CHAPITRE 4

Agiortok

Cinq heures. Nanuktalva était déjà dehors, contemplant son domaine. Il se levait toujours tôt, uniquement pour avoir la satisfaction d’admirer le soleil qui se faufilait à travers les pins tapissant les collines. À cent pas de la cabane miroitait l’étang qu’il avait creusé à la pelle, 20 ans auparavant. Le lieu était devenu une étape importante dans la migration des oiseaux. Au printemps, la pièce d’eau se couvrait de centaines d’oies sauvages.

Gaïa avait passé la nuit du samedi chez lui. Elle avait dormi dans la petite chambre aux larges fenêtres bâtie à son intention contre le flanc est de la cabane, afin qu’elle puisse assister au spectacle de l’astre céleste en pleine ascension. Les deux amis prirent leur petit déjeuner à l’extérieur, sur une table de bois rugueux, œuvre de Nanuktalva… aidé par Gaïa. Elle lui avait passé les clous, tenu les billots…

— Heureusement que j’étais là, pas vrai Nanuk ? avait-elle reconnu, fière de son rôle dans le projet.

Plus tard, les deux amis emmenèrent les chiens courir dans le bois d’épinettes, derrière l’étang. En chemin, les bêtes s’agitèrent tout à coup, grondant sourdement. Nanuktalva fit halte, les sens en alerte. La petite tendit un bras devant elle.

— Par là, j’entends… comme un enfant qui pleure.

— Silence, les chiens ! lança le vieux, péremptoire. Couchés !

Nanuktalva prêta l’oreille, fronça les sourcils.

— Tu as raison, ma chérie. Reste ici, je vais voir. Je t’appellerai s’il n’y a aucun danger. Garde les chiens.

Nanuktalva n’eut pas à chercher longtemps pour trouver la source des lamentations. Il découvrit un spectacle qui, chaque fois, lui retournait l’estomac. C’était un jeune loup, la patte prise dans un piège aux mâchoires d’acier. La malheureuse bête devait avoir les os broyés comme des brindilles. Les origines de Nanuktalva avaient mis en lui l’instinct de la chasse — de subsistance uniquement —, mais il n’avait jamais admis l’utilisation de ce moyen cruel d’attraper les animaux. Sans compter que ce trappeur peu scrupuleux avait installé cette saleté sur sa terre. Tant de souffrance pour le seul profit ! Maudite fourrure qui engendre pareille détresse.

Nanuktalva dégagea le petit animal, le prit dans ses bras puis rejoignit Gaïa. Les chiens se levèrent en grondant à son approche, mais reconnaissant l’odeur d’un loup, ils se calmèrent. La petite fille ne pleura pas. Elle regarda fixement le louveteau et lui caressa la tête, en murmurant des mots doux.

— Nanuk… il est si mignon. Un loup blanc, c’est rare hein ? Pis, t’as vu ses yeux, bleus comme ceux d’un husky. Mettre des pièges, c’est vraiment méchant… Qui va s’en occuper ?

— Toi, si tu veux.

Gaïa poussa un cri qui fit se dresser la tête des chiens. Le louveteau recula vivement la sienne et se débattit avec énergie, tentant d’échapper à l’emprise de Nanuktalva.

— Comme il est blanc, je l’appellerai Qanik.

— Neige est un bon nom pour un loup. Il a la patte salement abîmée. Je m’en occuperai en rentrant. Cours appeler ton père au magasin, afin qu’il passe chez le vétérinaire acheter un tranquillisant, celui que Jean-François utilise dans ses opérations. Dis-lui aussi de prendre tout ce qu’il faut pour recoudre, panser… Il comprendra ce que j’ai l’intention de faire.

Arrivée à la cabane bien avant Nanuktalva, Gaïa téléphona aussitôt à son père, lui conta leur découverte et décrivit l’importance de la blessure du louveteau, répétant, sans rien omettre, les instructions de Nanuktalva. Connaissant la compassion de son vieil ami pour les animaux, Ryan se rendit sans attendre à la clinique de Jean-François Parent, située à deux rues de son entreprise. Il y acheta le médicament analgésique ainsi que tout le matériel nécessaire à l’opération, sans provoquer la moindre réticence de la part du vétérinaire. Les trois hommes étaient amis depuis des années.

Pendant que Nanuktalva examinait la patte sanguinolente du petit loup, Gaïa tira jusqu’au salon le coffre que le vieux utilisait pour ranger ses livres et autres menus objets. Elle le vida, éparpillant le contenu un peu partout sur le plancher, puis y installa des couvertures. Le vieil homme la regarda faire d’un air appréciateur, pour l’idée du coffre, et non la pagaille alentour.

— Si tu fais bien ça ma chérie… ce loup est à toi. Du moins pendant qu’on le soigne. Quand il sera grand, on lui apprendra à chasser. Après, tu devras…

— … le relâcher pour qu’il retrouve sa famille, je sais. Une bête sauvage doit être libre, papa le dit aussi. Le garder serait aussi cruel que de mettre des oiseaux en cage.

*  *  *

Le père de Gaïa pénétra dans le salon avec l’analgésique ainsi que d’autres produits indispensables : antibiotiques, désinfectant, bandages, aiguilles et fil catgut, employé en chirurgie pour recoudre les plaies. Nanuktalva s’empara du tout avec un sourire reconnaissant.

— Tu as pensé à tout, merci. Au travail, les enfants. Ryan, mon garçon, fais chauffer de l’eau. Gaïa, tiens notre petit ami pendant que je lui fais la piqûre.

— C’est drôle, Nanuk… moi je t’adopte comme grand-père et toi, tu adoptes papa comme fils, remarqua Gaïa.

Le petit loup s’endormit dans les bras de la fillette qui le déposa doucement sur la table du salon, déjà recouverte d’une couverture de laine. Avec des gestes précis, Nanuktalva fit deux incisions dans la peau de l’animal, une de chaque côté de la patte. Les os brisés lui apparurent. Il poussa un soupir de soulagement. Les cassures étaient nettes, en biseau. Remettre les os en place lui demanda moins de travail qu’il ne l’avait présumé. Cette étape accomplie avec succès, il sutura la blessure avec le catgut, un fil qui se résorberait dans la plaie. Lorsque les os seraient ressoudés, il ne serait pas nécessaire de rouvrir pour ôter la ligature qui les entourait. Le travail qu’il venait d’accomplir n’était certainement pas une intervention chirurgicale très orthodoxe, mais le résultat serait à la hauteur des circonstances.

Ryan retourna à Timmins. Il ne demanda pas si Gaïa voulait profiter de la voiture pour rentrer avec lui. Il connaissait sa fille. Elle avait le cœur aussi débordant de compassion que celui de Nanuktalva. Le vieux était un modèle parfait pour une enfant de cet âge. La science ancestrale d’un vieil Inuit est un trésor que la civilisation blanche devrait aider à préserver, comme un bien sacré. Les vieux Autochtones détiennent tant de secrets !

Nanuktalva étendit une pâte faite d’herbes médicinales sur la plaie et y appliqua une couche de mousse. Il banda ensuite la patte. Le petit loup dormait, toujours sous l’effet de la sédation quand Gaïa se laissa tomber dans un fauteuil en soufflant, comme épuisée après une interminable course en forêt.

— Ouf ! On a bien travaillé… Pour me récompenser d’avoir entendu pleurer le petit loup la première, tu pourrais aller chercher ton livre ? S’il te plaît ! J’aimerais entendre d’autres… comment tu dis ça ? Ah, j’y suis. Des banalités excitantes sur ta famille !

Nanuktalva prit le livre gardé à portée de main depuis que la petite réclamait les histoires de sa vie. Elle eut un rire léger quand il l’ouvrit.

— D’accord. Puisque nous avons sauvé ce loup grâce à tes oreilles magiques… allons-y pour l’histoire. Je vais tout reprendre du début, avec une adorable brune aux yeux noirs, Isabelle, ma future mère, née à Chartres, en France.

— C’est beau la France ?

— Ça, je l’ignore. Maman disait que oui.

— Mais… si elle était pas encore ta mère, comment tu sais que c’est elle qui le deviendrait ?

— Là, tu te ris de moi ! Bon, je passe sur cette petite moquerie. Maman était ethnologue, c’est-à-dire qu’elle étudiait les peuples, le rapport… les liens, si tu préfères, qu’ils avaient avec leur milieu, animal et végétal.

Il raconta… Sa mère désirait écrire un livre. Pour se documenter sur les Inuits, quel meilleur endroit que le Nunavut ? Elle voyagea par bateau jusqu’au pays des glaces éternelles, terminant avec un attelage de chiens. Isabelle fut accueillie par un Inuk majestueux, Nipalariuk, « l’Intuable », un guerrier de sept pieds, aux longs cheveux huilés à la graisse de caribou. Au premier contact, devant l’aspect redoutable de cet homme, elle éprouva de la fascination, certes, mais aussi une crainte certaine, voire de la répulsion… pour son… hum, parfum naturel.

— La répulsion, c’est quoi ?

— Quand tu regardes une chose et que ça te fait dire « Pouah » !

— Ou « Beurk » ?

— Je disais donc… le temps arrangea les choses. Cette jolie fille de la ville, habituée aux vêtements délicats, aux arômes prestigieux des grands parfums de Paris, se prit d’amitié pour le rude gaillard qui répandait autour de lui une odeur infernale de poisson avarié.

— Elle devait avoir le nez bouché ?

— Probablement. À présent, il est temps de nourrir les chiens puis de les promener. Avec le petit loup blessé, on n’est pas allés loin.

La petite fille poussa un cri de plaisir et sortit les écuelles de la petite meute. Elle les rinça, puis les remplit de la soupe qui tiédissait sur le rebord de la fenêtre. À l’approche de Gaïa, les deux malamutes sortirent de leur enclos avec des jappements d’excitation. Les autres chiens-loups demeurèrent amorphes. Ils avaient dû faire un repas pantagruélique en forêt au cours de la nuit.

Pendant que la petite s’activait, le vieux prépara une collation composée de tartines beurrées généreusement, recouvertes de mélasse verte. Ce petit repas presque terminé, Gaïa proposa un sujet de discussion.

— Passons aux choses sérieuses ! s’écria la fillette, de sa voix flûtée. Après l’odeur de poisson pourri, qu’est-ce qui se passe ?

Le vieux ouvrit des yeux étonnés.

— De quoi parles-tu donc ?

— De quand ta mère a rencontré le sauvage puant ? Ne fais pas cette tête… la promenade des chiens, je sais. On ira juste après, promis, juré !

— Tout le monde en place pour la fin de l’histoire, annonça-t-il, jovial.

Gaïa battit des mains. Elle posa le reste de sa tartine sur une soucoupe de terre cuite grossièrement façonnée et sortit vivement, impatiente, en tenant sa collation à bout de bras. Elle s’installa sur sa chaise d’arbre. Le vieux la suivit. Avec un sourire complice, il chercha sa page et se pencha sur le manuscrit. Nous en étions à…

— Quand le guerrier puant domine la Française.

— Plutôt… apprivoise. Il s’acquitta de sa… heu, tâche, subtilement, avec une délicatesse que l’on ne s’attendait pas à découvrir chez un homme si rude.

— Apprivoise, comme on fera avec le bébé loup ?

— Un peu. Mais on ne peut jamais apprivoiser un loup. Il restera toujours sauvage. Je reviens à ma mère.

— Pourtant… s’il devait apprivoiser cette femme, c’est qu’elle était un peu sauvage ?

— Chérie, tes questions sont parfois difficiles. Je reprends. Tout d’abord, la Française eut peur du sauvage puant, comme tu l’appelles, à cause de son aspect redoutable, ainsi que je te l’ai dit. Mais l’homme avait une âme pure, un cœur tendre. Il en fit la conquête avec ses yeux, ses gestes doux. Ils ne parlaient pas la même langue, mais qui s’en souciait ? Ils avaient un point commun d’importance : leur passion pour cette vaste et belle contrée qu’est le Nunavut. Elle mit huit jours à s’habituer à l’odeur d’huile rance qui suivait Nipalariuk partout.

— Ça veut dire l’Indécrottable, si j’me rappelle !

— Presque. L’Intuable.

— Alors le guerrier à l’odeur de pourri, avec de bonnes paroles, s’est fait aimer de la petite Française parfumée au Dristian D’Or ? claironna Gaïa.

— Exactement. Elle ne sentait plus rien. Le nez bouché, as-tu dit ? Elle avait d’ailleurs d’autres soucis, beaucoup plus pressants. Pour écrire sur mon peuple, elle devait commencer par apprendre l’inuktitut. Une tâche effarante, elle s’en rendit vite compte.

La gamine afficha une petite moue ennuyée.

— Talva, je ne comprends pas tout c’que tu dis, mais c’est quand même intéressant. Ta voix rend les mots jolis.

— Ma mère mit 20 minutes pour aimer l’Arctique et huit jours pour s’habituer à l’odeur de Nipalariuk, mon futur père. Au bout de trois semaines, elle maîtrisait la syntaxe de notre langue… ça veut dire la manière de construire les phrases. Un exploit digne de sa brillante intelligence.

— Mais comment elle a fait pour ne plus sentir son odeur ?

— Attends, je t’explique. Un jour de froid intense, ma mère n’eut d’autre ressource pour se protéger des engelures que d’appliquer de la graisse de phoque sur les parties de son corps exposées au vent. Ce fut le miracle. Lorsque Nipalariuk s’approcha, elle ne vit plus en lui qu’un séduisant jeune homme. Ils avaient le même âge et, dorénavant, la même odeur de… viande avariée.

— Ils puaient tous les deux ! Ça veut dire que si une de mes amies, pas très propre, sent un peu, faut que j’arrête de me laver ?

— Les choses ne sont pas si simples. Ça signifie que, parfois, il faut accepter les coutumes du peuple chez qui l’on vit. Isabelle sut très vite qu’elle était faite pour ce pays nordique. Après six mois, elle se trouva aussi à l’aise derrière un attelage de chiens qu’elle l’avait été dans les réceptions mondaines de sa jeunesse. Trois mois de plus, et Angalko, le sorcier, mariait la jeune Française et le guerrier du nord aux yeux bridés, au cours d’une cérémonie émouvante, durant laquelle, pour la première fois, ma mère mangea du poisson cru sans faire la grimace. Elle venait de passer de sa France lointaine à un village inuit, au-delà du cercle arctique.

— Un sacré… dépay… dépi… ânonna Gaïa.

— Dépaysement, vrai. Puis, je suis né. Quand j’eus 16 ans, mes parents s’établirent à Inuvik, au bord de la mer de Beaufort, où j’ai rencontré ton grand-père. C’est ainsi que j’appris l’inuktitut, langue de mon père, et aussi les deux langues de ma mère, le français, puis un peu d’anglais.

Mes parents sont très vieux, 94 ans pour mon père et 89 pour ma mère. J’avais 19 ans quand ils sont retournés à Iglulik, où ils avaient éprouvé leur première tendresse. Ils n’ont plus jamais quitté le Nunavut.

— Et ta sœur ?

— J’ai oublié de te reparler d’elle ! Leur errance terminée, ma mère eut une fille, au cours d’un hiver difficile alors que mon père chassait au loin. C’est là qu’une tragédie faillit se produire. Sitôt après la naissance, mon oncle paternel s’empara du bébé pendant que ma mère dormait. Il tenta de l’enfouir sous la neige. Dans la génération de mon père, les filles étaient peu importantes.

Gaïa ouvrit grands les yeux, incapable de prononcer un mot. Nanuktalva ne se rendait pas compte à quel point la petite fille était horrifiée.

— Mon Dieu, c’est aussi méchant que de mettre des pièges à ours sur les sentiers qu’ils suivent pour chercher leur nourriture !

— Tu as raison, pas facile de comprendre cette façon d’agir, mais tu dois penser à l’endroit où cela s’est produit. La vie est difficile, dans une région si froide. Les familles ont besoin des garçons, pour chasser avec leur père, mais les filles sont considérées comme des bouches inutiles. L’hiver, les gens disaient arnainaogman, après s’être débarrassés d’un enfant fille… « Parce que c’était seulement une fille » ou encore aoyaogman, « Parce que c’est l’été ». Durant ces deux saisons, les filles étaient étouffées.

À ces mots, Gaïa éclata en sanglots.

— Moi… si j’étais dans ton village… s’il faisait très froid… ou trop chaud… tu me tuerais ?

Les yeux de Nanuktalva se remplirent de désarroi. Il réalisa la terrible erreur qu’il venait de commettre en livrant à l’enfant cette ancienne et cruelle coutume tribale. Il attira la petite fille contre lui.

— Pardonne-moi, je n’aurais pas dû te parler de ça, Tiriganiak chérie. Comment peux-tu penser une chose pareille ? S’il n’y avait plus qu’un bout de pain dans cette maison, il serait pour toi. Mais laisse-moi finir mon histoire, elle se termine bien. J’avais six ans, ton âge, quand mon oncle a pris ma sœur, je me suis jeté sur lui en hurlant. Ma mère s’est réveillée, elle l’a fait sortir. Puis mon père est rentré de la chasse. Il s’est battu avec son frère. Après cela, ils ne se sont plus jamais parlé. Ma sœur est morte, mais plus tard, de maladie.

— Si cette petite fille n’était pas morte, tu l’aurais aimée plus que moi ?

Il sourit devant l’air anxieux de Gaïa.

— Sûrement pas, mon cœur. Bon, suffit. Tes parents ont insisté sur ton retour avant midi. Ils doivent t’emmener en ville acheter tes nouvelles chaussures. Je te conduis là-bas. Prépare tes affaires, ma petite belle.

Il referma son livre sous les yeux dépités de la fillette. Il en était toujours ainsi. Elle pouvait l’écouter parler pendant des heures, capacité rare chez une enfant si jeune.

— Avant, on va pas…

— D’accord. On promène les chiens, puis on les laisse en liberté pour le reste de la journée.

— Comment on dit chien, dans ta famille ?

— On ne dit pas « chien », mais ce qu’il représente à nos yeux, soit : Okrayuimatta kisemik. Ce qui signifie : « Parce qu’il ne sait pas parler, c’est tout. »

— Étrange nom… Ah ! Je crois que j’ai compris. Le chien nordique est si formidable qu’en fait, la seule chose qui le différencie des hommes, c’est que lui ne sait pas parler !

— Exactement. Tu es… Je t’adore Tiriganiak. À présent, on attelle nos amis !

Gaïa s’élança en criant vers le chenil situé derrière la maison. La porte en était toujours ouverte, mais les bêtes affectionnaient leurs confortables niches remplies de paille. Durant la journée, aucun besoin de les attacher. Le vieux lui emboîta le pas avec une poignée de biscuits. La promenade allait se faire en traîneau à roulettes, à l’insu de maman, bien entendu.

— Tu ne vas pas me ramener à la maison avec ? Maman ne serait pas…

— Ne crains rien ma fille. Nous faisons juste un tour dans le bois. On prendra la camionnette pour aller chez toi.

— Koanapargonartok, grand merci, pour tes belles histoires, lâcha-t-elle avec une crispation rapide des lèvres. Même si elles me font pas toujours pouffer de rire.

La fillette distribua les biscuits aux chiens pendant que Nanuktalva préparait le traîneau muni de petites roulettes qu’il utilisait l’été. Ensuite, il harnacha ses malamutes à la queue leu leu, attelage qui convient parfaitement à une marche à travers les arbres.

— Nanuk, j’ai vu un jour des Naskapi, qui attachaient leurs chiens en éventail, pourquoi ça ?

— Ça devait sûrement être pendant l’hiver. Pour traverser les lacs et les rivières, c’est recommandé. Si on courait sur une rivière avec un attelage en file et que le premier chien passait à travers la glace trop mince, tous les autres, dans leur élan, seraient entraînés dans le trou.

Le vieux étala une brassée de foin dans la caisse du komatik, un beau traîneau fabriqué sur le modèle de ceux de son peuple. Il y installa Gaïa, rayonnante de plaisir. Enfant indomptable ! Elle n’avait peur de rien.

— Marchez, mes beautés ! lança l’homme.

Ces petites promenades avec la fillette lui rappelaient ses jeunes années. Gaïa jeta un cri et pouffa, de ce rire aigu qui plaisait tant au vieux. Le traîneau filait. La piste se tortillait à travers le bois au plus grand bonheur de l’enfant qui s’esclaffait pour des riens.

*  *  *

Nanuktalva reconnut aussitôt la mince silhouette qui se dirigeait vers eux. Il sut à son air sévère que des ennuis s’annonçaient. La mère de Gaïa se tenait sur le bord du chemin. Sa voiture était garée plus loin. Il arrêta son attelage à la hauteur de la jeune femme, une brune au visage agréable, dont la physionomie, à cette minute, n’affichait qu’exaspération.

— Maman ! s’écria joyeusement Gaïa.

— Descends tout de suite ! se fâcha sa mère. Nanuktalva, je vous ai déjà dit que je ne voulais pas voir ma fille embarquer dans ce genre d’aventure. Elle pourrait s’y briser le cou.

— Elle ne risque rien, Maikan-Waapaw. Regarde comme elle se tient bien. Solide comme un garçon !

— Mais c’est une petite fille, un bébé ! Vous m’avez dit que vous l’amèneriez en carriole à cheval. J’ai eu un doute… donc, me voilà. On dirait que j’ai bien fait.

Le vieux s’excusa. Se penchant sur le traîneau, il saisit un petit objet enveloppé dans une peau de lapin, qu’il tendit à son amie.

— Ça peut ressembler à une manière de se faire pardonner, pourtant, ceci n’a rien à voir.

Le visage de Maikan-Waapaw prit un air gêné, s’empourpra. Une querelle avec Nanuktalva lui était quasiment impossible. Elle accepta le présent avec un sourire contraint et développa le paquet, tout en parlant.

— Nanuktalva, à votre âge, ces courses de chiens, ces galops à cheval, ces bagarres dans les restaurants…

Elle ne termina pas sa phrase. Elle tenait entre ses mains tremblantes deux chandeliers représentant des loups hurlants, sculptés dans une branche de cèdre. Les détails en étaient d’une étonnante précision. Ses yeux s’embuèrent.

— Ils sont… Seigneur, si beaux ! Jamais je n’aurais imaginé que vous étiez à ce point habile. Nanuktalva… prenez soin de ma fille.

Il afficha une mine grave.

— Maikan-Waapaw, je ne ferais jamais rien qui puisse mettre sa vie en danger. Tu as quitté ta tribu trop jeune pour te souvenir, mais dans ton peuple, tous les enfants apprennent très tôt ces choses que je montre à la petite. Souviens-toi… je t’emmenais aussi en traîneau quand tu n’avais même pas trois ans. Quant aux bagarres dans les restaurants, il n’y en a eu qu’une, durant laquelle je n’ai fait que me défendre.

— Je vous… excusez-moi Nanuktalva. Je venais vous voir… en fait Ryan est occupé au magasin toute la journée. Pour les chaussures de Gaïa, on verra demain.

— Alors, je peux me promener en traîneau maman ? S’il te plaît, dis oui ? implora Gaïa, d’une voix suppliante.

Après un regard à Nanuktalva d’où toute trace de reproche avait disparu, sa mère fit demi-tour et s’éloigna. Elle monta dans sa petite voiture et reprit le sentier qui menait à la ville. Gaïa sauta prestement du traîneau, se pendit au cou de son vieil ami.

— On a gagné ! Je t’aime tant, Papounet… Pour fêter notre victoire… dis-moi un mot vraiment… vraiment…vraiment long, mais drôle en même temps, qu’il soit surprenant.

Le vieux fronça les sourcils et lâcha, d’un seul souffle :

— Annaodjutiksatuarigomagaluaraptigo. Voilà !

— Là, c’est n’importe quoi !

— Pas du tout. J’ai dit : « Parce que nous voulons cependant avoir celui-là comme moyen de nous sauver. » Je te traduis cette phrase : Annao, sauver, djuti : moyen, Ksa, ce qui…

— Je sais, les mots du début expriment l’idée de la fin.

— De plus, le mot complet est une pensée unique.

— C’est dur de parler minutcriturk. Aussi compliqué que de réciter l’alphabet à l’envers.

Nanuktalva ne donna pas plus d’explications à l’enfant. Elle ne comprendrait jamais ce qui demeurait quasi incompréhensible, même pour les Blancs les plus avertis. On pouvait faire d’incalculables phrases avec les mots, suivant l’endroit où l’on insérait le suffixe ou l’infixe. Par contre, une seule lettre mal placée, et la pire des insultes ou quelque monumentale incongruité était lancée. Quant à la grammaire… Les verbes se conjuguaient comme en latin. Les pronoms servaient à mettre l’accent sur l’idée. La fin du verbe exprimait la personne, le temps. Il n’y avait pas d’article. Les adjectifs étaient des verbes… « Un fouillis ! » disaient les Blancs. « Une langue magnifique », répliquaient les Natifs. « Mais pourquoi de si longs mots ? » demandaient les curieux.

Là, Nanuktalva devait avouer que l’Inuit se faisait attraper à son propre jeu. Les suffixes ne pouvaient se dire qu’avec un mot et il fallait des infixes pour relier les mots entre eux. Le premier renvoyait au second. Quand l’Inuit se mettait à parler, il était incapable de s’arrêter, disait son père.

— Tu fais tant de belles choses pour moi, grand-papa Nanuk… Je t’aime si fort… que des fois, ça me donne envie de crier.

À la grande surprise de l’enfant, les yeux de Nanuktalva s’emplirent de larmes.

— Pourquoi tu es triste. Je t’ai fait de la peine.

— Au contraire… je suis… si content.

— Quand on est content, on rit, y m’semble ?

Le vieux se mit à rire, alors que ses larmes coulaient encore sur ses joues parcheminées.

— Nanuk, tu me mélanges complètement avec tes réactions bizarres. Pour faire un peu plaisir à maman, prenons la voiture pour rentrer, pas le cheval. Avant, attends. Une chose m’agace… j’ai demandé à maman, elle a l’air toute mélangée. Moi, je suis quoi, Anglaise ou Française ?

— Tu es Métis.

— C’est quoi ça ?

— À moitié Autochtone, à moitié Canadienne française.

— J’suis une moitié ou deux ? Quelle horreur ! répliqua-t-elle offusquée. Pis toi, t’es quoi ?

— Une moitié aussi.

La petite fille le détailla des pieds à la tête, ouvrit les yeux démesurément.

— Heureusement que toi t’es juste une moitié. Si t’avais été entier… Brrr ! J’tremble rien qu’d’y penser.

— En avant les moitiés, finissons notre balade. Les chiens s’impatientent.

Leur promenade en traîneau d’été terminée, ils rentrèrent à la cabane, où Nanuktalva prépara un repas léger à sa jeune amie. Puisque le magasinage avec la mère était annulé, il pouvait garder l’enfant jusqu’au dîner.

Nanuktalva avait rarement été aussi heureux.

— Pas de chaussures, ça veut dire qu’on est libres… Youpiiiii ! cria l’enfant.

Ils allèrent jusqu’au lac. Là, il leva les yeux, vers l’est, tendit les bras devant lui et se mit à rire, pour rien, comme ça, pour le simple plaisir, par fierté d’être Inuk. Agu tao gama lonin. Je suis l’homme ! Orgueil qui vaut bien le rire d’un vieil Inuit, même de grands cris de joie. Pitkroya. C’est l’habitude. Crier ! Une chose qu’il n’aurait jamais faite, avant, en présence de la petite. Seul, il ne se gênait pas pour hurler, les bras tendus vers l’est, vers le soleil levant, royaume du Grand-Esprit. Il hurlait à en perdre haleine sa gratitude à l’Être suprême.

Un jour, Gaïa l’avait entendu. Sans s’étonner, ni le questionner sur cette incongruité étonnante, elle avait joint son filet de voix cristalline à celle tonitruante de son ami. Elle aussi, gravement, avait remercié le Grand-Esprit pour les beautés de son monde, avec un cri aigu qui s’amplifia avec le temps, alla son chemin au fil des années. À chaque nouvelle expérience, elle était transfigurée, les yeux brillants de plaisir. Depuis, l’enfant et l’Inuk criaient ensemble, sans témoin. Ils montaient sur « leur » colline, toujours la même. Là, tournés vers l’endroit du premier soleil, ils hurlaient, n’importe quoi, simplement un cri, pour le bonheur de faire du bruit semblait-il. Du moins l’enfant le croyait-elle. Nanuktalva lui dirait, plus tard, quand elle comprendrait mieux les mystères de la vie, que c’était par de semblables manifestations de joie que l’humain se dépassait, parvenait à se perdre dans l’immensité du ciel et des puissances célestes. Le cri effaçait les mots, les pensées négatives de l’esprit. Il libérait de la tension accumulée, rapprochait du Créateur. Son cri à lui, c’était : « Va te faire foutre, Agiortok ! », le mauvais esprit des glaces. Nanuktalva prononçait ces mots dans sa langue natale, évidemment, afin que l’enfant ne comprenne pas.