CHAPITRE 3
Lorsque Nanuktalva revint chez lui en compagnie de la petite fille, Gaïa se percha sans attendre sur le fauteuil d’arbre. Elle n’eut aucun besoin de quémander la suite de son histoire. Le vieux savait ce qu’elle attendait. Afin de l’agacer un peu, il prit plus de temps qu’à l’ordinaire pour lui préparer un chocolat chaud et deux tartines beurrées.
— Il y a des gens qui vous appellent Inuits, d’autres Esquimaux, remarqua-t-elle pendant qu’il préparait le repas des chiens. C’est quoi le vrai mot ?
— Les ignorants disent Esquimaux, « Ceux qui mangent la viande crue ». Ce sont les Kristineaux qui nous ont baptisés ainsi. En vérité, Esquimau est une injure, de l’ironie blessante.
— Très joratif ?
— Oui, péjoratif. On ne baptise pas un peuple en soulignant un de ses traits culturels étranges ou déplaisants.
Nanuktalva n’alla pas plus loin dans ses explications. Il sentait que Gaïa, à un si jeune âge, ne pourrait suivre son raisonnement. Il y avait tant à dire sur le sujet, qu’il se tut un moment pour y penser.
Un explorateur français avait écrit un livre au titre ridicule sur le Groenland : Ma vie chez les Esquimaux Inuits. Voyons ! Il n’existe pas de tribus « esquimaudes » chez les Inuits. Les Blancs avaient inventé d’autres noms de tribus, tout aussi incohérents : Loucheux, parce que les mères mettaient un pompon sur le front de leur enfant afin de les faire loucher ; Porteux, les veuves portaient sur leur dos les os de leur défunt mari ; Côtes de chien, ils mangeaient des chiens ; Pieds-noirs, car un jour la tribu avait traversé une prairie qui avait brûlé. Leurs mocassins étaient noirs… Ridicule ! Sioux, Cœurs d’alènes… Des mots qui n’ont aucun sens ! Il y avait encore les Folle Avoine, Gens du Lac, Gros-Ventre, Neutre, Puant, Renard, Caillou, Nez-Percé, Sauteur, Crâne. Nanuktalva fulminait intérieurement. Quelle tristesse d’entendre un Dsi-Tsi-Tsa dire « Je suis Cheyenne », ou un autre prononcer ces horribles mots : « Je suis un Puant » !
— Pourquoi tu dis plus rien, Nanuk ? Bah, c’est peut-être mieux comme ça, de toute façon, j’ai rien compris dès le début, se plaignit l’enfant.
Nanuk revint à sa petite amie.
— Excuse-moi. Je vais résumer. Par exemple… Les Français mangent des grenouilles. Les Anglais les appellent « bouffeurs de grenouilles ». C’est une méchanceté. Tu penses que les Français apprécient ? Ils se vengent en appelant les Anglais des « Roastbeefs ». Quant aux Chinois, ils sont des « mangeurs de chiens »… Je suis Inuit, ça signifie « le Peuple », pas un « mangeur de viande crue ».
— Si on s’arrêtait ? T’as l’air fatigué ? Là, tu m’en as raconté assez pour remplir au moins trois semaines.
— Tu as raison, mon ange, attablons-nous plutôt devant une collation gigantesque…
— Ouais ! À nous en faire claquer les bretelles, ajouta l’enfant.
Nanuktalva sourit. Si la mère entendait les petites folies linguistiques qu’il enseignait à sa fille, quel scandale !
— Ensuite nous ferons manger les chiens, leur soupe est prête, puis ce sera l’heure de notre balade digestive au bord de ton lac préféré. Cela te va, ma belle ?
— Magnifique !
La fin de l’après-midi se passa ainsi, heureuse, paisible, entre une petite fille et un vieil homme. En échange de cette amitié réciproquement offerte, chacun emplissait son cœur des trésors que renfermait celui de l’autre.
Pendant que la fillette nourrissait les oies et qu’un peu plus loin, les chiens pataugeaient dans l’eau, le vieux laissa son regard se perdre dans l’environnement sauvage qui représentait sa joie de vivre. La petite vint se coller contre lui, mettant fin à sa méditation.
— Avant que je retourne à la maison, raconte-moi encore ce voyage quand t’avais des plumes sur la tête.
— Ça va faire trois fois cette semaine !
— Mais j’aime ça quand t’arrives à mon âge.
— D’accord, petit renardeau.
— Tiens, j’pensais pas qu’les renards vivaient aussi dans l’eau ?
— Ah… bon ?
Le vieux mit quelques minutes à comprendre la taquinerie, avant de faire revivre son périple.
— J’avais 28 ans environ. Les travaux sur la toundra, les courses de chiens, les jeux d’adresse et de force avec mes camarades, avaient fait de moi un lutteur imbattable dans toute la région. À cause de ça, on m’appelait « Celui qui saute le plus haut sur une jambe afin de frapper la balle de cuir attachée au-dessus de sa tête par un lien de peau ».
— Woo ! Un sacré de long nom ! J’imagine ta pauvre maman, si elle devait t’appeler 20 fois par jour. C’est quoi au juste ce coup d’pied ?
Une phrase qu’elle prononçait à chaque fois que Nanuktalva lui racontait cette histoire. Il le lui expliqua avec la même réponse :
— Un exercice de souplesse populaire chez les gens du Nord. Les Chinois, avec leur kung-fu, pouvaient toujours venir s’y frotter !
Ainsi Nanuktalva recommença-t-il le récit de son voyage.
— À cette époque, nous habitions encore à Inuvik, tes parents et moi.
— Tu l’as déjà dit.
— Comme tout le reste ! Ton père avait six ans.
— Pis moi, alors ?
— Petite coquine… Tu avais moins 17 ans.
Elle rit à pleine voix.
— C’est ça la partie que j’aime ! Continue.
— Comme c’était bientôt l’anniversaire de Maikan-Waapaw, ta future mère… elle avait 5 ans, je le précise.
— Je suis donc plus vieille que maman !
— La vie est bizarre, en effet. J’avais décidé de me rendre à Fort McPherson pour lui acheter un cadeau.
— Je sais ! C’est un peu au sud, une ancienne ville de chercheurs d’or de 500 habitants, située à quelques jours de raquettes d’Inuvik !
— Exact. Veux-tu finir l’histoire, Gaïa ?
— Non, pardonne-moi. Je me suis laissée emporter par mon… heu… enthousiasme. J’aime bien ce mot-là.
— Alors je continue. Pour la circonstance, j’avais tressé mes longs cheveux, piqué deux plumes sur le côté de ma tête, une mode chez plusieurs tribus de la plaine qui me plaisait. J’étais arrivé vers le milieu de la matinée, pas très à l’aise dans ce village principalement peuplé de Blancs. Un peu plus tard, j’eus faim. J’entrai dans un restaurant. On refusa de me servir. Une terrible bagarre s’ensuivit. Ils se mirent à huit contre moi. Dire que huit est mon chiffre porte-bonheur, t’imagines ça, Tiriganiak ? Donc, je me lançai à l’attaque avec un grand cri. Je pus en étaler trois dans la sciure qui recouvrait le sol de terre battue, avant qu’ils parviennent à m’immobiliser.
Un sourire lui fendit les lèvres à cette évocation, faisant saillir davantage ses pommettes haut placées, amenuisant ses yeux, en accentuant l’éclat, farouche, plein d’ironie.
— On me roua de coups avec les pieds, les poings, même avec une chaise. Je me réveillai en prison.
— Mais… t’avais rien fait ! Pourquoi ils t’ont battu ?
— Parce que… j’avais des plumes dans les cheveux.
— Peut-être qu’ils aimaient pas les plumes ?
— J’imagine.
Le père et la mère de Gaïa venaient d’arriver. Ils embrassèrent leur fille, prirent un café avec Nanuktalva, discutèrent un peu de la situation économique au pays et rentrèrent chez eux. Ils attendaient la visite d’un homme d’affaires du village voisin, qui désirait investir dans leur commerce de voitures.