1.

Projet Atlas

Terre-Matrice sentait le soufre et la poussière. Aucune lumière ne tombait des puits d’étoiles qui crevaient la voûte rocheuse. L’obscurité du monde troglodytique n’était allégée que par la lueur falote des torchères plantées entre les maisons, trois cents mètres au-dessous du plafond de l’immense caverne. La ville dormait, recroquevillée frileusement sur elle-même, à l’image de ses habitants, jadis heureux et insouciants, aujourd’hui courbant la tête sous le joug des Réincarnés. Tous étaient trop inquiets à l’idée des actes de violence dont pourraient se rendre coupables les nés-deux-fois pour songer à se rebeller. Tous ceux qui avaient osé le faire avaient été éliminés. Il était le dernier de ceux-là. Et il était en fuite.

Catal passa une langue sèche sur ses lèvres craquelées. Son cœur battait douloureusement contre ses côtes. Il se tenait en équilibre précaire au bord de la plateforme suspendue qui donnait accès à la rotonde des portes. Il parcourut d’un dernier regard Terre-Matrice. L’immense cavité, formée jadis par la remontée d’une bulle de gaz jaillie des entrailles de la terre, était trop vaste pour être appréhendée d’un seul regard. Sa mémoire lui restituait sans peine ce qui échappait à ses rétines. Il en connaissait les moindres recoins, les moindres détails : les chemins creux de lave figée, les constructions confortables en briques végétales, les placettes érigées où se rassemblaient les conteurs… Il se sentait accablé par une immense détresse à l’idée de renoncer définitivement à tout cela. Ce n’était pas juste. C’étaient les autres qui auraient dû être contraints à l’exil. Or, c’était lui qui s’en allait pour ne plus revenir. Il mourrait loin des siens et ne mêlerait jamais plus sa voix à celle de l’Aedir.

Se détournant rageusement, il traversa la plateforme, emprunta une rampe déserte et se retrouva dans la rotonde des portes. Il contourna les échoppes des marchands, désertes à cette heure, et avança en direction de l’un des accès de la cité cavernicole. Il fut rassuré de constater qu’Amukal avait tenu parole et avait laissé entrouvert l’huis basculant dont il avait la garde. L’ouverture figée faisait penser aux mâchoires béantes d’un monstre défunt. Par l’entrebâillement apparaissait le ciel nocturne du monde extérieur, clouté de milliers d’étoiles. Sanglé dans sa cotte tressée, caractéristique des gardiens de Terre-Matrice, Amukal semblait plongé dans une profonde réflexion. Il tournait le dos à Catal, mais il l’avait forcément entendu approcher. Les gardiens étaient choisis pour la finesse exceptionnelle de leurs sens. Simplement, il ne voulait pas croiser le regard de celui qu’il aurait dû intercepter et qu’il prenait le risque de laisser s’échapper. Le fugitif soupira brièvement et avança d’une démarche sinueuse en direction d’une liberté qu’il redoutait autant qu’il l’appelait de ses vœux. Il aurait aimé remercier son ami. Il aurait surtout voulu parler une dernière fois à quelqu’un avant de s’en aller. Mais quelque chose le retint. Certaines fois, un dos tourné est aussi expressif qu’un visage.

Il avança sur le sommet tabulaire de Terre-Matrice. La nuit était froide et claire comme le fil d’un poignard. Les étoiles innombrables et l’anneau de poussière qui barrait le ciel dispensaient une clarté bleue sur le paysage. La montagne ressemblait à un masque géant, rouge carmin, campé au-dessus de la jungle aux exubérantes frondaisons. Le fugitif avança, le cœur serré, vers l’immense falaise plongeant en direction de la jungle. Des vers de sa composition remontèrent spontanément à son esprit :

Nuit amie engloutit son crépuscule,

Entre le semis des fûts d’eliodule,

Nuit amie chuchote sur l’arche rubis,

Où flotte l’esprit esclave des poésies,

Nuit amie apaise mon cœur enchâssé,

Sous le dais de ses joyaux constellés…

Évoquer quelques-uns des milliers de vers qui peuplaient sa mémoire lui avait raffermi le cœur. Il se sentait moins seul, comme apaisé. Subitement, il ouvrit ses ailes membraneuses et, sans une hésitation, sauta dans le vide. Il trouva aussitôt le courant d’air chaud qui montait des arbres et s’éleva rapidement dans le ciel piqué d’étoiles. Il vola résolument, presque sans état d’âme, jusqu’à ce qu’une aube grise et spectrale émerge des ténèbres. Il choisit un promontoire dégagé pour s’arrêter, frissonnant malgré la tiédeur de l’air, et il s’accorda enfin le droit de pleurer à chaudes larmes sur son triste sort.

*

Un vent frais comme un linge mouillé gifla le visage du comte de Lapérouse, lorsqu’il prit pied sur le gaillard d’arrière de la Boussole. Sa frégate filait à petite allure sur une mer creusée, noire comme de la poix en ce début de nuit australe. Les vagues cognaient sans discontinuer contre les flancs du navire, dans de spectaculaires jaillissements d’écume. Spectaculaires, mais sans danger véritable. Lapérouse avait connu suffisamment de grains au cours de sa carrière pour savoir que celui-ci ne mettait pas en péril l’expédition qu’il commandait. Malgré le mur de nuages noirs qui avait plongé prématurément la Boussole et l’Astrolabe dans l’obscurité une heure plus tôt, il avait ordonné de maintenir le cap. L’idée l’avait bien traversé, à un moment, de mettre ses bâtiments à l’abri d’une île inconnue, apparue au loin, mais la crainte de heurter des hauts-fonds l’en avait finalement dissuadé.

Lapérouse rejoignit son second, qui se tenait fermement au bastingage en promenant un regard acéré sur la houle nerveuse.

— Avons-nous doublé l’île, Monsieur de Monti ? demanda-t-il, en forçant sa voix pour couvrir le sifflement du vent dans le gréement malmené.

— Je ne saurais l’affirmer, Monsieur, répondit l’officier sans laisser paraître l’ombre d’un sentiment. Il m’a semblé l’apercevoir sur notre gauche, il y a un instant, mais il aurait aussi bien pu s’agir d’un nuage. Pour ne prendre aucun risque, j’ai fait réduire la voilure.

— Sage précaution, approuva le commandant.

Il fouilla du regard l’obscurité mais dut se rendre à l’évidence : l’île, si elle était bien là, ne se laisserait pas observer facilement à travers la nuit noire. Cependant, leur allure maîtrisée laisserait largement le temps de virer de bord si elle venait à surgir un peu trop près. Rasséréné, Lapérouse dédia un large sourire à son second.

— Ce n’est pas cette nuit que nous fournirons le couvert aux poissons.

— En effet, Monsieur, répondit l’officier en second, sans se départir de son habituelle raideur.

Le comte de Lapérouse prit congé d’un hochement de tête. Il sourit intérieurement en se souvenant de ce qu’avait dit le commandant de Langle, peu avant de disparaître tragiquement sous les flèches des sauvages de l’île de Maouna : « De Monti ne doit pas pousser le plus petit soupir lorsqu’il est dans le lit d’une femme. Cet homme est un marin remarquable, mais je le soupçonne d’être le résultat du croisement entre le plus flegmatique des Anglais et une porte de prison ! »

Lapérouse s’engagea dans le couloir qui menait aux cabines des officiers et des scientifiques embarqués. La lumière vacillante d’une lampe-tempête éclairait chichement le passage. Le comte se retint vivement à la cloison lorsque la frégate, venue au sommet d’une vague, retomba lourdement en craquant de toute sa membrure. Il grimaça : de Monti avait bougrement bien fait de diminuer le nombre de voiles !

À l’instant où il arriva devant sa cabine, son attention fut soudain attirée par la porte : elle était légèrement entrouverte. Il se souvenait parfaitement l’avoir refermée derrière lui. La houle qui faisait rouler le navire bord sur bord pouvait-elle l’avoir débloquée ? Sceptique, il franchit le dernier mètre aussi silencieusement que possible et tendit l’oreille. Un craquement du plancher acheva de l’instruire : quelqu’un s’était introduit dans ses quartiers ! Pris d’une colère soudaine, il rabattit le battant à la volée, faisant trembler la cloison sous le choc. L’intrus avait volté avec la détente d’un cabri et se tenait à présent face à Lapérouse, le corps légèrement penché en avant comme s’il comptait prendre la fuite. Seulement, la seule issue possible était la porte dans laquelle le commandant s’encadrait.

Lapérouse reconnut aussitôt le matelot indigène à la peau noire et au nez épaté qu’il avait fait embarquer la semaine précédente dans le comptoir britannique de Botany Bay pour renforcer l’équipage. L’individu avait le dos pressé contre le mur et scrutait dans sa direction avec des yeux si écarquillés de peur qu’ils en paraissaient tout blancs. Il avait visiblement fouillé dans ses affaires, comme en témoignait le désordre régnant sur le bureau et le coffre ouvert au pied du lit. L’indigène tenait quelque chose dans sa main, appuyé contre sa poitrine, comme si l’objet revêtait pour lui une importance particulière. Lapérouse haussa les sourcils en reconnaissant la curieuse statuette de verre qu’il avait troquée dans le port de Botany Bay.

— Repose immédiatement ça sur le bureau, intima-t-il rudement en faisant un pas en avant. Il va t’en coûter chaud, mon garçon…

Le reste de sa phrase fut emporté par un craquement de fin du monde. Ses pieds quittèrent le plancher au moment où les cloisons éclatèrent en se tordant de façon grotesque. Il se sentit happé par un holocauste liquide, qui le précipita vers un abîme sans fond.

*

L’immensité bleue de l’océan Pacifique s’étendait aussi loin que portait le regard. Le navire qui fendait les eaux turquoise de ce désert liquide semblait plus fragile qu’une coque de noix. Le ronflement de ses moteurs était insignifiant face à la respiration profonde des vagues et au souffle de l’alizé. De même, le jaillissement vertical de sa coque en acier avait quelque chose d’incongru au milieu des lignes courbes et de l’horizon sans limites.

À l’intérieur du bateau, toutefois, l’impression d’écrasante supériorité des éléments sur l’homme laissait place à une atmosphère irréelle et ouatée. Tout n’était que silence et lumière artificielle. Jusqu’au roulis, qui était en partie compensé par une technologie de pointe. On aurait facilement pu oublier que l’on était perdu à des centaines de milles marins de la première terre émergée.

Le commandant Andrew traversa d’un pas rapide la coursive plongée dans une lueur rouge clignotante. Ancien capitaine de la Royal Navy, il avait été un temps conseiller militaire aux Nations-Unies. C’est là qu’il avait été secrètement approché puis recruté par les membres du projet Atlas. Depuis, il commandait le Seasword et son équipage trié sur le volet à travers toutes les mers du globe. Il passa un dernier sas et fit irruption dans la salle des opérations militaires.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il sans préambule.

— Nous sommes passés en code rouge, commandant, répondit le lieutenant Costas, un vétéran des forces spéciales argentines. Nous sommes en contact avec l’autorité, sur la ligne sécurisée.

— Je prends, signifia Andrew, en se plantant devant une table ovale au-dessus de laquelle s’affichaient les hologrammes en trois dimensions d’une carte sous-marine.

L’image céda la place à une icône, signalant que la communication était établie.

— Commandant Andrew du Seasword au rapport, lança-t-il d’un ton martial.

— Bonjour, commandant Andrew, souffla avec un léger retard une voix cryptée. Je suis Numéro 2. Je viens de placer votre bâtiment d’action rapide en code rouge. J’ai un travail urgent pour vous et votre équipage.

— Quel est l’objectif ? demanda Andrew, allant droit au but comme à son habitude.

— Une petite île de l’archipel des Salomon. Nous avons intercepté il y a deux heures une communication entre une mission de recherche archéologique française, actuellement sur zone, et le continent australien. Cette communication fait état de la découverte d’un objet ancien, que nous souhaiterions vivement récupérer.

— Vivement… jusqu’à quel point ?

— Vivement, mais dans les limites de la discrétion à laquelle nous sommes astreints, commandant Andrew.

— Je vois. Pas vu, pas pris.

— C’est exactement ça.

— Les coordonnées et la description de la cible à exfiltrer vont suivre, j’imagine ?

— Vous imaginez bien, commandant. Quand pensez-vous pouvoir être à pied d’œuvre ?

— Dans moins de trente heures, répondit Andrew après une rapide estimation.

— Parfait. Je vous recontacte dans quarante-huit heures précisément, pour fixer les modalités de livraison de l’objet. Bonne mission, commandant Andrew.

La communication fut coupée. Andrew hocha la tête, comme s’il saluait son interlocuteur invisible. Il s’adressa à Costas en sourcillant.

— L’affaire doit être sérieuse pour que ce soit une huile qui nous contacte directement.

— C’est aussi ce que je m’étais dit, acquiesça le second.

— Bon, cela ne change rien pour nous. Je monte sur la passerelle pour mettre le cap sur les Salomon. Avertissez-moi lorsque les coordonnées seront arrivées.

Il tourna les talons sans attendre de réponse.