CHAPITRE 5

Le temps des larmes

Le vieux travaillait dans son atelier. Gaïa était avec sa mère à Timmins, c’était la journée de sa visite gourmande à la pâtisserie D’Amours, située rue Saint-Joseph. L’enfant devait arriver à la cabane vers midi. Sa mère l’amena une heure plus tôt car elle devait se rendre chez son dentiste dans l’après-midi. Elle entra chez Nanuktalva. Il n’était pas là. Elle se fit un café pendant que Gaïa se rendait à l’atelier où elle venait d’entendre un air de musique. Lorsque la jeune femme eut constaté que sa fille entrait dans la petite cabane en planches, elle reprit le chemin de la ville.

L’Inuit était absorbé par son minutieux travail de sculpture. Dans son dos, une petite voix le fit violemment sursauter. Gaïa se tenait sur le pas de la porte. Nanuktalva n’eut que le temps de jeter un linge humide sur son ouvrage.

— Seigneur ! Tu n’as pas le droit d’être là, je te l’ai dit cent fois, nom de nom ! lança-t-il, plus bourru qu’il ne l’aurait souhaité.

L’enfant, un instant pétrifiée par cette gronderie imméritée, éclata en sanglots. Le temps que Nanuktalva réalise la peine qu’il venait de lui faire, la petite fille avait enfourché sa bicyclette. À coups de pédales désespérés, elle se rendit à la cabane, d’où elle téléphona à sa mère de venir la récupérer en chemin. Elle serait sur la route. Nanuktalva demeura longtemps à la porte de son cabanon, ne sachant quelle attitude adopter. « Satané imbécile que je suis, s’insurgea-t-il en lui même. Dire que c’est pour elle que je fais ce buste… »

Après avoir fermé son atelier à clé, Nanuktalva sella son cheval et se rendit chez les Beaubien. Maikan-Waapaw venait de rentrer avec sa fille. Elle affichait un visage courroucé de circonstance. Il fallait s’y attendre, songea le vieux avec embarras. La jeune femme lui fit sentir sa réprobation d’un ton âpre dès qu’il eut posé le pied dans le vestibule.

— Que lui faites-vous donc, Nanuktalva ? C’est insensé. Vous lui mettez la tête à l’envers avec toutes vos histoires. Ç’a commencé par les petites filles étouffées à la naissance. Nous avons été épouvantés que vous ayez osé raconter semblable horreur à une enfant de cet âge. Pourtant, nous nous sommes abstenus d’intervenir, mettant la terrible confidence sur le compte d’une maladresse de votre part. Mais là, Nanuk… ça dépasse tout ! Vous avez crié après elle, crié ! Ça commence à faire beaucoup de sottises. Je n’oublie pas non plus les balades en traîneau. Et maintenant, cette interdiction ridicule d’entrer dans votre grange comme si vous y gardiez les joyaux de la couronne d’Angleterre ! La pauvre chérie est dévastée. Sitôt rentrée, elle s’est précipitée dans sa chambre. Elle reste assise, regarde par la fenêtre, sans réaction. Elle ne pleure même pas, c’est bien ce qui m’inquiète. Gaïa ne sait plus où elle en est avec vous. Les sentiments qui vous unissent sont admirables, je le reconnais, mais certainement trop cher payés.

Nanuktalva ne sut que balbutier quelques vagues explications. Maikan-Waapaw y décela bien la détresse du vieil ami, mais elle ne pouvait revenir en arrière. C’étaient des malentendus, bien sûr, mais ils étaient inacceptables. Son cœur de mère ne les tolérait plus.

Cherchant timidement à se justifier, Nanuktalva conta à la jeune femme ce qui s’était produit, insistant sur le fait qu’il voulait à tout prix dissimuler à Gaïa le cadeau qu’il lui destinait. En vérité, l’incident était anodin. Par contre, il n’osa pas aborder la question des petites filles sacrifiées à la rigueur des hivers du Nunavut. Un sujet par trop délicat. Il n’aurait su quels arguments présenter pour se justifier.

Devant son air contrit, Maikan-Waapaw ne put conserver le moindre ressentiment envers lui, même si elle se sentait obligée de le mettre en garde. Ce vieil homme pathétique était l’ami de sa famille bien avant qu’elle ne naisse. Ayant peu connu ses parents morts au cours d’une épidémie, elle l’aimait comme un père. Nanuktalva l’avait gâtée quand elle était enfant, jouant avec elle, la promenant dans les bois, lui racontant histoires et légendes sur le peuple innu, tout comme il le faisait aujourd’hui avec Gaïa. Maikan-Waapaw fermait les yeux sur ses petites folies. Parfois, lorsqu’il allait trop loin dans ses excentricités, elle savait trouver les mots justes pour exprimer son désaccord sans avoir à vexer le vieil homme. Mais là, il avait exagéré. Ce genre de comportement devait cesser.

— Elle vous aime beaucoup, Nanuktalva.

— Je tiens aussi énormément à elle, Maikan-Waapaw, tout comme je vous aimais, Ryan et toi, lorsque vous étiez encore des bébés. J’aime Gaïa comme… comme…

— Votre fille. Je sais, Nanuktalva, mais vous devez remettre les choses à leur place véritable. Elle est notre fille, à Ryan et à moi, pas la vôtre. À la maison, elle parle de vous à tout propos. « Nanuk a dit ça, Nanuk a fait ça. » Ce n’est pas que nous soyons jaloux, vous aimer est facile, c’est une bonne chose pour une enfant d’avoir un grand-père tel que vous. Mais nous avons nos valeurs, celles que nous voulons que notre fille adopte dans sa vie. Il ne faut pas que vos croyances se mettent en travers des nôtres. Elle a pour vous des mots… d’admiration, qu’elle n’a pas pour son propre père. Seigneur, que suis-je en train de raconter !

— J’ai déjà expliqué à Tiriganiak que…

— Elle s’appelle Gaïa. Nanuktalva, ce que j’ai à dire est… malaisé. Ryan et moi avons décidé… enfin, suggéré que…

Le vieux sentit sa tête tourner. Ses jambes se mirent à trembler. La fin de cette phrase, il l’entendait déjà, mot pour mot. Ce fut lui qui la prononça. Elle lui fit encore plus mal.

— Je ne dois plus la garder.

Les yeux remplis de larmes de Nanuktalva bouleversèrent la jeune femme à tel point qu’elle se précipita dans ses bras en pleurant.

— Mon Dieu, je ne sais plus, Nanuktalva. Nous voulons agir pour son bien, mais je réalise que ce serait difficile pour nous aussi de ne plus vous voir chaque jour. Gaïa vous aime à un degré que nous aurions eu du mal à imaginer… on n’y peut rien. C’est son cœur qui parle. Alors… enfin, elle apprend beaucoup à votre contact, de belles leçons de vie. Mais certaines choses que vous faites ou dites, nous dérangent. Prenez garde de ne plus blesser notre petite Gaïa. Il suffit d’une parole malencontreuse pour bouleverser une enfant aussi sensible.

*  *  *

Les années avaient coulé paisiblement sur la vie des Beaubien et de leur ami Nanuktalva. Gaïa était devenue une charmante demoiselle de 14 ans. D’une intelligence vive, elle venait de sauter deux classes. Aussi, le ministère de l’Éducation lui avait-il accordé une dispense afin qu’elle puisse entrer en quatrième année du secondaire. Le journal francophone Les Nouvelles, de Timmins, avait évoqué les qualités exceptionnelles de la jeune fille, sous la plume experte de Claire Durocher.

Soigné avec diligence par la jeune fille, Qanik s’était rapidement remis de sa terrible blessure. Non sans un pincement au cœur et force larmes, Gaïa l’avait renvoyé à sa vie sauvage dès qu’il avait été en mesure de se nourrir par ses propres moyens. Quand elle rentrait de l’école secondaire Renaissance, l’animal revenait parfois la retrouver à l’orée du bois. En apercevant Gaïa, il lançait un court hurlement à son intention, puis retournait à son vagabondage.

Au début des vacances de Pâques, ses parents permirent à l’adolescente de passer une fin de semaine complète chez Nanuktalva. Dormir en pleine forêt la comblait de plaisir. Elle était en train de défaire sa valise le premier soir, dans sa petite chambre, lorsque Nanuktalva l’appela.

— J’y pense, fit le vieux avec un sourire malin, Anok’e a fait des bêtises…

— Mon Dieu, comment ça ? s’affola Gaïa.

— Elle va avoir des petits.

— Mais, tu l’avais fait opérer, comme les autres !

— Justement non, pas elle. Un oubli, le manque de temps… mais surtout, une erreur de ma part. Jamais je n’aurais cru qu’elle se sauverait pendant deux jours à la recherche de… enfin. Le papa doit sûrement être un loup du coin.

— La coquine ! Elle a eu de la chance de ne pas se faire dévorer ! Enfin, si le père est un loup gris, ses petits vont être magnifiques.

*  *  *

Tout naturellement, le vieux prenait part aux réunions familiales des Beaubien. Pour le père et la mère de Gaïa, cela allait de soi. Nanuktalva leur avait si souvent rendu service, que lui ouvrir leur maison afin d’en recevoir quelque conseil relevait de la plus élémentaire logique.

De son côté, le vieil ami ne mentionnait plus les fameuses expéditions à cheval ou en raquettes à travers le Canada, qu’il avait rêvé d’entreprendre avant d’être « un vieux vraiment vieux ». Comprenait-il enfin que ce genre de folie n’était plus de son âge ? Une chose en lui était néanmoins perceptible. Depuis quelques semaines, son humeur s’était assombrie. Nanuktalva acceptait-il mal de vieillir ? Il semblait préoccupé, n’était plus aussi volubile qu’à l’ordinaire, manquait d’enthousiasme, oubliait des anecdotes dans les histoires de sa vie.

La morosité de l’Inuit rendait Gaïa nerveuse. La jeune fille subissait les contrecoups de ce comportement inexplicable. Elle prenait moins de plaisir à ses travaux scolaires, souriait rarement, avait perdu un peu de son sens de l’humour. Signe indiscutable de son bouleversement, elle n’éprouvait plus l’envie de se rendre avec sa mère à la pâtisserie du village, où elles avaient pris l’habitude, une fois par semaine, d’aller s’empiffrer de choux à la crème.

La jeune fille sombrait lentement dans le désespoir. Si Nanuktalva ne l’aimait plus ? Craignant d’embarrasser son ami en le questionnant sur cette mélancolie qui la troublait tant, elle confia son appréhension à ses parents. Ce qui motivait l’inquiétude de leur fille les affligeait pareillement. Maikan-Waapaw se rendit sans attendre chez Nanuktalva.

Étonnamment, elle ne sut comment aborder le délicat sujet qui l’amenait. Elle parla de diverses choses, toutes anodines. Le vieux, fin psychologue, comprit son embarras. Il alla droit au but, sans que son amie ait eu besoin de lui exprimer son inquiétude.

— Cette enfant est d’une grande sensibilité. Elle ressent les évènements à venir comme un animal sauvage, commença-t-il. J’ai… j’ai reçu une lettre d’un neveu. Mes parents sont très malades. Il s’agirait d’une maladie infectieuse foudroyante. Il y a déjà eu 14 décès dans la communauté. Mon neveu me dit de venir au plus vite si je veux les revoir en vie.

Maikan-Waapaw sentit son cœur se serrer. Le vieil homme ne lui laissa pas le temps de réagir et poursuivit.

— Il y a autre chose, autant te le dire. J’ai vu un spécialiste l’hiver dernier. Je ne vais pas bien moi non plus. Je souffre de rhumatismes déformants, aussi d’un début d’arthrose dans les hanches. Certains jours, j’ai du mal à me mouvoir. Le docteur dit que la progression du mal peut être rapide ou me laisser quelques années de répit …

La mère de Gaïa ne voulut pas blesser sa fierté et ne le questionna pas sur le diagnostic. Toutefois, elle dut retenir ses larmes.

— Quand… quand partez-vous Nanuk ?

Il ne répondit pas tout de suite, mais prit une grande respiration, la gorge douloureusement nouée. Tous deux songeaient à la même chose. Gaïa supporterait difficilement ce départ. Il ne fallait rien lui dire sur le mal qui rongeait Nanuktalva.

Deux jours avant qu’il ne parte, Anok’e mit bas une portée de huit chiots adorables, ressemblant tout à fait à des loups gris. Gaïa aurait ainsi une petite consolation lorsqu’elle apprendrait sa fuite, se tranquillisa le vieux.

*  *  *

Car c’était une fuite. Nanuktalva n’eut pas le courage d’affronter l’instant des adieux Il s’en alla sans revoir sa jeune amie. Il confia chiens, loups et chevaux à un voisin naskapi et quitta sa petite maison pour se rendre à l’aéroport de Timmins. Il souffrait de quitter ses amis ainsi que le petit domaine forestier où il avait vécu si paisiblement tant d’années, mais il était surtout déchiré à l’idée de laisser Gaïa derrière. Elle représentait tant pour ce vieil homme solitaire ! Nanuktalva était suffisamment réaliste pour ne pas ignorer qu’une fois de retour au pays des banquises infinies, il pourrait ressentir l’envie d’y rester. En effet, là-bas, il serait « chez lui ». À quoi bon se leurrer ? Nanuktalva appartenait au Nunavut.

Aimait-il ce nord-là plus que Gaïa ?

Nanuktalva retourna donc sur le territoire où s’étaient déroulées ses aventures de jeunesse. Sa mère était devenue fragile et son père ne se portait guère mieux. Nanuktalva décida de rester auprès d’eux afin de les accompagner de son affection, vers leur grand voyage au-delà de l’horizon. La mort les emporta en six semaines.

Alors, Nanuktalva s’éloigna seul sur la toundra. Abattu, ne sachant que faire du reste de ses jours, le vieil homme partit du village, sans préciser sa destination aux membres de la tribu. Il avait besoin de solitude pour faire un retour sur sa vie, analyser les choses qu’il avait faites, leur trouver un sens. Dans cette optique, Nanuktalva planta sa tente sur la terre déserte du Nunavut. Il reprit la chasse, telle qu’il l’avait pratiquée avec son père, 50 ans plus tôt. En réalité, comme les anciens de son clan, il avait quitté la communauté pour mourir, ainsi que le voulait la coutume.

*  *  *

Gaïa vivait mal l’absence de Nanuktalva. La jeune fille en était malade. Elle négligeait son apparence physique, elle pourtant si coquette. Il lui arrivait de se montrer désagréable, voire agressive avec ses amis. À l’ordinaire si docile, elle se rebellait ouvertement contre l’autorité de ses enseignants et de ses parents. La tension devenait parfois intenable au domicile des Beaubien. Cela faisait longtemps que le vieil homme était parti ! Huit semaines déjà ! Que se passait-il ? Certes, il avait écrit une courte lettre, mais le service des postes était inefficace dans cette lointaine contrée où les gens pauvres se déplaçaient encore en traîneau à chiens. Une autre lettre s’était-elle perdue ?

Un soir, Ryan et sa femme parlèrent longuement de la situation apparemment inextricable à laquelle leur famille était confrontée depuis le départ de Nanuktalva. La tristesse de Gaïa les désespérait. Deux autres semaines et elle sembla dépérir, comme une fleur privée de soleil. Elle maigrissait, son teint perdait de sa fraîcheur, ses yeux n’avaient plus ces reflets brillants qui disaient son bonheur de vivre. Elle pleurait sans raison apparente et faisait des cauchemars.

Après mûre réflexion, ses parents écrivirent à Nanuktalva deux simples phrases, qui disaient bien l’épreuve que leur famille traversait.

« Notre petite fille a besoin de vous, Nanuk. Et nous aussi. »

Mais reviendrait-il ?