CHAPITRE 9

Le voyage funeste

Ryan et Maikan-Waapaw avaient décidé de faire un voyage de huit jours à Ottawa. L’impatience rendait Gaïa fébrile. Il y avait si longtemps qu’elle rêvait de visiter la capitale. Nanuktalva serait du voyage, bien entendu.

Le grand jour arriva. Gaïa et ses parents attendaient leur ami devant chez eux, bagages chargés dans la Toyota. Maikan-Waapaw s’impatientait. Nanuktalva avait 20 minutes de retard, ce qui n’était pas dans ses habitudes.

— Nous risquons de rater l’avion, fit remarquer Ryan.

— Il s’est passé quelque chose, affirma Gaïa. Si Nanuk n’est pas là, ça…

— Je vois sa camionnette ! s’écria sa mère.

Nanuktalva se gara devant la maison. Il descendit de son véhicule, regarda ses amis avec embarras. Son air misérable leur fit imaginer le pire. Il parla avant la première question.

— Gaïa, Qanik ne va pas bien… enfin, il est blessé. Il a dû se battre avec une bande de coyotes, ou un autre loup…

— Mon Dieu, s’écria la jeune fille, est-ce grave ?

Le vieux eut une moue qui se voulait rassurante.

— Juste une patte… enfin, aussi une plaie au flanc, mais je ne peux le confier au vétérinaire. Il n’oserait jamais l’approcher. Pas possible non plus de le laisser en liberté avec de telles blessures, qui risquent de s’infecter. Désolé, je dois rester ici, pas d’autre choix.

Les Beaubien comprenaient. Néanmoins, la séparation des quatre amis fut malaisée. Les yeux brillaient d’émotion, de part et d’autre.

Nanuktalva regagna tristement son petit logis de bois, où l’attendait Qanik, sur un coussin, devant la cheminée. Le vieux recouvrit les plaies d’herbes médicinales et fit un solide pansement. Il se rendit ensuite dans sa grange, s’appliquant avec dextérité à parfaire la sculpture destinée à Gaïa. Il regarda son travail avec attention puis, dut admettre que les traits n’étaient plus tout à fait le reflet fidèle de la réalité. Il enfonça les doigts dans la glaise molle. Il recommençait tout. Le vieil homme avait la gorge serrée. Il s’était fait une telle joie d’accompagner ses amis durant leurs brèves vacances.

*  *  *

Le vol fut sans histoire. Gaïa, toute à la déception d’être séparée de son ami, fut maussade durant tout le voyage. À l’aéroport international Macdonald-Cartier, Ryan loua une Ford Fiesta SD. La jeune fille promit alors à ses parents de faire un effort afin de se montrer sous un jour un peu plus enjoué. Sa jeunesse s’accommoda vite de cette décision. Bientôt, elle rayonnait. Ainsi prirent-ils la route, dans la bonne humeur un peu exubérante d’une famille heureuse de s’offrir quelques jours de repos. Ils accompagnaient en chœur les airs de musique populaire que diffusait la radio du véhicule. En vérité, leur gaieté était un peu forcée. Nanuktalva manquait à tout le monde, c’était indéniable.

Ils atteignirent rapidement la bifurcation qui menait à l’autoroute 417 ouest, le Queensway, ou « Chemin de la Reine ». Depuis qu’ils avaient pris possession de l’auto, Gaïa, assise à l’arrière, s’était retournée à plusieurs reprises. Sa mère s’en étonna.

— Je crois qu’une voiture nous suit, l’informa la jeune fille.

— Voyons chérie, objecta son père, nous venons de quitter l’aéroport. La plupart des voitures qui vont à Ottawa se retrouvent sur cette route.

Gaïa hocha la tête, boudeuse. Elle tenait à son idée. On les suivait ! Ne venaient-ils pas de prendre plusieurs chemins différents pour rejoindre l’autoroute Transcanadienne ? Que la Volkswagen beige qui traînait dans leur sillage ait emprunté les mêmes rues lui paraissait insolite. Elle se concentra davantage sur son intuition. Ryan venait de virer à droite, puis à gauche. Les autres se tenaient toujours dans leur sillage. Étrange coïncidence tout de même. Elle tenta de se raisonner. Pourquoi les suivrait-on ? Ils étaient une famille ordinaire ; ses parents n’étaient pas riches, un peu aisés, sans plus.

Ils quittèrent le Queensway et prirent la rue Nicholas. Gaïa ne quittait pas la lunette arrière des yeux.

— Notre fille regarde trop de films d’espionnage, plaisanta Maikan-Waapaw.

Gaïa ne réagit pas. Dans sa poitrine, un mauvais pressentiment prenait forme. À nouveau, la Volkswagen avait enfilé les mêmes avenues qu’eux. Son père prit à droite sur Wellington, puis à gauche sur King Edward, terminant par la gauche, sur Clarence. Ils arrêtèrent leur voiture dans le stationnement de l’hôtel Le relais des cavaliers.

La Volkswagen passa sans ralentir devant l’entrée.

— Là, cette voiture, papa ! jeta vivement la jeune fille.

— Comme nous, ils se rendent à leur hôtel, ma chérie.

Gaïa fut loin d’en être convaincue. Nanuktalva lui avait appris à développer son sens de l’observation en regardant vivre les animaux dans leur milieu naturel, s’appliquant à deviner leurs gestes, leurs intentions. Elle ne faisait que transposer ses connaissances dans l’environnement humain. Les deux milieux, en fait, se ressemblaient beaucoup. Ainsi, avait-elle nettement aperçu les quatre passagers de la Volkswagen, qui regardaient dans leur direction en passant devant le parking de leur hôtel.

Les voyageurs pénétrèrent dans la confortable salle de réception de l’auberge. Ils reçurent leurs clés et suivirent l’employé qui transportait les bagages sur un chariot de service. Les chambres qu’ils avaient retenues à l’agence de voyage de Timmins communiquaient par une salle de bain. Les pièces, admirablement meublées à l’ancienne, sentaient la cire fraîchement appliquée sur les planchers de cèdre, leur conférant un ton bistre du plus bel effet. L’installation de la famille Beaubien fut un enchantement. Les chambres donnaient sur un petit parc privé planté d’une dizaine d’essences d’arbres différentes.

La filature, vraie ou imaginaire, fut oubliée au profit du luxe discret et de l’atmosphère paisible qui s’offraient à eux. Chacun passa sous la douche afin de se débarrasser de la fatigue accumulée depuis le départ. La nuit envahissait doucement les rues. Habillés chaudement, le froid étant passablement vif en raison d’un fort vent venu du nord, ils se mirent en quête d’un restaurant. Ryan avait obtenu le nom d’une des meilleures tables d’hôte de la ville, justement dénommée La table des Rois, une auberge française située à quelques blocs de leur hôtel. Ils s’y rendirent à pied en dix minutes, par une impasse assez mal éclairée. Gaïa devint nerveuse. Elle venait d’apercevoir la Volkswagen de l’autre côté de la rue, roulant à la vitesse de leur pas. Cette fois, ses parents eurent une réaction plus en accord avec une situation que Gaïa jugeait inquiétante, sans le dissimuler.

— Tu as raison, ma biche. Dur de croire que ces gens aient choisi par hasard le même coin que nous, admit son père, troublé à son tour.

— Mais enfin, personne n’a de raison de nous vouloir du mal, s’étonna Maikan-Waapaw, fébrile.

Les évènements se précipitèrent. La voiture les dépassa, puis s’arrêta une dizaine de mètres devant les trois membres de la famille Beaubien. Quatre hommes en sortirent. Leur allure farouche était explicite. Ryan se plaça vivement devant sa femme et sa fille, les bras tendus vers l’arrière, en un geste protecteur instinctif. Cette histoire prenait une tournure qui ne lui disait rien qui vaille. Que leur voulaient ces gens ? S’ils les suivaient depuis l’aéroport, c’est qu’ils les connaissaient, que tout ce qui se produisait obéissait à un plan. Un concurrent jaloux de son succès commercial ?

Ryan n’eut pas le temps d’approfondir. Les hommes s’étaient séparés, avançant en un mouvement enveloppant. Ryan savait qu’il n’était pas de taille et ne résisterait pas à un tel nombre d’assaillants. Il serait débordé en quelques secondes. Il chercha des yeux les passants susceptibles de leur fournir de l’aide. La rue était déserte, en plus de se trouver dans une pénombre propice à cette agression injustifiée. L’angoisse lui serra la gorge.

C’est alors que Gaïa se plaça à ses côtés.

— Papa, tu prends ceux de gauche, moi ceux de droite, l’informa-t-elle, d’un ton décidé.

Son père la regarda avec des yeux remplis d’effroi.

— Reste à l’écart, ma fille, lui intima-t-il. J’ai vu aux Jeux arctiques ce que tu étais capable de faire, mais ces gens sont des voyous… ils ne plaisantent pas.

— Moi non plus, papa, insista-t-elle, résolument.

Avant que son père n’ait eu le temps de formuler une autre objection ou d’ébaucher un seul geste, la jeune fille s’élança vers les deux hommes menaçants qui avançaient vers elle. Pris de court par une manœuvre qu’ils étaient loin d’avoir anticipée, ils ne réagirent pas suffisamment vite. Gaïa décolla littéralement du sol ; ses deux pieds étroitement joints frappèrent son premier adversaire à la gorge. Un craquement se fit entendre. L’homme s’abattit sans un cri. Son compagnon, un instant paralysé par la précision de cette attaque foudroyante, bougea avec une fraction de seconde de retard. Il lança les bras en avant pour saisir Gaïa, mais elle s’était déjà préparée à la riposte. Déplaçant son corps sur le côté, elle lui paralysa la jambe d’un coup de pied en pointe dans le muscle de la cuisse, lui empoigna solidement le bras, passa dessous sans lui lâcher le poignet et se retrouva derrière l’épaule de l’homme. Dans le même mouvement, elle fléchit le buste, mit l’articulation du coude en porte à faux, l’amena sur son genou. L’épaule du voyou fut déboîtée. Emportée par la colère, Gaïa accentua sa prise. Le bras se fractura avec un craquement de branche sèche.

Hélas, pendant ce temps, les choses s’étaient mal passées pour son père. S’il avait pu se débarrasser assez facilement du premier adversaire, le second venait de lui planter un couteau dans le dos. Gaïa se précipita à son aide, mais l’homme que son père avait envoyé au sol s’était relevé. Il poignarda Maikan-Waapaw d’un geste rapide, en pleine poitrine ; se retournant d’un bond, il frappa la jeune fille de toutes ses forces sur le côté du visage. Mais elle eut le réflexe de détourner la tête, évitant ainsi la lame du poignard, recevant néanmoins le manche d’acier à la tempe. Elle tomba sans connaissance.

Les gens du voisinage qui, de leurs fenêtres, avaient observé sans intervenir cette lâche agression, avertirent tout de même la police. Elle arriva trop tard. Les parents de Gaïa ne pouvaient plus être sauvés. Ils moururent tous les deux pendant leur transport vers l’hôpital. La jeune fille était dans le coma.

Dans l’heure qui suivit, la tragédie fut annoncée par Sylvain Boucher, à la radio communautaire Le Loup de Timmins. On décelait aisément dans la voix altérée de cet homme sympathique, qu’il maîtrisait difficilement son émotion. Les Beaubien étaient ses grands amis.

« Ce soir, vers 21 heures, M. et Mme Ryan Beaubien, accompagnés de leur fille Gaïa, domiciliés à Timmins, ont été sauvagement agressés dans une rue d’Ottawa par quatre voyous non encore identifiés. Aux dires des témoins, les parents de la jeune fille sont morts au cours d’un affrontement passablement mouvementé. M. Beaubien et sa fille ont opposé une furieuse résistance à leurs assaillants. La jeune fille, dotée d’impressionnantes connaissances dans la pratique des arts martiaux, serait parvenue, seule, à mettre deux des hommes hors de combat. Néanmoins, l’héroïque adolescente a succombé sous le nombre. Elle se trouve aux soins intensifs, plongée dans un coma que les docteurs disent « profond ». Deux assaillants ont fui. Les deux autres, blessés, ont été conduits à l’hôpital. L’un est mort à son arrivée à l’urgence. Il a fallu amputer le bras du second à l’épaule. »

Fou de douleur, Nanuktalva réserva une place sur le premier avion vers Ottawa, afin de se rendre à l’hôpital général, où sa jeune amie avait été conduite. L’Inuk était dévasté. Il s’en voulait terriblement de ne pas avoir accompagné ses amis. Avoir sacrifié trois personnes pour sauver la vie d’un loup était devenu pour Nanuktalva un fardeau écrasant, insupportable.

Le vieux loua une chambre dans un motel situé à quelques minutes de l’hôpital où la jeune fille luttait pour sa vie. Il se rendait chaque jour à son chevet, demeurant assis près d’elle, la main de la jeune fille dans la sienne, durant toutes les heures de visite permises, n’en perdant pas une seule minute. Au bout de trois jours, le médecin-chef, constatant à quel point l’état de la jeune fille traumatisait le vieil Inuit, lui permit de passer la nuit dans une chambre voisine.

Le matin du 18e jour, Gaïa ouvrit les yeux.

— Papa… il a été si courageux, furent ses premiers mots. Maman… pauvre chérie… elle avait… si… peur.

Nanuktalva n’osa lui annoncer la terrible nouvelle avant qu’elle soit tout à fait consciente. Il louvoya, évita soigneusement les questions de Gaïa sur sa famille, répétant que les docteurs lui en diraient davantage le moment venu.

Gaïa demeura une semaine encore à l’hôpital. Lorsqu’elle fut en état de voyager, Nanuktalva la ramena chez lui. Elle avait appris la mort de ses parents avec un stoïcisme hors de l’ordinaire, réaction plutôt inquiétante en la circonstance, un peu comme si ce drame ne la concernait pas. Gaïa gardait en elle sa douleur atroce, ne sachant de quelle manière l’extérioriser. Un jour, elle pleurerait, c’était indéniable, mais elle n’était assurément pas prête. La malheureuse jeune fille avait besoin de reposer son esprit bouleversé. Nanuktalva l’installa confortablement dans sa petite chambre d’enfant, parmi ses ours en peluche et autres souvenirs heureux. Sa fenêtre donnait sur l’étang. L’Inuit avait surélevé son lit de 50 centimètres, ainsi elle voyait dehors sans avoir à se redresser.

Les six semaines qui suivirent furent difficiles à vivre, autant pour le vieil homme que pour Gaïa. Il souffrait de la voir souffrir. Enfin, elle pleura, plusieurs fois par jour. Cela dura plus d’une semaine. Vers le troisième mois seulement, la jeune fille sembla retrouver un peu de son plaisir de vivre. Il lui arriva de sourire, parfois même de faire une innocente plaisanterie.

Entre-temps, les deux enquêtes policières, déclenchées simultanément dans la région d’Ottawa et à Timmins, ne progressaient pas plus l’une que l’autre. Les inspecteurs se perdaient en conjectures. Qui pouvait vouer semblable haine à cette famille tranquille, honorable, appréciée par tous ceux qui la fréquentaient ? Les hypothèses des enquêteurs, ouvertes aux plus diverses spéculations, ne les menaient nulle part.

La presse s’impatientait.

— Désolé, messieurs les journalistes, aucune piste pour l’instant, les informait laconiquement le capitaine Wirmot, chargé des investigations à la Gendarmerie Royale.

Puis, un matin, Gaïa fut convoquée rue Birch, par maître Beauregard, le notaire de ses parents. À cause du double deuil de Gaïa, il avait attendu le plus possible avant de tenir cette rencontre. La lecture du testament se fit en présence de Nanuktalva, ainsi que le spécifiait Ryan dans un document connexe. Gaïa héritait de tous les biens de ses parents : le commerce de voitures, un magasin de bicyclettes, une pizzeria, ainsi qu’une importante somme d’argent. Après avoir vu un conseiller financier, Gaïa mit un administrateur à la tête de l’entreprise de voitures, puis renouvela les contrats de gérance des différents commerces. Décidée à vivre dans le bois avec Nanuktalva, elle refusa cependant de vendre la maison de ses parents. Comme elle ne pouvait même pas se résoudre à la louer, les lieux demeureraient inhabités.

Ces différentes affaires réglées, les deux amis se rendirent au restaurant français La Chaumière, rue Mountjoy. Gaïa y venait pour la première fois. Elle fut calme et détendue durant toute la soirée.

À la satisfaction du vieux, par petites étapes, Gaïa redevenait la jeune fille tendre et passionnée qu’il appréciait depuis l’enfance. La vie aurait pu se poursuivre ainsi, avec ses joies et souvent ses tristesses, lorsque le souvenir odieux les agressait sans pitié. Il y avait aussi des instants privilégiés, faits d’une sérénité que seule la nature pouvait offrir.

Bien que prévisible, la suite des évènements tragiques qui avaient fait de Gaïa une orpheline, prit forme de manière subreptice. Rien au départ de dramatique, la routine administrative, sans plus. Les services sociaux, la police, un notaire et quelques avocats en quête d’une affaire lucrative commencèrent à s’intéresser à la jeune Gaïa Beaubien, riche héritière devenue riche orpheline en une soirée.

Une policière de Timmins se rendit chez Nanuktalva afin de la rencontrer. D’origine innue, comme la mère de Gaïa, elle en avait été une bonne amie. Elle se nommait Uapikum, « Fleur ». Tenant beaucoup à ses origines, elle insistait pour être appelée ainsi.

Les deux femmes échangèrent les premiers mots de la conversation dans leur innu-ainum maternel, l’innu.

— Kuei, Uapikum.

— Kuei, Gaïa. Eshpanim ?

— Tshinash kumitin, je te remercie, ça va bien,

La visiteuse, visiblement embarrassée, ne savait de quelle façon aborder le sujet qui l’amenait. Elle devait remplir une fonction officielle et il était évident que la démarche ne lui plaisait pas. Elle prit une longue inspiration et débita, d’une seule traite :

— Gaïa, je suis désolée… Orpheline, tu ne peux rester dans cette maison avec ton ami. Les mauvaises langues ne vont pas tarder à se délier.

— Que… que veux-tu insinuer ? bredouilla Gaïa.

— Je parle de rumeurs du genre « l’adolescente qui vit avec un vieux ».

— C’est ridicule, intervint Nanuktalva. Ses parents avaient confiance en moi, ils me laissaient la petite quand…

— Vous ne m’apprenez rien. Je vous connais, Nanuktalva, ainsi que les Beaubien, depuis que vous vous êtes installés dans cette région. Je suis simplement ici pour vous rappeler qu’il existe une loi spécifique adaptée à votre situation. Gaïa, adolescente, est seule au monde. Vous n’êtes pas un membre de sa famille… elle doit partir.

Gaïa rit nerveusement.

— On va donc m’envoyer en famille d’accueil, comme un chien perdu en attente d’un nouveau maître ? lâcha-t-elle avec une grimace de dégoût. Ce serait la meilleure ! Sois raisonnable, Uapikum. Nanuk fait partie de mon entourage familier depuis ma naissance. Je suis venue dans cette maison presque chaque jour pendant 17 ans.

— Aussi terrible que ce soit, Gaïa, les bureaucrates feront les choses telles que je l’ai dit. Tu te retrouves seule et tu as besoin de soutien, d’une vraie famille, afin de reprendre pied dans la réalité. Ils ont recherché des membres de ta famille intéressés à te prendre en charge. Une certaine Helena Grangorini, la sœur de ton père, qui vit dans l’ouest du pays, semble intéres…

— Mais… papa n’a jamais eu de sœur !

— C’est pas ce que dit son avocat. Supposons qu’elle soit ta tante, mais ne veuille pas de toi, on te placera dans un centre pour jeunes filles…

— Un genre d’établissement pour délinquantes ? Tu plaisantes, Uapikum ! Je ne quitterai pas Nanuktalva.

L’Innue ne répliqua pas. Il n’y avait d’ailleurs rien à ajouter. La loi, injuste, cruelle en la circonstance, serait appliquée. Ses amis ne pourraient s’y opposer. Ces ronds-de-cuir ignares feraient souffrir Gaïa tout en clamant de tous côtés ne vouloir que la protéger !

Sur le pas de la porte, la visiteuse se retourna.

— Je suis tellement désolée, Gaïa. Mais… c’est la loi.

Dans ses yeux, grossirent deux larmes qui filèrent sur ses joues. Elle les essuya du bout des doigts, sortit.

Dès qu’elle eut refermé la porte, Gaïa se jeta dans les bras de Nanuktalva. Ils furent incapables de retenir leurs sanglots, éprouvant chacun une semblable douleur.

— Nanuk, qu’allons-nous devenir ? questionna Gaïa d’une voix redevenue celle de la petite fille qui réclamait ses histoires d’ours.

— Tout d’abord, ne pas nous énerver, ma chérie. Ils ne peuvent tout de même pas te sortir de force de ta propre maison. Pour éviter les racontars, je te la laisserai pendant tout le temps que durera cette absurdité. Je m’installerai dans mon tipi de méditation. Ainsi, quand ils viendront, car ils n’en resteront pas là, ils ne pourront nous accuser d’entretenir des rapports… comment ils ont appelé ça dans The Northern Gazette ?

— Des rapports contre nature. Ton idée est bonne, à priori. On va organiser nos vies comme tu l’as dit. Mais ce soir, faisons semblant que… que tout va bien, qu’il ne s’est rien passé. Je vais te confectionner une salade, un plat de tofu pimenté ainsi que…

Nanuktalva se mit à rire.

— Voilà que tu retombes dans ta période végétalienne ? Mes protéines, elles se cachent où, là-dedans ?

— Dans le tofu, monsieur l’ignorant.

— En attendant ce repas de rêve, j’ai quelque chose à faire, prononça-t-il d’un ton redevenu grave.

Nanuktalva décrocha son fusil de chasse du mur de l’entrée, enfouit une poignée de cartouches dans sa poche et sortit. Il enferma ses chiens dans leur enclos. Puis, d’un coup de sifflet strident, il appela Qanik. Le loup qui rôdait souvent à proximité de la cabane accourut aussitôt. L’homme et le grand prédateur s’enfoncèrent dans la forêt, suivis par l’œil intrigué de Gaïa. C’était bien la première fois qu’elle voyait son vieil ami se promener sans sa meute au complet.

Une sourde appréhension prit naissance en son esprit. Elle quitta la maison d’une allure précipitée, se lançant sur les traces de Nanuktalva. Elle le rattrapa au bord de l’étang. Le vieil homme et le loup offraient une scène insolite. Nanuktalva était agenouillé devant Qanik. Elle eut du mal à en croire ses oreilles. Nanuktalva pleurait. Il parlait gentiment au loup en lui flattant la tête. L’animal, comme fasciné par la douceur des mots, regardait le vieux sans ciller. La jeune fille se rapprocha sans bruit. Elle vit Nanuktalva se lever, ouvrir son fusil, y glisser deux cartouches de gros calibre. Soudain, elle comprit. D’un bond, elle s’élança en poussant un cri.

— Ne fais pas ça !

Surpris dans son geste, Nanuktalva se retourna lentement.

— Il le faut, ma chérie.

— Je comprends. Si nous sommes séparés, Qanik…

— C’est autre chose, ça me ronge l’âme et le cœur sans interruption. Je n’en dors plus, j’ai l’impression de ne plus avoir envie de vivre, d’avoir tout raté…

— Mais enfin, Nanuk, de quoi parles-tu ?

Le vieil Inuit secoua la tête, comme incapable de répondre, alors qu’un sanglot difficilement retenu grondait dans sa poitrine.

— Si je n’étais pas resté pour m’occuper de lui… rien ne serait arrivé. Je vous aurais sauvés. Tout est la faute de cet animal !

Gaïa se blottit contre son épaule.

— Tu serais mort avec nous. Comme tu étais le plus fort, ils t’auraient attaqué ensemble… Les policiers ont trouvé des revolvers sur les deux hommes que j’ai combattus. Les autres en avaient sûrement aussi. Je me demande même pourquoi ils ne les ont pas utilisés contre moi ! Ils voulaient éviter le bruit, sûrement. Ne te sens pas coupable. Avec ou sans toi, nous n’avions aucune chance. Le destin seul a frappé. Rester avec Qanik, c’était te priver d’un voyage que tu rêvais d’accomplir depuis longtemps. C’est pour me faire plaisir, afin que je parte rassurée, que tu es resté avec mon petit loup. Je vois cela comme une preuve de plus de ta générosité. Je t’en suis reconnaissante. À présent, Qanik devient encore plus important à mes yeux. Il est un signe de notre destinée, de ce que l’esprit du Nord avait décidé. Tu te rappelles quand on montait sur la colline pour crier nos « n’importe quoi » ?

Nanuk esquissa un sourire.

— Pas vraiment n’importe quoi, en fait. Si tu savais ce que je disais, tu ne…

Gaïa eut un sourire malicieux.

— Je l’ai toujours su. Quand j’avais six ans, j’ai questionné une amie de maman qui parlait inuktitut, en lui faisant jurer de n’en rien dire à mes parents. Tu criais : « Va te faire foutre, Agiortok. »

Nanuktalva et Gaïa éclatèrent de rire à l’unisson. Alors, sans s’être concertés, d’un même mouvement, ils se placèrent face à l’est, crièrent à pleins poumons :

— Va te faire foutre, Agiortok !

Ils riaient, ils pleuraient, leur monde vacillait sur son assise. Ils étaient terrifiés.