CHAPITRE 6

Le secret

Nanuktalva ignorait que les siens, inquiets, le recherchaient désespérément. Après trois semaines à sillonner l’arrière-pays, Kogak Sikoyok, « Rivière-Gelée », retrouva le vieil homme. Tout le monde au village l’avait cru mort, excepté ce jeune cousin de Nanuktalva. Pour lui, le vieil homme était trop exceptionnel pour que l’Arctique ait si aisément raison de lui.

Kogak Sikoyok apportait à son oncle le message de ses amis francophones. Lorsqu’il en eut pris connaissance, Nanuktalva sembla émerger d’un long rêve. Que faisait-il là, sur cette terre glacée, sans la moindre présence amicale, le soir, autour de son feu ? Savoir sa petite Gaïa malheureuse modifia instantanément ses plans. Rien en fait ne le retenait à Iqaluit. Pourtant, malgré son impatience de retrouver ses amis, quitter le Nunavut lui fut difficile. Il n’ignorait pas qu’il ne lui resterait plus assez d’énergie pour y revenir un jour.

*  *  *

Gaïa allait avoir 16 ans lorsqu’il posa sa petite valise dans sa cabane. Sa maladie l’affectait mentalement. Il se sentait diminué et terriblement seul durant cette épreuve.

L’arrivée du vieux rendit Anok’e hystérique et ses louveteaux passablement nerveux. Ils se sauvèrent peureusement dans le bois. Mais voyant leur mère accueillir Nanuktalva avec de telles démonstrations de plaisir, ils s’apprivoisèrent, sentant instinctivement que l’étranger était un homme bon. Leur plaisir dès lors se manifesta tout le reste de la journée. Ils ne manquaient jamais, en passant près de lui, de se frotter contre ses jambes ou de passer un coup de langue rapide sur sa main.

Le vieux eut en arrivant chez lui une raison de plus de s’émouvoir. La maladie avait sévi dans sa meute, emportant deux chiens. De plus, son voisin n’avait pu empêcher les durs combats contre des prédateurs qui tentaient de s’installer sur la terre de Nanuktalva ; encore d’autres morts. Il ne restait que la vieille Anok’e et cinq de ses louveteaux. Gaïa était venue les voir quand ses études lui laissaient un peu de répit. Pour leur survie, elle ne pouvait rien faire. À demi sauvages, ils se débrouillaient dans la forêt, comme les chasseurs qu’ils étaient. Elle les avait surnommés les presque loups. Devenus adultes, les trois qui manquaient avaient tenté l’aventure vers la liberté des grands espaces, formant une petite meute qui était parvenue, après de mémorables luttes territoriales, à s’imposer face à une autre meute, dans la région boisée très giboyeuse. Ils s’en sortiraient, sans aucun doute, si le gouvernement ne les massacrait pas comme il le faisait avec tous les prédateurs.

Le regard du vieil Inuit accrocha la ligne d’horizon bleuie par les pins. Les montagnes dentelées du nord avaient toujours tiré un soupir de bonheur de sa gorge, ainsi que l’avait ému l’immensité de son Arctique natale. Il était de retour.

Sans avoir prévenu ses amis, Nanuktalva se présenta à leur pavillon un dimanche matin. Il savait les y trouver réunis avant leur départ pour la messe à l’église communautaire Saint-Dominique du Rosaire. La joie de Gaïa fut difficile à endiguer. Elle se montra exubérante, pleura pour de petits riens, riant encore avec une semblable facilité. Observer de tels débordements chez leur fille fut cause d’une indiscutable peine pour ses parents. La petite jalousie parentale, normale en la circonstance, refaisait surface, mais l’ayant déjà éprouvée, ils surent mieux l’affronter.

Exceptionnellement, Gaïa ne les accompagna pas à l’église, ce qui leur parut très compréhensible. Elle n’eut pas à convaincre ses parents de la laisser suivre son ami. Eux aussi auraient aimé demeurer avec lui, mais ils n’ignoraient nullement ce que ces retrouvailles représentaient pour leur fille. La jeune fille devait renouer les liens de leur amitié. C’était d’une importance capitale.

Elle accompagna donc Nanuktalva jusque dans son domaine au cœur de la forêt. Il lui avait promis de l’emmener voir un énorme barrage de castors où vivait une colonie d’une trentaine de bêtes.

Nanuktalva fit du chocolat chaud, beurra des tartines. Puis, les deux amis sortirent devant la porte. Lorsque Gaïa vit qu’avant de venir chez ses parents, le grand-père avait retaillé la chaise d’arbre aux mesures d’une adulte, elle se mit à pleurer. La prenant dans ses bras, le vieil homme mêla ses larmes à celles de la jeune fille. Ils avaient de longs mois de souvenirs à faire revivre, de vieilles histoires, des nouvelles aussi.

Parlant d’histoires…

— Reprends la dernière, à l’endroit où tu l’avais laissée, insista-t-elle. Quand ta mère se marie.

Nanuktalva sourit, toujours étonné par la prodigieuse mémoire de sa jeune amie. Ils éclatèrent de rire à l’unisson. La vie retrouvait un peu de vigueur dans le cœur de Nanuktalva. Ils sortirent, marchèrent main dans la main jusqu’au bord de l’étang. Nanuktalva était désespéré. Alors que tout semblait rentrer dans l’ordre, voilà que le Grand-Esprit le rappelait à lui. Il était trop tôt !

Ne plus revoir Gaïa chaque jour…

*  *  *

Dès que Nanuktalva se fut réinstallé sur sa terre, il reprit naturellement ses habitudes de vie. Comme par le passé, il allait chercher Gaïa après ses cours… mais cette fois, à l’Université de Hearst, le seul établissement postsecondaire francophone de l’Ontario. Ensuite, la jeune fille et le vieux revenaient ensemble, comme avant. Une fois chez lui, Gaïa redevenait la petite fille adorable qui tout au long de ses jeunes années avait charmé le vieil Inuk, lui demandant son histoire, d’une voix chargée d’émotion…

Tout à fait comme auparavant.

Mais à présent, entre eux, existait davantage encore que ces histoires : un secret jalousement gardé. Pour une raison qui n’appartenait qu’à lui, Nanuktalva avait commencé à entraîner Gaïa dans le but de la faire participer aux Jeux arctiques des Autochtones inuits et dénés qui rassemblaient les athlètes du Grand Nord, canadiens, américains, russes, groenlandais et scandinaves. Les épreuves se déroulaient tous les deux ans, dans une ville nordique différente. Les prochains jeux auraient lieu à Whitehorse, dans le territoire du Yukon, du 20 au 27 juillet. Tout avait commencé à Québec en 1967, par des jeux non officiels, qui incitèrent les organisateurs à créer des épreuves qui ne seraient offertes qu’aux tribus arctiques. Les premiers vrais Jeux inuits et dénés eurent lieu le 14 mars 1970.

Gaïa étant métisse, Nanuktalva avait dû lui obtenir une dispense, facilement accordée, puisque l’entraînement de la jeune fille était supervisé par une personne originaire d’un peuple autochtone. Ainsi, Gaïa s’astreignait-elle depuis six mois à des exercices qui auraient rebuté nombre de jeunes gens plus solides. Elle participait aux dures séances de mise en condition avec enthousiasme : course d’endurance, levée de poids, tir à l’arc et au fusil, sans oublier le fameux aratsiak, « coup de pied dans la balle », spécialité de la petite communauté d’Holman, dans l’île Victoria, au nord du cercle arctique. Il s’agissait d’un exercice difficile, au cours duquel le participant devait frapper une balle de cuir ou un morceau d’os, attaché à un fil pendu plus haut que sa tête. Le joueur se tenait à trois mètres de la cible, s’élançait, sautait, lançait le pied en l’air. Il devait atteindre la balle avec un pied et retomber sur le même pied. Une fois l’exercice réussi, la balle était remontée de quelques centimètres. Dans une variante, l’épreuve akratcheak, l’athlète devait toucher cette balle avec les deux pieds et se recevoir en position verticale. Enfin, restait le célèbre corps à corps inuit, qui ressemblait un peu à la lutte gréco-romaine.

Jour après jour, Gaïa endurcissait ses muscles, mais aussi son esprit. « Un corps en parfaite santé abritera une âme sereine », lui avait dit Nanuktalva. Elle n’aurait pu contredire cette affirmation. Elle se sentait de mieux en mieux dans sa peau. Chaque matin, sans même que son vieil ami ait à le lui rappeler, la jeune fille répétait sa routine sportive. Gaïa venait de subir les tests de classification préliminaires des jeux arctiques dans un village iroquois de la région participante. Depuis ces épreuves, tout comme Nanuktalva, elle attendait impatiemment les résultats.

Ses parents se rendaient compte du changement s’opérant chez leur fille, mais ils se voyaient incapables de se prononcer sur les raisons de cette métamorphose. Auraient-ils pu imaginer que leur douce petite fille était déjà en mesure de se comporter honorablement dans une bagarre de rue ?

Maikan-Waapaw eut l’occasion de le constater au cours d’un évènement dramatique. Les deux femmes faisaient des achats en ville, lorsque trois voyous les agressèrent verbalement dans la ruelle peu fréquentée qu’elles empruntaient pour éviter de traverser le centre ville.

— Salut les filles, on cherche l’aventure ? Bah, en v’là, lança le plus âgé, un malfrat à mine patibulaire. Passe-moi ton sac la vieille, si tu veux pas que j’m’occupe de ta santé.

Sur ces mots belliqueux, il sortit un couteau de sa poche et en fit jaillir une lame effilée. De frayeur, Maikan-Waapaw ouvrit la bouche pour crier, mais avant que le moindre son ait franchi ses lèvres, Gaïa, avait fait un tour complet sur elle-même et frappé le voyou d’un coup de talon en pleine tempe. Le garçon s’écroula d’une masse, sans connaissance. Un de ses acolytes s’avança avec la ferme intention de ceinturer Gaïa. Elle le reçut d’un coup de pied dans l’articulation du genou, suivi d’un coup de poing à la gorge. Pris au dépourvu par la fulgurante riposte, le garçon fit volte-face et s’éloigna en claudiquant. Bien qu’ayant frappé la première, la jeune fille n’avait fait que se protéger. Elle se trouvait bien en état de légitime défense mais, assez étrangement, aucun tribunal n’aurait accepté cette explication. Frapper en premier pour se défendre n’existe pas dans la loi. Aux yeux d’un témoin non expert en arts martiaux, Gaïa serait l’agresseur. Au karaté, cette action préventive se nommait le sen-no-sen. « Défends-toi en attaquant, dès que tu sens que ton adversaire va attaquer lui-même », avait souvent recommandé Nanuktalva.

Maikan-Waapaw se tourna vers sa fille avec, dans le regard, le même étonnement que celui des jeunes malfaiteurs. Elle l’enlaça, la serra tendrement.

— Ma petite fille chérie… Je ne te demande pas d’où te vient cette technique surprenante. Je le devine. Ah ! Celui-là !

— On a de la chance de l’avoir, maman !

Sa mère hocha la tête en silence. Énoncer une évidence ne se faisait pas dans sa culture.