne dessus », ainsi qu’une cinquantaine de faits curieux sur les ours. Ne lui restait que des anecdotes personnelles à proposer à l’enfant. Le tout se trouvait rassemblé dans ce livre qu’elle lui réclamait, impatiente. Hélas, il n’osait toujours pas l’ouvrir.
Étrange vie que la sienne. Il pensa à la marche des années, sourit, amusé, indulgent. Une petite éternité terrestre, pas toujours simple, pas toujours drôle, mais au moins, il ne s’était pas ennuyé. Une équipée.
— Kranor itpin, Tiriganiak ? s’enquit-il d’une voix chaleureuse.
— Ça va bien, Koana, merci. Bon, comme tu sembles pas avoir envie d’ouvrir le gros livre, aurais-tu quelque chose d’autre de capi… tant ?
— Captivant.
— Pourquoi tu l’as dit avant moi ? Je l’avais sur le bout de la langue. Bon, j’te pardonne. Je disais… une anecdote d’ours, en remplacement du livre, insista l’enfant d’une voix douce, où perçait néanmoins un début d’agacement qui attendrit le vieux. Allez, Nanuk, ferme les yeux avec moi, place le décor. Il neige, il fait froid, les arbres se cassent sous la … comment tu dis ça ?
— Alapa, la morsure du froid, siko, anoke, les éléments du ciel.
— Voilà, les éléments, Alapa ! Siko, Anoke. La morsure… heu… du ciel, la glace, le vent. J’suis tout à fait dans l’amtosphère… heu… la stratmosphè… Bon, c’est pas important. Continue !
— Assieds-toi, Tiriganiak.
Il alla chercher son manuscrit à reliure de cuir, l’ouvrit.
— Mais… t’avais dit que j’étais pas prête pour l’entendre ! s’écria l’enfant, étonnée, heureuse aussi.
— Bah, je voulais juste te faire un peu enrager !
— Hé là !… j’suis pas un chien ni un raton laveur. Enfin, lis !
Il avait commencé ce journal dès qu’il avait su écrire. Toute sa vie il avait aimé cela, une activité pour lui d’une grande facilité. Les mots arrivaient au bout de sa plume sans effort. Dans sa tête, se formaient des images qu’il n’avait plus qu’à dessiner avec les phrases, comme un peintre en quelque sorte. En parlant d’une odeur ou d’un paysage, il parvenait à glisser dans ses écrits les parfums sucrés de l’automne finissant, ceux du cèdre mouillé sous la pluie tiède de l’été. Nanuktalva, avec sa sensibilité de montagnard, voyait les mots… Surtout, il était capable de faire ressentir aux autres les émotions contenues dans un paysage, dans les scènes de la vie nordique, en les évoquant, sans artifice. Il lui suffisait de fermer les yeux. Il percevait alors de la vie tout ce qui était beau.
La petite fille se cala confortablement dans sa souche d’arbre. Le vieux leva un doigt dans sa direction. Elle devança la mise en garde.
— Je sais. Respire à fond. Comme dans la… heu, médication sans les sandales.
Il se retint de rire pour ne pas la froisser.
— C’est ça. La méditation transcendantale.
— Exactement c’que j’ai dit, mais d’une autre manière.
— Le jeune homme dont je vais te parler avait 19 ans. Il se nommait… Sans-Nom.
Elle rit.
— Un nom qui en n’est pas un… Vous les Inuits, vous êtes drôles. Vous en avez 50, pas du tout, ou encore, vous avez des noms qui disent que le nom de celui qui a ce nom, c’est pas son nom.
— Ayornarman, on n’y peut rien. Sans-Nom habitait à Inuvik, où demeuraient aussi ceux qui allaient devenir tes grands-parents Beaubien, la famille de ton papa. À l’époque, on ne trouvait pas de voitures dans cette région. Il fallait 25 jours en raquettes ou dix en traîneau pour se rendre à Dawson City. Allons, ferme les yeux, Petit Renard, imagine, ma chérie… une vallée profonde encaissée entre des montagnes aux pics aigus qui dentellent le ciel. Une forêt de pins bleus à l’est ; à l’ouest, un lac de glace que la chaleur matinale a rendu presque transparent.
— La vallée profonde est dans une caisse, pis les montagnes portent des dentelles, avec des arbres de toutes les couleurs ? Il est bizarre ce pays, on dirait un conte de fée !
— C’est des détails. Concentre-toi… Tu y es ? Parfait. Le soleil, timide, échappe à l’emprise griffue d’une montagne, blondit les pics granitiques, effleure un instant le sol rosé et s’éloigne au cœur d’un ouragan que le vent nordique traîne dans son sillage. Tu vois bien tout ça ?
La gamine fit oui de la tête sans ouvrir les yeux.
— Je vois l’ouragan, pis le vent, la terre rose, les sapins bleus… ça, j’le vois, mais je comprends pas grand-chose du reste. Le soleil est timide comme une fleur rose, la montagne qu’a des griffes de grizzly, des pics-bois blonds, quand j’pensais qu’ils étaient rouges ou verts… Pis aussi, tes phrases sont longues, plutôt compliquées. Enfin, c’est beau quand même. Lis encore.
— La roche et les arbres se fendent avec des claquements secs.
— Eh ! Ça j’ai compris.
— Parfait. Donc, un froid des premiers âges du monde ! En fait, ces hautes terres canadiennes apparemment sans vie, représentent pour l’Indigène le creuset de toutes choses.
— Un creuset, c’est quoi ?
— Une sorte de… disons… le nid où la vie a commencé, le berceau primitif. En ces lieux sauvages, le Grand-Esprit créa les parfums de la terre, puis les humains…
— Ça suffit, t’en as dit assez. À présent, imaginons… y’a des souffles d’air glacé qui tourbillonnent en tous sens, je vois bien, … continua la petite fille qui connaissait la plupart des évocations de son ami.
Celui-ci sourit de contentement.
— Tu sens, tu vois ? Magnifique. Soudain, le décor s’anime…
Elle rit.
— Comme un film de Oual Dix-Nez ?
Il la regarda sans comprendre, ouvrit grand les yeux.
— Bah, le décor s’anime, comme un dessin animé, quoi !
— J’avais pas songé à ça. D’accord pour Walt Disney. Je continue. Au milieu d’un lac balayé par d’épais tourbillons blancs, une silhouette sombre progresse avec peine. Engoncé dans une courte veste de laine, c’était un garçon de 17 ans, dont la mère canadienne-française venait d’Alexandria, en Ontario. Son père était né à Montréal, au Québec. Le jeune gars était chaussé de raquettes rondes, le modèle le plus adéquat pour la forêt. Peu pratiques sur cette plaine de glace, elles lui donnaient une allure saccadée.
— Comme si y avait un caillou dans sa chaussure !
— Exactement, Tiriganiak.
— Ça fait mal d’être engoncé… dans une veste ?
— Mais non !… On est juste enveloppé dedans, bien au chaud. Donc, loin derrière lui, dans un bouquet d’arbres… c’est un petit groupe d’arbres, au pied d’une falaise, de fines volutes bleutées s’échappent d’une butte de neige en forme de carapace. Sa cabane est totalement ensevelie sous la neige. La fumée, dispersée par les bourrasques, porte aux quatre coins de la vallée les odeurs de cannelle et de sucre doux d’une flambée de sapin.
— Pareil comme les tartes de maman. T’as mis le goût sur ma langue, s’écria l’enfant, les yeux opiniâtrement plissés sur les évocations du récit.
— Gourmande. On continue ou on mange ?
Elle prit une expression boudeuse.
— Namatok, c’est bien, admit le vieux. Notre adolescent chemine donc à longues enjambées. Les raquettes plongent résolument dans la neige épaisse. Ses larges épaules se projettent en avant comme s’il frappait du poing. Cette apparente vigueur est encore renforcée par l’ahan sourd qui résonne dans sa poitrine à chaque pas, pareil à quelque incontrôlable sanglot. Ahan ! Ahan !
— C’est quoi un n’ahan ?
— Quand tu fais un effort, tu souffles. Ce bruit-là.
— Bah moi, je nahan jamais. Quand je force, je dis…Vas-y Gaïa… vas-y ma fille… C’est donc ça mon ahan personnel ?
— Heu… De la tête, recouverte d’une cagoule en peaux de lapins, ne subsistent que ses yeux noirs, déterminés, qui roulent derrière le mince rectangle de cuir. Il s’engage sur une piste qui n’a pas été tracée depuis le début de l’hiver. L’accumulation de neige rend sa marche éprouvante.
— Ça veut dire, comme, tellement « éprouvantable » qu’on a peur ?
— Presque. Sa bouche se crispe sous l’effet d’une vive inquiétude. C’est un homme blanc. Sa jeune sœur vient de se fracturer la jambe en escaladant une corniche escarpée pour remettre un petit renard dans son trou. Elle a glissé. Leurs parents se trouvent en visite chez un cousin, à trois jours de marche de là. Pris au dépourvu par le drame, son frère se rend à Inuvik, le plus proche village inuit, afin d’en ramener un homme médecine capable de remettre l’os en place.
À cet endroit de sa narration, Nanuktalva s’arrêta.
— Le reste demain, Tiriganiak.
— Watiago ! Attends ! Pas quand ça devient excitant !
— Pigmanga ?
— Heu… non, je ne t’en veux pas. À ton âge, t’es fatigué plus vite, je comprends ça. Va, repose ta voix.
— Bon, d’accord, je ne suis pas fatigué, voilà la suite…
Il reprit son manuscrit. Il lisait d’un ton étonnamment doux pour un tel colosse. L’enfant aimait le son de sa voix grave, un peu chantante, son accent inuit, toujours présent, malgré une mère française et presque toute une vie à côtoyer des Canadiens français.
— Je reprends au jeune garçon sur la piste.
— Celui aux ahans ?
Nanuktalva lui conta comment un ours avait attaqué le jeune homme.
— D’un coup dans le dos, l’ours le jette au sol, l’y maintient d’une patte. À cet instant, quelqu’un arrive au secours du malheureux. D’un magistral coup de couteau dans les reins, il envoie le grand prédateur par terre, gémissant de douleur, incapable de se relever.
— Pauvre ours !
— Tu as raison. L’homme relève celui qu’il vient de secourir et vérifie rapidement son état. Heureusement, il n’est pas blessé. Puis il se débarrasse de son passe-montagne. L’autre en reste décontenancé. Le jeune colosse qui, sans erreur, lui a sauvé la vie, est un Autochtone pas beaucoup plus âgé que lui. Ses traits sont remarquables, rudement sculptés ; un front haut, dégagé, un nez large, des lèvres charnues, bien dessinées. De longs cheveux noirs aux reflets de rouille amincissent son beau visage. Puis, il y a ses yeux… Dans les lueurs dansantes du soleil couchant, ils prennent une troublante profondeur. De l’ensemble se dégagent douceur et détermination.
— Sans-Nom ! s’écria Gaïa. C’est lui qu’arrive à l’instant du ciel sale … heu, cru ciel ?
— Crucial ?
— Bravo, tu l’as eu ! Comment t’as deviné ? Qu’importe. Ça te vaut dix points gratuits sur ta prochaine boîte de manger à chats.
— Mais… j’ai pas de chat !
— Alors, t’as rien gagné, s’esclaffa l’enfant qui aimait jouer avec les mots.
— Je continue. Le rescapé a peine à croire que cet adolescent a terrassé un tel mastodonte. Son sauveur applique alors le canon d’un colt 45 contre la tête de l’ours, lui demande de lui pardonner et tire. « Désolé mon pauvre vieux, fait-il en français, mais j’avais pas l’choix. » Puis il se tourne vers le garçon blanc : « Isumalugitaililanga ! Heu… je viens de dire… il ne faut pas que… » « Ce que tu as en tête te rende anxieux, complète le jeune Blanc. Isumane ayorlugo, t’en fais pas, c’est ainsi. » « Eh ! Tu parles l’inuktitut, sans accent… enfin, presque, raille Sans-Nom. Pas mal pour un Français arctique. » Devant l’Inuit incrédule, le jeune Blanc explique : « J’ai pas d’mérite. Mes ancêtres, du côté de mon père, viennent presque tous de Hawkesbury, une ville de l’Ontario, une région plutôt francophone. Par contre, ma grand-mère maternelle est inuite. Elle m’a appris sa langue, mon père, la sienne. J’m’appelle Anselme, et toi ? » Je réponds : « Sans-nom. » Anselme éclate de rire.
— Comme moi tantôt, déclara Gaïa. Il ne sait pas, pour les noms.
— Mais attends la suite, ma chérie. Autour des adolescents, la tempête se calme. Un paysage flou sort par intermittence de sa prison virevoltante, installant son décor le temps d’une rafale. Le jeune Anselme explique à son sauveur la raison impérieuse de sa présence sur cette piste, en pleine tempête, malgré le danger. Par un heureux hasard, le père de l’Inuit est l’homme médecine de sa tribu. Son fils, Sans-Nom, a de bonnes connaissances sur les différentes manières de guérir. Anselme conduit alors l’Inuit auprès de sa sœur. Sans-Nom réussit à remettre aisément l’os de sa jambe en place. En fait, il n’y a pas de fracture. Seule l’articulation du genou est légèrement déplacée. Sans-Nom s’apprête à…
À cet instant du récit, la fillette intervint à nouveau :
— Grand-père, elle serait pas mal l’histoire, si y’avait pas tous ces détails. J’me perds. Tu peux résumer le reste ?
Il lâcha un rire, ferma son livre.
— Anselme, le jeune imprudent, se nommait Beaubien. C’était le père de ton papa. Les deux garçons devinrent amis. Ah, j’oubliais la partie qui t’intrigue tant. Après le sauvetage, l’Inuit a dit au Français qu’il ne plaisantait pas en disant ne pas avoir de nom, son père ayant donné le sien à un ami. Anselme Beaubien l’a regardé avec un air de grand respect. « Dans ce cas… me permets-tu de te baptiser ? » L’Inuit n’hésita pas une seconde. Il fit oui de la tête, contenant difficilement son émotion. « Que penses-tu de Nanuktalva, Celui qui marche comme un homme ? Ce serait de circonstance. » Les yeux de l’Inuit s’emplirent de reconnaissance. Nanuktalva. Un nom de guerrier ! Il se mit à rire aux éclats. « Inuk adlaoyunga ! » « Tu te sens un autre homme ? J’en suis heureux… »
— Mais Nanuk, s’écria Gaïa… Sans-Nom, c’est toi quand t’étais jeune !
Nanuktalva sourit à la petite fille.
— Oui, ma chérie. En raison de cette aventure, les membres de ma famille acceptèrent le nom. Voilà, fini pour cet après-midi ! Prépare-toi pour rentrer au village.
Comme à son habitude, la petite fit mine de se fâcher, se plaignant que son ami choisissait toujours l’instant le plus palpitant pour mettre fin à ses récits. Elle tenta d’encourager la reprise du dialogue.
— Mais juste avant, dis-moi un mot pour me faire rire.
Il réfléchit avec un grognement :
— Pour se porter chance, quand ils abattent un phoque, nos chasseurs disent…
Nanuktalva fit mine de prendre une profonde inspiration, lâchant d’une seule voix :
— Tamadjanalertaksarakuarnigidlanga.
— C’est pas possible. C’mot-là, tu l’as fabriqué !
— Pas du tout.
— On n’a pas l’temps d’respirer quand on parle igruktaturc… heu… ta langue. Ça veut dire quoi ce long serpent de lettres ?
— « En espérant que ça me vaudra la chance d’obtenir un second phoque. »
— Moi j’ai… Hi hi ! J’entends l’auto. Maman vient me chercher. Faut se quitter grand-papa.
L’enfant se précipita vers le vieux. Sachant qu’elle bondirait vers sa poitrine, il l’attendait, bras tendus. Il la souleva d’un même élan au-dessus de sa tête. Puis, la ramenant contre lui, enfouit le visage dans ses cheveux.
— Aliarnakrutin, sois heureuse, toujours, petite chérie.
Lorsque Gaïa fut repartie avec sa mère, Nanuktalva se rendit dans sa grange. Il y travailla jusqu’au crépuscule, puis il se promena dans le bois avec ses chiens. Au retour, il se fit un repas léger, laissa les bêtes libres autour de la maison et s’allongea, moustiquaire tendue au-dessus de sa couche, fenêtre ouverte sur le ciel et les pins découpés sur l’horizon.
* * *
Tôt le lendemain, Nanuktalva prit son déjeuner et prépara celui des chiens. Comme cela arrivait souvent, ils ne daignèrent pas se lever à l’appel du vieux. Celui-ci eut une moue incrédule. À demi sauvages, ces animaux partaient en chasse pratiquement toutes les nuits. Si la chance leur souriait, ils se gavaient à n’en plus pouvoir : quatre ou cinq kilos de viande chacun ne les rebutaient pas. Tout pareil aux loups, ils pouvaient ensuite demeurer plusieurs jours sans manger.
Dans moins d’une quinzaine, Nanuktalva allait devoir les enfermer à la tombée du jour. L’époque de la reproduction n’allait pas tarder à débuter chez les prédateurs. Les louves bêta en chaleur, étroitement surveillées par les mâles alpha, meneurs de meute, deviendraient pour les chiens des compagnes peu recommandées. Nombre d’imprudents y avaient perdu la vie.
Nanuktalva se rendit dans l’atelier attenant à la grange et travailla aux finitions du conestoga. L’envie le reprenait de voyager. Il voulait bouger, vivre, jusqu’au bout de ses forces, comme avant. Il s’affaira jusqu’à trois heures de l’après-midi puis sortit son vieux cabriolet, y attela l’étalon, un animal maltraité qu’il avait « confisqué » à un fermier de la région à coups de poings. Nanuktalva possédait aussi une belle jument noire de 10 ans.
Il se mit en route tranquillement, ne tenant pas à éreinter l’animal. Il se rendait au village chercher la petite fille ; 45 minutes de trajet à faire, nul besoin de se presser. En passant, il alla saluer son amie, Yu-Wah-Kon-Pe, « Celle qui est bénie », une jeune veuve dakota qu’il aimait comme sa fille. Elle vivait dans un village à proximité de chez lui. Nanuktalva ne l’avait pas revue depuis les funérailles de son époux, six mois plus tôt.