Le vent qui grondait comme un torrent au-dessus de l’océan d’Ouest imprimait du roulis au Satalu, mais les pieds largement écartés de Léo Artéan lui assuraient un parfait équilibre. Il étudiait à travers sa lunette d’approche les trois navires qui les poursuivaient et gagnaient progressivement du terrain. De longues galères en bois de flotteur, aux proues recourbées vers le haut comme des cimeterres et surmontées d’une unique voile carrée. Ce n’était pas la voile qui les propulsait aussi rapidement, mais le mouvement parfaitement synchronisé d’une double rangée de rames, aux immenses pelles effilées comme des lames.
— Des hommes-scorpions ? demanda Ki.
La jeune Passe-Mondes avait dans la voix une certaine forme d’excitation. Le roi sparte abaissa la lunette d’approche.
— Ténébreuse, dit-il d’un ton neutre.
— Ce limon puant est partout, maugréa Zubran.
Son expression n’était ni plus ni moins butée qu’à l’accoutumée. Le long guerrier au crâne rasé qui portait le titre de Premier Soutien était réputé pour son humeur maussade et belliqueuse. Il considérait toujours le mauvais côté des choses mais c’était un excellent meneur d’hommes et un combattant d’élite.
Autre trait notable : il haïssait cordialement Ki, à qui il reprochait d’avoir pris sa place auprès du monarque.
— Ils sont nombreux, on va devoir les affronter les uns après les autres, poursuivit-il d’une voix faisant penser au feulement d’un fauve sur le point d’attaquer.
— Il faut monter à l’abordage avant d’être à portée de tir, renchérit Ki.
Les disques d’or martelé qui pendaient à ses oreilles frémissaient dans le vent, comme sous l’effet de l’impatience d’en découdre. Une soudaine bourrasque secoua le Satalu comme une main géante, lui faisant donner de la bande. Le haut navire oscilla légèrement sur son point d’équilibre, avant de reprendre le cours tranquille de son vol. Ses deux mâts traçaient un sillon perturbé sous le ventre humide des nuages. Léo Artéan tambourina de ses doigts sur le garde-fou en bois verni et dit, d’un ton amusé :
— Désolé de vous décevoir, mais nous ne nous battrons pas aujourd’hui. L’issue de la confrontation pourrait être incertaine et la prise de trois bâtiments ennemis ne nous serait pas d’un grand secours pour la suite de notre mission. Nous allons rompre avec la tradition sparte et refuser le combat.
— Nous ne les distancerons pas à la voile, riposta Zubran.
— C’est pourquoi nous allons reprendre plus tôt que prévu le vol à travers la vibration fossile. Lance le signal de vol alternatif : nous allons filer avant que nos poursuivants ne nous éperonnent !
Le ton du monarque était badin, mais sa voix était aussi inflexible que de l’acier. Zubran souffla à contrecœur dans le sifflet pendu à son cou, puis cria des ordres d’un ton rogue, en agitant sa silhouette de mante religieuse. Les chevaliers spartes embarqués sur le transport de marchandises veldanien – dix-huit en comptant Léo et Ki – bondirent à leurs postes de saut. Chacun connaissait parfaitement la position qu’il devait occuper pour contribuer le plus efficacement à déplacer l’immense vaisseau. Cette manœuvre nécessitait une grande synchronisation et une certaine débauche d’énergie. Zubran était chargé de coordonner les opérations en frappant sur un grand tambour du plat de la main. Au cinquième battement, les Passe-Mondes devraient élever le niveau de vibration de la partie du navire qui les entourait et calquer leur course sur celle de Léo Artéan, debout à l’avant du Satalu.
Ki promena son regard sur le bateau volant à bord duquel ils avaient abordé l’île d’Hyksos, où le monarque sparte avait glané son premier nom d’Incréé. Il s’agissait d’un navire de charge loué avec son équipage d’aéronautes dans la ville de Zachel, qui possédait la principale aérorade du royaume de Veldan. Le Satalu avait cinquante-cinq coudées de long, deux grands mâts et de larges vergues tendues de voiles rectangulaires, avec une grande fosse au centre du bateau destinée à recevoir une cargaison. Le petit gaillard d’avant où se tenait Léo Artéan était en retrait, pour laisser à la proue un espace ponté triangulaire d’où sortait le petit mât oblique de beaupré. La poupe arrondie portait un grand gaillard d’arrière très haut, au bordage extérieur décoré par une ribambelle d’écus aux couleurs vives, représentant les étendards des Douzes Royaumes.
Ki s’était positionnée sur la hune couronnant le plus haut mât du navire. Au cinquième battement du tambour de Zubran, la jeune fille éleva son niveau de vibration et celui de tout le gréement qu’elle surplombait. Elle épousa aussitôt la trajectoire du roi sparte, comme les seize autres chevaliers Passe-Mondes du bord. Le vol ne dura qu’une demi-seconde, et fut suivi de trois autres. L’océan d’Ouest faisait à présent place à une chaîne montagneuse couverte de sombres forêts, écrasée sous un ciel de fer. Les ombres de l’après-midi fonçaient en pénombre vespérale. Leurs poursuivants ne les rattraperaient plus. Ki retrouva Léo Artéan à l’avant du Satalu. Il s’entretenait avec le capitaine du bâtiment, Ninive, un homme de petite taille avec une bouche trop grande et une bosse dans le dos. Les jambes incroyablement musclées et le torse noueux de l’individu dégageaient une impression de force prodigieuse, qui faisait oublier son handicap.
— Le temps est de plus en plus exécrable, disait-il d’une voix de basse profonde. Je suggère que nous jetions l’ancre dans l’une de ces vallées pour laisser passer l’orage. La nuit est proche : nous ne perdrons qu’une heure de navigation.
Léo Artéan avait relevé le col de sa cape pour se protéger des rafales de vent. Son masque doré luisait sinistrement sous la lumière tragique filtrant des nuages.
— Je m’en remets à votre jugement, dit-il d’un ton résigné. Faites au mieux, capitaine.
La bouche démesurée de l’aéronaute se fendit d’un sourire machinal, qui le fit ressembler à une grenouille. Le monarque sparte pivota vers Ki.
— Tu profiteras de cette halte prématurée pour faire un saut à Khotor, ajouta-t-il. Cela fait trois jours que nous sommes sans nouvelles du déroulement de la guerre ; j’aimerais savoir où en sont les choses… Être ici alors que mes troupes sont engagées aux côtés des vestiges de l’armée de Kharold me frustre terriblement…
— Je sais, répondit la jeune fille, un pli soucieux en travers du front. Mais dix-huit combattants de plus ne pèseraient pas lourd face aux forces en présence, alors que notre quête des Frontières peut nous donner un avantage décisif sur Ténébreuse.
— Tu prêches un convaincu, soupira Léo. Il n’empêche que j’ai mauvaise conscience de ne pas être à leurs côtés. Pars dès que le Satalu sera immobilisé et reviens vite me rassurer sur leur sort.
Peu après, le navire s’engagea entre deux montagnes curieuses faisant penser à des géants assis face à face. Il remonta à petite allure une étroite vallée creusée par un torrent, presque invisible sous la végétation. Finalement, le navire veldanien jeta l’ancre au creux d’une combe très profonde et très noire, bien abritée des vents qui balayaient les crêtes, où avaient poussé à foison des futaies d’arbres aux feuilles plus longues que des épées. Les aéronautes entreprirent de décharger de lourds tonneaux pour faire le plein d’eau douce. La pluie commençait à crépiter sur le pont du Satalu lorsque Ki s’immergea dans la vibration fossile.
Les soldats spartes ne pouvaient pas joindre leur roi pour faire régulièrement état de l’avancement de la guerre, car le navire volant changeait constamment de position. Il n’était en revanche pas difficile pour un Passe-Mondes du bord de franchir le continent et la mer de Drak pour surgir dans la ville de Khotor, à l’extrémité sud du royaume de Karhold. C’est ce que fit la jeune fille, le temps de quelques battements de cœur. Elle surgit sur le toit plat du vaste bâtiment où logeaient les troupes spartes, au cœur de l’immense port fortifié occupant l’extrémité d’un fjord ouvrant sur la mer. C’est à l’abri de cette ultime place forte insoumise que s’étaient retranchés les restes de l’armée du roi de Karhold, Gereint, talonnés de près par les hordes sauvages de Ténébreuse. La nuit était déjà tombée sur la cité assiégée. Les lunes jumelles étaient absentes, mais la lumière des étoiles était suffisante pour que Ki puisse distinguer le moutonnement de toits autour d’elle.
La première chose qu’elle remarqua fut l’immense arche rocheuse qui enjambait la mer au débouché du fjord : la fameuse Bouche de Khotor, au travers de laquelle les vents hurlaient à la mort les jours de tempête. La seconde fut la fumée âcre qui rampait au-dessus de la ville. La respiration lui manqua et Ki tira par réflexe son épée en pivotant sur les talons. Une odeur épouvantable devança d’une seconde la silhouette d’un guerrier terrifiant brandissant une masse d’arme. Le casque de la brute ressemblait au crâne grimaçant d’un insecte, avec des mandibules en guise de mentonnière et un double cimier de plumes aux allures d’antennes. Une puissante queue terminée par un dard fouettant l’air ne laissait aucun doute sur l’identité de l’assaillant : un soldat de Ténébreuse ! Ki se dématérialisa une fraction de seconde avant que l’arme ne s’abatte sur elle. Elle surgit sur le flanc du combattant et lui décolla la tête d’un coup d’épée imparable.
Elle fouilla vivement l’ombre autour d’elle, craignant que le vacarme provoqué par la chute du corps n’ait attiré l’attention d’autres hommes-scorpions. Aucun mouvement suspect ne révéla de danger immédiat. Rassérénée, elle s’éloigna du cadavre puant, traversa la terrasse où elle avait assisté à l’entraînement des chevaliers spartes trois jours plus tôt et glissa un œil en direction de la rue en contrebas. Elle aperçut deux hommes-scorpions qui remontaient sans hâte une venelle adjacente et un autre qui guettait sur un toit voisin, comme sans doute le faisait celui qui l’avait agressée. À part ces trois-là, elle ne vit pas âme qui vive. Quelques maisons présentaient des traces d’incendie ; un palais achevait même de se consumer en direction du port, mais la plupart des constructions semblaient intactes.
La ville avait dû être évacuée et livrée sans combat à l’ennemi, songea Ki avec soulagement. L’absence de navire à quai indiquait que l’évacuation s’était certainement faite par la mer. Peut-être avec l’assistance de la flotte du roi Alyate de Saldea, que la perspective d’un débarquement prochain sur ses côtes pouvait avoir contraint à oublier un temps ses griefs personnels avec le souverain de Karhold. La jeune Passe-Mondes se transporta sur le port. Elle repéra de la lumière aux fenêtres d’un bâtiment luxueux qui devait avoir été la capitainerie et se glissa derrière l’une d’elles. Le son rude et désagréable de plusieurs voix d’hommes-scorpions filtrée par la vitre l’instruisit aussitôt : un petit contingent de soldats de Ténébreuse avait visiblement établi ses quartiers dans la bâtisse. Mais où donc était passé le gros de l’armée ? Avait-il embarqué pour franchir à son tour la mer de Drak ? Ou bien au contraire était-il reparti dans les terres pour réduire une dernière poche de résistance ?
Ki savait qu’elle n’obtiendrait pas de réponse à Khotor. Peut-être aurait-elle plus de chance du côté du Sanctuaire. Elle allait replonger dans la vibration fossile lorsque la haine tenace qu’elle vouait aux envahisseurs secoua ses tripes. Elle laissa le désir de venger sa famille l’inonder comme un torrent, jusqu’à ce qu’il habitât la moindre parcelle de son corps. Aucun de ceux-là ne devait en réchapper !
Elle parcourut du regard les quais et les appontements alignés en enfilade, à la recherche de quoi créer une diversion. Plusieurs cargaisons traînaient sur les pavés, dans l’attente d’un embarquement qui ne viendrait pas de sitôt. Elle se transporta derrière une montagne de caisses et trouva ce qu’il lui fallait : des barriques remplies d’huile de baleine siffleuse. Elle posa les mains sur deux d’entre elles pour les emporter à travers la vibration fossile. Elle les relâcha sous le vaste porche d’entrée de la capitainerie et fit sauter les bouchons à coups d’épée. Des fontaines grasses aux reflets irisés maculèrent le bas de la porte, formant rapidement de longues rigoles sur les dalles irrégulières.
Ki sortit de sa poche une pierre à briquet qu’elle battit d’un geste sec. Une étincelle sauta à la surface de l’huile, provoquant un embrasement généralisé. La jeune fille se replia précipitamment sur le quai et attendit, l’arme haute. En quelques secondes, les flammes se propagèrent au vernis de la porte d’entrée, envoyant des étincelles voler devant les fenêtres de l’étage comme une nuée de lucioles rouges. Des formes se profilèrent derrière les carreaux puis les baies du rez-de-chaussée s’ouvrirent à la volée. Des hommes-scorpions désarmés bondirent à travers le rideau de flammes léchant la façade. Ils vociféraient à tue-tête mais ne semblaient pas envisager la possibilité d’une embuscade. Ki passa à l’attaque sans état d’âme, bondissant à travers la vibration fossile pour leur infliger à tour de rôle de terribles blessures. Chaque fois qu’elle abattait son arme et sentait craquer les os, elle hurlait le nom de l’un des siens, massacrés dans l’attaque de la caravane Kwaskav de maître Emak. Ses feulements de prédatrice et les râles des blessés alertèrent les autres occupants de la capitainerie. Les monstres suivants se présentèrent, armés d’immenses épées ou de masses d’armes hérissées de pointes. Mais rien n’y fit. La jeune fille était insaisissable, virevoltant comme un feu follet d’un adversaire à l’autre. Ses coups surgissant de nulle part déchiraient les corps comme de simples affiches mouillées. Les lumières de l’incendie dansaient fugacement sur sa lame et illuminaient sporadiquement les arabesques de sang projetées à travers les airs. L’épée pulvérisait les plaques d’exosquelette et hurlait au milieu des chairs vives, comme douée d’une vie propre alimentée par l’irrésistible accès de violence de la jeune fille.
Soudain, il n’y eut plus d’adversaire à abattre. Seules les lueurs de l’incendie continuaient à bondir sur les pantins désarticulés gisant à terre, leur donnant pour un temps encore l’apparence de la vie. Ki demeurait seule au milieu des corps effondrés. Elle abaissa son épée, ivre d’avoir tant tourbillonné, abasourdie par le carnage dont elle était responsable. Comme après chacun de ses accès de colère vengeresse, quelque chose semblait se rompre en elle, qui la laissait à la merci d’une cataracte d’émotions contradictoires. Le goût du sang dans sa bouche lui donna envie de vomir.
— Ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient, marmotta-t-elle d’une voix sans timbre.
Avant de se laisser l’occasion de vérifier si elle croyait vraiment à ses propres paroles, elle glissa à travers la vibration fossile pour surgir dans l’éternelle journée du Sanctuaire.
Elle respira profondément en serrant les dents, cherchant à maîtriser les élancements de son estomac. Autour d’elle, le royaume des chevaliers spartes était identique à ce qu’il avait toujours été : une montagne abrupte émergeant d’un océan tournoyant de brume orangée. La jeune fille se transporta dans le palais de Léo Artéan où elle fut accueillie par le sénéchal Mashann. Le visage en lame de couteau de ce dernier exprima la plus vive inquiétude.
— Que vous est-il arrivé, Mademoiselle ? demanda-t-il en roulant des yeux inquisiteurs.
Ki remarqua avec horreur qu’elle était couverte de sang.
— Je n’ai rien ! lâcha-t-elle précipitamment. Ce n’est pas mon sang mais celui d’hommes-scorpions que j’ai combattus dans le port de Khotor. J’étais venue prendre des nouvelles de nos troupes.
Le taciturne gouverneur du palais sembla rassuré.
— Nos chevaliers ont quitté Karhold à bord des navires de Saldea, expliqua-t-il en retrouvant aussitôt son habituelle attitude réservée et doucereuse. Une estafette nous a annoncé la nouvelle avant-hier, dans la soirée.
— C’est bien ce que j’avais imaginé, souffla Ki, en sentant le soulagement lénifier ses muscles douloureux. La chute définitive de Kharold n’est pas une bonne nouvelle en soi, mais elle était prévisible. En revanche, l’aide inespérée du roi Alyate de Saldea est une excellente surprise, qui me donne des raisons d’espérer. Peut-être les souverains des Douze Royaumes vont-ils enfin prendre la mesure du péril et agir de concert…
— J’ai bon espoir également, affirma Mashann. D’autant que les armées de secours dépêchées par Caralain viennent de faire leur jonction avec celles de Merhangarh et d’Elwander sur les côtes de Saldea, avec l’accord du roi Alyate. Je ne serais pas étonné que les royaumes traditionnellement alignés sur celui de Saldea leur emboîtent le pas prochainement.
— Souhaitons-le, Mashann. Par le soleil, nous en avons sacrément besoin… Bon, je ne vais pas m’attarder ici. Où se trouve mon frère ? J’aurais aimé l’embrasser avant de rejoindre le roi Artéan.
— Il est dans sa chambre, sourit le sénéchal. À cette heure, il dort, comme tous les enfants du Sanctuaire. Mais je ne saurais trop vous conseiller de vous changer si vous ne souhaitez pas l’alarmer : vous avez une mine affreuse !
Ki ouvrit la bouche, penaude.
— Où ai-je la tête ? Merci pour le conseil et bonne nuit, sénéchal Mashann !
— Bonne nuit, Mademoiselle Ki.
La jeune fille gagna ses appartements, dans l’aile mauve du palais. Elle rentra discrètement pour ne pas réveiller immédiatement Kaël et se glissa dans la salle de bains où glougloutait en permanence une fontaine représentant un oiseau lanceur d’eau penché sur une vasque en pierre translucide. La jeune fille se débarbouilla rapidement puis observa d’un air vétilleux son reflet dans le miroir d’eau lente. Sur son visage au teint pâle, qui mettait en valeur le bleu et le vert de ses yeux, les traits anguleux de l’adolescence cédaient progressivement le pas à la plénitude de l’âge adulte.
— Plus de première jeunesse, ma vieille, grimaça-t-elle.
Elle brossa hâtivement ses longs cheveux d’un roux flamboyant et les natta en une tresse épaisse descendant jusqu’au milieu du dos. Elle se choisit dans la penderie de sa chambre une nouvelle tenue d’escrime en soie de loutre-araignée. Elle posa un regard ému sur les jambières de fourrure et la chemise en cuir de kaliko qu’elle conservait de son ancienne vie chez les nomades Kwaskavs. Les tenues d’escrime étaient plus confortables et surtout quasiment indéchirables. Elles étaient normalement destinées aux hommes, mais sa haute taille lui permettait de porter les vêtements des chevaliers spartes sans qu’il soit nécessaire de les retoucher.
Une fois changée, elle poussa la porte de la chambre de son petit frère. Il était roulé en boule au sommet d’un lit trop grand pour lui et semblait sourire dans son sommeil. Elle sentit une vague d’amour la submerger. Il était son havre de douceur, l’innocence qu’on lui avait arrachée trop tôt. Elle s’agenouilla, glissa une main sous le drap pour caresser son dos nu, laissa ses lèvres effleurer sa chevelure qui sentait une odeur de jeune animal. Il grogna et ouvrit les yeux. Elle reçut comme un don des dieux le sourire qu’il lui adressa.
— J’ai une épée en bois maintenant, dit-il de sa petite voix flûtée. C’est Trygg qui me l’a donnée. Lui, il a une lance avec des plumes de fragor attachées au bout.
Ki avait toujours été sidérée par la facilité du garçonnet à passer du sommeil à l’état de veille sans la moindre transition. Elle embrassa le bout de son nez.
— Bonjour, petit prince. Je suis contente que tu aies une épée ; comme ça, on va pouvoir s’entraîner ensemble.
— Tout de suite ?
— Non, sourit la jeune fille. C’est l’heure de dormir. Mais quand je reviendrai.
— Mais tu es déjà revenue puisque tu es là, protesta l’enfant d’un air sérieux.
— Je veux dire : quand je serai revenue pour longtemps. Là, je suis juste passée te faire des bisous. J’ai des choses à faire très loin d’ici, mais mes pensées sont toujours avec toi, ici et ici.
Elle toucha tour à tour son front et sa poitrine. Il attrapa ses doigts et les remonta contre sa joue. Il semblait soudain soucieux.
— C’est vrai que le roi Artéan va mourir ? demanda-t-il.
— Bien sûr que non, mon chéri. On est très prudents, et puis, on est suffisamment nombreux pour se protéger mutuellement.
— C’est pas ce que je veux dire. Je veux dire : parce qu’il est malade.
— Il n’est pas malade… Enfin si, mais pas gravement. Il cache son visage mais il est fort et en bonne santé. Ne crains rien. Qui t’a mis ces idées dans la tête ?
— Trygg. C’est son père qui lui a dit.
— Eh bien, son père s’est trompé ! Maintenant, tu vas me faire un énoooorme bisou et je vais te laisser terminer ta nuit.
— Il fait jamais nuit ici, gloussa Kaël en s’accrochant au cou de son aînée.
— Il fait nuit quand on ferme ses petits yeux. Dors bien, petit prince, je reviendrai aussi vite que possible. Et surtout, ne t’inquiète pas pour moi… ni pour le roi.
— Je m’inquiète pas pour le roi. Si un jour il est mort, c’est toi qui seras le roi.
— Ce n’est pas tout à fait comme ça que les choses se passent… Dors et fais de beaux rêves. Je t’aime très fort.
— Je t’aime très fort. Et mon épée aussi…
Le garçonnet se blottit dans ses couvertures. Son souffle ne tarda pas à s’apaiser. À cet instant, la seule envie de Ki aurait été de s’allonger à côté de son frère et d’enfouir la tête dans son cou. Elle se secoua et éleva à regret son niveau de vibration. Un crachin glacial lui apprit qu’elle était de retour sur le Satalu.
Elle retrouva le roi Artéan dans le carré des officiers, à l’arrière du navire. Il jeta un regard surpris sur les vêtements de la jeune fille.
— Tu es repassée par le Sanctuaire ? s’étonna-t-il.
Elle lui expliqua l’évacuation de Khotor, le combat avec les hommes-scorpions et le détour par le palais du Sanctuaire. Elle resta évasive sur les raisons pour lesquelles elle s’était battue avec le petit contingent de Ténébreuse, mais elle savait que le monarque n’était pas dupe. Il ne fit pas de commentaire, toute son attention mobilisée par les conséquences de l’intervention inattendue du roi Alyate de Saldea.
— Je partage ton analyse de la situation, dit-il à la jeune fille avec un enthousiasme surprenant. Si Alyate a pris parti une fois pour les coalisés, il recommencera assurément. Et ses alliés suivront tôt ou tard. Je ne suis pas devin, mais je crois que la fuite de Khotor restera dans l’histoire comme un tournant important de la guerre. Linn va en être pour ses frais…
Il s’arrêta en pleine phrase, comme s’il réalisait qu’il devenait trop bavard. Ki sentit la curiosité l’aiguillonner.
— Qui est Linn ? demanda-t-elle en prenant un air candide.
Léo Artéan demeura silencieux de longues secondes, le regard vrillé sur la jeune fille. Dans ses yeux passaient des sentiments contradictoires, dominés par l’hésitation.
— C’est une longue histoire, soupira-t-il finalement. Allons dans ma cabine pour que je te la raconte.
Elle le suivit en silence, vaguement inquiète, consciente qu’elle allait certainement apprendre des choses lourdes de conséquences. Il l’invita à s’asseoir sur l’unique chaise de la cabine exiguë tandis que lui prenait place sur le bord de sa couchette. Elle chercha à se détendre mais conservait les épaules rigides de la bataille sur le port de Khotor. Un calme étrange avait pris le pas sur son impatience habituelle. Léo Artéan tardait à commencer, comme s’il ne savait pas trop par quel bout attaquer.
— L’amitié ne se construit pas sans preuve de confiance, dit-il sans élever la voix, comme s’il craignait les oreilles indiscrètes. Les confidences sont des preuves de confiance. Et ce que je vais te révéler ce soir est connu de seulement trois personnes au Sanctuaire. Et de guère plus du double dans tout Anaclasis…
Sa voix baissa encore. Malgré la température clémente régnant dans la cabine, Ki ne put réprimer un frisson. Le roi fixa le sol et se figea.
— Je t’ai dit que je n’avais ni frère ni sœur, dit-il. De frère ou de sœur que je considère comme tels, je maintiens mon affirmation. Mais si l’on s’en tient aux seuls liens du sang, j’ai menti car j’ai un frère jumeau !
Les yeux vairons de Léo étincelèrent de colère comme de la glace au soleil.
— Un frère que j’ai renié et que j’ai juré de tuer…
Le visage de Ki afficha un festival d’émotions : ahurissement, gêne, curiosité et, visible à la légère crispation de sa mâchoire, une attention soutenue. Le monarque masqué émit un son de dégoût ou peut-être de frustration.
— Nous avons partagé la même enfance heureuse à l’abri du Sanctuaire. Mêmes jeux, même éducation rigoureuse et bienveillante dispensée par une mère aimante et un précepteur formidable. Notre père était toujours absent ; il a fort peu contribué à notre éducation, du moins avant que nous ayons l’âge d’apprendre à nous battre. C’est vers l’âge d’une dizaine d’années que Linn a commencé à changer. Il se montrait de plus en plus inconstant, tantôt charmant et enjoué, et subitement détestable. Nous nous sommes alors mis à nous disputer à tout bout de champ, souvent au sujet des animaux de compagnie de ma mère qu’il prenait un malin plaisir à martyriser de la façon la plus odieuse. Puis il y a eu la mort de Klanis, le fils de l’un des conseillers de mon père, avec qui nous jouions souvent. Klanis a été retrouvé noyé dans le grand bassin des jardins du palais. Linn, qui jouait avec lui au moment du drame, a affirmé que le garçon était tombé dans l’eau et qu’il s’était noyé parce qu’il ne savait pas nager. Le temps pour Linn d’alerter les secours et il était trop tard…
Léo parlait comme si ses pensées étaient ailleurs, auprès de ses souvenirs d’enfance.
— Moi, je savais que c’était un mensonge, reprit-il. J’avais joué une fois avec Klanis dans le bassin. Il n’était pas très à l’aise dans l’eau, c’est vrai, mais il savait nager. Je n’ai pas eu le courage d’accuser mon frère, mais, à partir de ce jour-là, nos rapports ont changé radicalement. Nous sommes devenus des étrangers l’un pour l’autre, au grand désarroi de ma mère. Linn savait que j’avais compris et, au fond, je crois que ce jeu de dupes l’amusait beaucoup. Quatre années se sont écoulées. Mon frère a progressivement appris à dominer ses pulsions destructrices, mais son cœur est devenu plus sec qu’une poignée de sable. Il s’est fait de nombreux ennemis pendant cette période, au premier rang desquels Ptath, notre maître d’escrime. Le vieux maître d’armes était un ami personnel de mon père, aux côtés duquel il avait combattu. C’était un homme à la langue râpeuse comme une lime mais d’une droiture extrême, qui n’hésitait pas à dire ses quatre vérités à Linn. Mon frère le haïssait. Un jour, une explication houleuse entre Linn et son professeur a mal tourné et mon frère a tué Ptath d’un coup d’épée en plein cœur. Il a dit qu’il s’agissait d’un accident, mais plusieurs témoins ont affirmé le contraire. Cette fois, mes parents ont réagi avec la plus extrême fermeté. Ils l’ont interné dans la Tour des Exorciseurs pour qu’il y soit soigné. Cette tour, que l’on dit haute au point de se perdre dans les nuages, se dresse sur l’île de Styx, à un jet de pierre des côtes de Ténébreuse.
Au haussement de sourcils de Ki, Léo crut bon de s’étendre sur le sujet.
— Ténébreuse était alors le royaume des Djehals, réputés dans tout Anaclasis pour leur indépendance et leur ardeur au combat. Leur île était couverte d’immenses glaciers dans lesquels ils avaient creusé des villes souterraines, où ils élevaient leur bétail et vénéraient la Glace-Grande-Mère… Mais tout cela est terminé à présent…
Le regard du monarque brillait à nouveau d’une sourde colère.
— Rien ne s’est déroulé comme prévu avec Linn. Non seulement mon frère n’a pas été soigné par les Exorciseurs, mais il semble au contraire qu’il ait trouvé auprès d’eux une aide inattendue. Les magiciens de Styx avaient visiblement un contentieux très ancien avec les Djehals et ils avaient décidé de soumettre leurs ennemis par la force. Pour parvenir à leurs fins, ils avaient créé une armée de guerriers contre nature à partir de cadavres humains et de carcasses de scorpions marins. Il ne leur manquait qu’un chef pour porter la guerre au cœur de Ténébreuse. Linn fut cet homme providentiel qu’ils appelaient de leurs vœux. Un an après son arrivée à Styx, mon frère a envahi Ténébreuse avec le dessein d’exterminer les habitants des glaciers. Les Djehals n’ont rien pu faire face à l’armée contrefaite et immonde des magiciens. Les survivants ont gagné le continent et se sont exilés dans les Marches de l’Est, d’où ils ne sont jamais revenus…
Ki était atterrée par ce que le roi Artéan lui avait dit, et plus encore par ce qu’il ne lui avait pas dit. Elle rassembla son courage pour lui poser la question qui lui brûlait les lèvres.
— Linn est le… Dénommeur ?
— Linn est cet être abject. J’ai contribué à faire de lui ce qu’il est aujourd’hui en ne le dénonçant pas à la mort de Klanis et je n’expierai ma faute que le jour où je l’aurai tué. Si la maladie m’en laisse le temps…
Ki eut l’impression qu’un froid mordant avait envahi l’air. Elle se sentait glacée jusqu’à la moelle des os. Léo Artéan semblait vidé de toute sa substance. Son regard d’ordinaire si vif était comme brouillé derrière des idées noires et pesantes. Ki observa ses mains pendantes, ses paupières entrefermées. « Par le Soleil, qu’est-ce qui lui prend ? Il n’a jamais réagi de cette manière. Où est sa force ? Il ne peut pas se permettre le luxe d’être faible ! »
— Regarde-moi, Léo ! Regarde-moi ! Nous allons étriller les armées des demi-hommes et tu arracheras le cœur de Linn de tes propres mains ! Tu te laveras dans son sang si tu le souhaites. Et si tu renonces avant la fin, c’est moi qui le ferai. Personne ne se mettra en travers de ma route ! Ni Dénommeur… ni maladie !
Elle avait mis dans le dernier mot tout le mépris possible et fut soulagée que le monarque revienne d’un bloc du fond de son apathie. La force était toujours présente, ankylosée mais prête à bondir. Les yeux vairons d’Artéan flambaient de colère autant que les siens.
— Je n’abandonnerai jamais ! rugit-il sourdement, mais je ne sais pas laquelle, de la mort ou de la victoire, viendra la première ! Regarde ma mort en face puisque tu n’y crois pas…
Il émit un rire croassant et retira d’un geste vif son masque en or. Le métal se détacha avec un bruit mouillé et libéra une vision de cauchemar. Ki en reçut un choc plus violent que d’apprendre que le frère de Léo Artéan était le Dénommeur. Le visage était atrocement rongé ; du nez et des oreilles ne subsistaient que des moignons de chair putréfiée. Entre les crevasses rougies et purulentes se devinaient les os du visage, les tendons, les dents, le cartilage. L’image terrifiante pénétra l’esprit de Ki comme une vrille métallique chauffée à blanc. La jeune fille réprima une nausée soudaine mais ne parvint pas à endiguer les larmes brûlantes qui jaillirent de ses yeux.
— Je suis désolée, je… ne voulais pas ça, bafouilla-t-elle en se levant précipitamment.
La chaise bascula. Elle la redressa maladroitement.
— Ki !
La jeune Passe-Mondes s’immobilisa, osant à peine fixer le visage ravagé. La voix du roi des Spartes avait retrouvé toute sa profondeur. Elle était douce et enveloppante.
— Excuse-moi de t’avoir montré ce que je suis devenu, mais je voulais que tu comprennes. Je vais mourir et je vais avoir besoin de toi, plus que tu ne l’avais imaginé… Nous reparlerons de ça. Pour le moment, il faut te reposer. Nous avons un long périple devant nous jusqu’à la Frontière de la Terre des Géants. Nous devons être prêts pour les épreuves qui nous attendent !
Elle hocha la tête en pinçant les lèvres de dépit.
— À demain, Léo.
Elle referma la porte de la cabine et marcha rapidement jusqu’au pont du navire. Elle jaillit dans la nuit comme un saumon hors de l’eau et se téléporta aussitôt au fond de la petite vallée humide où le Satalu avait jeté l’ancre. Elle éprouvait un besoin irrépressible de marcher dans la nuit pour apaiser la fièvre qui faisait bouillir son sang, mélange de honte, de peine et d’inquiétude. Au petit matin, elle ne dormait toujours pas.