Progressant à bride abattue au son du cliquetis des harnachements et du martellement des sabots, la légion montée du commandeur Valendar aurait semé la terreur dans le cœur de quiconque l’aurait aperçue. Mille Parfaits et deux mille auxiliaires étoilés chevauchaient des galopeurs à la robe tigrée, sanglés dans d’étincelantes cuirasses en acier et de blanches capes ornées d’étoiles. Suivait une cohorte de palefreniers, qui conduisaient les montures de réserve et les animaux de bât transportant le matériel et le ravitaillement.
Mais il n’y avait personne à terroriser à travers les Marches de Torth. Les territoires sauvages de l’est déroulaient à perte de vue leurs mornes étendues de bruyères et d’ajoncs semées d’énormes pierres crevassées. Les seuls témoins du passage de la légion étaient quelques oiseaux maussades, qui croassaient en tournoyant dans l’air froid. Le soleil rouge et rond sombrait derrière les ondulations sombres de l’ouest lorsque la troupe retrouva un tronçon pavé d’une route de l’ancien temps. Un grand nombre d’ouvrages en pierre éboulés et de remblais de terre surmontés de moignons informes couvraient le paysage alentour. De rares arbres présentaient des formes bizarres, tourmentées, leurs troncs terminés par des touffes de feuillage couleur de poussière. L’Empathe traqueur qui chevauchait aux côtés de Valendar leva la main et le commandeur ordonna à l’immense colonne de faire halte.
— L’armée que nous pourchassons a passé la nuit dans ces ruines, grinça l’homme difforme caché sous la mante. Ils sont repartis au matin, en direction du couchant…
— Connais-tu le nom de cette ville ? demanda distraitement Valendar.
— Les noms des cités disparues de l’ancien royaume de Saldea se sont perdus avec leurs habitants, répondit l’autre.
— Par le souffle des Incréés, cet endroit me glace, gronda le commandeur. C’est comme si quelqu’un, quelque part, nous observait. Un regard chargé de… colère… ou de peur.
— C’est exactement cela, affirma l’Empathe. Des massacres ignobles ont été perpétrés ici au temps du Grand Fléau. Des âmes perdues se rassemblent en ce moment autour de nous. Certaines nous appellent à l’aide, d’autres nous accusent d’arriver trop tard. Cet endroit est maudit pour l’éternité…
Le galopeur du commandeur agita la tête avec nervosité, comme s’il ressentait le poids des damnés peser sur sa croupe. Valendar flatta son encolure trempée de sueur et pinça les lèvres d’un air suspicieux.
— L’armée mystérieuse que nous cherchons à intercepter a véritablement cantonné ici ? s’étonna-t-il.
— Aussi surprenant que cela paraisse, ils ont choisi cet endroit sinistre pour passer la nuit. Les perturbations résiduelles de la vibration fossile indiquent clairement qu’ils ont séjourné un certain temps ici, au milieu des fantômes… Pour moi, ce choix surprenant est un indice de plus : les inconnus sont bien des suppôts du Ténébreux, qui cherchent à prendre à revers nos armées en surgissant de nulle part…
— Ils se déplacent quand même sacrément vite pour des hommes-scorpions, marmonna Valendar dans sa barbe.
Il se redressa sur sa selle pour dénouer une crampe dans le bas de ses reins. Un coup d’œil en arrière lui montra ses capitaines figés dans l’expectative, sous les bannières ondulant dans la brise vespérale.
— Que je brûle, nous tuerons nos galopeurs s’il le faut, mais nous les rattraperons avant qu’ils ne surprennent nos soldats engagés sur les rivages de la mer de Drak ! dit-il avec détermination.
Il leva puis abaissa la main en direction du disque rouge et lugubre disparaissant derrière l’horizon. La légion s’ébranla au trot puis passa au galop, tandis que la chaleur évanouissante du soleil se dissipait dans l’absence de vie des Marches de Torth. Ils jouèrent des éperons durant le premier tiers de la nuit, faisant une seule halte au bord d’un marigot pour abreuver les galopeurs et remplacer les montures les plus fatiguées. Les lunes Sang et Or projetaient leur aube factice sur le paysage désertique lorsque Valendar commanda enfin, à contrecœur, d’installer le bivouac. Parfaits et Étoilés se mirent à allumer des feux, à planter des piquets pour entraver les galopeurs, à panser les montures exténuées avec des bouchons d’herbe, à réchauffer de grandes marmites de ragoût de baies d’airelles et de chair de crapaud-bœuf, avec une économie d’effort résultant de plusieurs mois de chevauchée commune.
Le commandeur Valendar demeura éveillé bien après que la plupart de ses hommes se furent effondrés sous leurs couvertures. Son esprit ne cessait de ruminer : « Qui sont ces mystérieux guerriers dont l’arrivée avait été prédite par l’assemblée des Devins de Villevieille et que nous traquons depuis douze jours ? Des hommes-scorpions ? D’autres alliés du Ténébreux ? Quels sont leurs desseins ? Couper nos armées et celles du monde libre de leurs bases arrières ? À ce rythme, nous les aurons rattrapés dans deux ou trois jours. Pourrons-nous tenir un tel train suffisamment longtemps ? Il faut que nous les interceptions avant d’arriver aux portes de la forêt de la Pluie. Tout serait plus compliqué dans le bourbier de la plus impénétrable forêt d’Anaclasis… »
L’épuisement amena finalement le sommeil, troublé par des rêves inquiétants et interrompu peu avant l’aube par les guetteurs du dernier quart.
Pierric avala le dernier chou à la crème de sa troisième tournée de pièce montée, puis il repoussa son assiette avec un air comblé.
— C’est dingue, que tu ne pèses pas cent kilos, s’esclaffa Thomas.
— Je fais du sport, moi, Monsieur ! riposta joyeusement son ami.
— Tout ce qui fait plaisir ne fait pas de mal, gloussa Romuald, assis de l’autre côté de la table.
Honorine tempéra les propos de l’homme qu’elle avait épousé quelques heures plus tôt par une moue dubitative.
— Vous vous êtes régalés, les enfants ? demanda-t-elle à la cantonade.
Thomas et ses amis, placés à la table des mariés, répondirent sans équivoque, par des pouces levés ou des sourires repus. Le milliardaire Pierre Andremi, que la vieille dame avait invité pour le dessert en apprenant qu’il logeait à Grenoble avant de repartir à Anaclasis en compagnie des adolescents, s’approcha de la vieille dame.
— Le plateau des desserts valait le détour à lui tout seul, certifia-t-il avec chaleur. Quel dommage que le cuisinier n’ait pas pu donner quelques conseils à mon ex-femme. Peut-être serait-on encore mariés, à l’heure qu’il est.
— Il n’est jamais trop tard pour bien faire, sourit la jeune mariée aux soixante-dix printemps révolus.
— Hélas, dans son cas, si, se désola le milliardaire en prenant un air faussement affligé. C’est qu’elle n’a pas votre jeunesse, ma chère Honorine. Je n’ai pas eu le temps de vous le dire tout à l’heure, mais vous formez avec Romuald un couple magnifique de fraîcheur et d’élégance.
— Vous allez me faire rougir, Monsieur Andremi…
— Appelez-moi Pierre.
Thomas se dit qu’Andremi avait fichtrement raison. Honorine était à la fois la grand-mère idéale que chacun rêverait d’avoir mais aussi une très belle mariée. Toujours vive et souriante, avec des cheveux blancs et un visage d’ange aux yeux noisette pétillants, elle était vêtue d’une robe blanche très simple qui mettait en valeur sa silhouette gracile. Romuald était à son image. Le visage plus marqué par le passage du temps, il possédait une élégance d’un autre siècle mise en valeur par un costume rayé et un chapeau haut-de-forme dont il n’avait consenti à se défaire qu’au moment du dîner. Lucille, la sœur cadette d’Honorine, possédait la même grâce mâtinée de gentillesse que son aînée. Les autres invités de leur génération étaient, par contre, plus conformes aux stéréotypes, avec quelques vieilles dames aux cheveux permanentés plus bleus que blancs et de vieux messieurs dignes et voûtés, qui ressassaient d’un ton nostalgique des histoires datant d’une époque que ni Thomas ni ses amis n’avaient pu connaître.
Andremi était un OVNI dans ce paysage, et pas seulement en raison de sa passion dévorante pour les phénomènes volants non identifiés. Dans tout le restaurant du château d’Herbelon, il était la seule personne attablée à avoir plus de vingt ans et moins de soixante-dix. Mais il n’avait pas besoin de se démarquer par son âge pour attirer l’attention. Sa haute stature élancée, ses avant-bras musclés et sa personnalité à l’avenant imposaient naturellement le respect. Seuls sa grâce tranquille et ses vêtements de bonne coupe – chemise blanche Armani et blazer Louis Vuitton – pouvaient éventuellement laisser deviner son statut social privilégié ; pour le reste, sa simplicité naturelle et sa capacité à s’adapter à son auditoire le rendaient sympathique aux yeux de tous.
— Il y a un truc qui me chiffonne, chuchota Ela à l’intention de Thomas.
— Tu te demandes si ton Passe-Mondes de chevalier servant va être aussi long que Romuald à se déclarer ? plaisanta Pierric à voix basse.
— Tu écoutes les conversations privées, maintenant ? s’offusqua la jeune fille.
— Non, mais tu sais bien que tout ce que tu dis me fascine. Alors, je ne veux pas en rater une miette…
— Très drôle. Et puis, qui te dit qu’il ne s’est pas déjà déclaré, d’ailleurs ?
La jeune fille avait pris un air minaudier. Les sourcils de Pierric s’arrondirent et un éclair de malice traversa son regard.
— Oh ! oh ! Est-ce qu’il y aurait du scoop dans l’air ? Tu crois qu’on doit réserver la salle dès ce soir ?
Thomas clappa de la langue d’un air faussement agacé.
— Dis-moi ce qui te chiffonne au lieu d’écouter les bavardages de ce monsieur !
Ela eut un reniflement dédaigneux tempéré d’un sourire en coin.
— Voilà. Cette nuit a été riche en découvertes : tu as compris que le Dénommeur était ton frère jumeau et, de son côté, Pierric a appris que le Dénommeur précédent était le frère jumeau de Léo Artéan. On s’est tous demandés longuement ce matin si c’était le fruit du hasard, ou bien si les destins antagonistes du Dénommeur et du Nommeur ne pouvaient être partagés que par des jumeaux. Mais ce qui m’a traversé l’esprit à l’instant, c’est que si ce pouvoir est partagé par les membres d’une même fratrie à un moment donné de l’histoire, c’est peut-être qu’il est en réalité présent dans toute la lignée des Artéan et qu’il ne s’exprime qu’à un instant donné. Peut-être à chaque naissance de jumeaux ?
— Tu veux dire que Léo et Linn seraient mes ancêtres ? sourcilla Thomas.
— C’est plutôt futé comme idée, intervint de nouveau Pierric.
Cette fois, Ela ne songea pas à le rabrouer.
— Ça se tient, souffla Thomas. Une famille dont le destin serait d’incarner le Bien et le Mal à chaque naissance de jumeaux… Mais pourquoi cet éternel recommencement ?
— Ça, c’est brouillard et purée de pois, reconnut la jeune fille.
— Peut-être que les précédents n’ont tout simplement pas terminé le job, suggéra Pierric.
— Quel job ? demanda Thomas.
— La guerre entre le Bien et le Mal, pardi !
— Le Grand Fléau s’est terminé par la victoire du Bien sur le Mal, affirma Ela.
Son accès soudain de véhémence attira l’attention de quelques convives. Honorine souleva les sourcils en signe de questionnement. Thomas la rassura d’un clignement d’œil enjoué. Pierric attendit une minute avant de relancer le sujet.
— Léo a-t-il vaincu son frère ou l’a-t-il seulement renvoyé dans ses vingt-deux mètres à coups de pied dans les fesses ?
— L’histoire ne le dit pas, convint Ela.
— De toute façon, ce qui se raconte sur le Grand Fléau tient autant de la légende que de l’Histoire, si vous voulez mon avis, rajouta Thomas. Mais tu as peut-être raison, Pierric. La lutte du Bien et du Mal est peut-être destinée à s’arrêter lorsque quelque chose aura été réalisé par l’un des Nommeurs…
— Ou l’un des Dénommeurs, grimaça Pierric.
— Peut-être lorsque tous les noms d’Incréés auront été retrouvés ? avança Ela.
— Cela supposerait que Léo Artéan n’ait pas réussi à les retrouver tous, réfléchit Thomas à voix haute. Ce qui est bien possible. Peut-être qu’il n’existait pas de moyens de voyager dans le temps, à son époque, auquel cas il n’aurait pas pu accéder aux Frontières disparues…
— Je pense qu’Ela a mis le doigt sur le nœud du problème, affirma Pierric. Tout tourne autour de ces sacrées Frontières… Il faut vite trouver les suivantes pour voir si l’eau des rivières se change subitement en miel et si des fanfares célestes se mettent à nous arroser de musiques sucrées…
Un grand sourire réjoui dessina un croissant de lune sur ses lèvres.
— On a encore du pain sur la planche, les enfants, soupira Thomas. Parce que, même en admettant que je sois l’heureux descendant d’une tripotée d’Artéan, on est loin d’avoir toutes les cartes en main. Et surtout, toutes nos hypothèses ne répondent pas à la principale question : qu’est-ce qui fait que ma famille ait signé un contrat à vie pour le premier rôle dans La Guerre des Mondes ? À chaque réponse une nouvelle question…
— Un clou chasse l’autre, quelle que soit la pourriture de la planche, marmotta Ela. Chut, je crois que ta grand-mère va prendre la parole !
La vieille dame s’était levée, sous les applaudissements de l’assistance. Ses joues étaient roses d’émotion, son sourire radieux.
— Je ne suis pas bien forte pour faire des discours, commença-t-elle d’une voix un peu tremblante. Alors, je vais faire aussi bref que possible.
Elle prit une grande goulée d’air et se lança.
— Je tenais à dire trois mercis. Merci à vous tous, pour commencer, qui me connaissez bien et dont l’affection indéfectible et la joie de vivre a illuminé mon existence, même aux plus mauvais jours…
Elle leva la main et l’agita, comme pour suggérer qu’ils étaient loin derrière à présent.
— Merci ensuite à mon petit-fils, dont la musique barbare et les jeans tombant sur les fesses n’ont toujours pas fini de me surprendre, mais qui est et demeurera le premier grand cadeau que m’ait fait la vie.
Quelques rires fusèrent. Le regard ému de la vieille dame croisa celui de l’adolescent, qui sourit en espérant que les larmes s’accumulant derrière ses paupières auraient la bonne idée d’y rester. Honorine tourna le regard vers Romuald, qui se tortillait dans le col amidonné de sa chemise.
— Merci enfin à l’amour imprévu, inespéré, qui a frappé un beau jour à mes volets pour me signaler que mon chien venait de sauter par-dessus ma palissade et qui m’a aidée depuis à le rattraper de nombreuses fois. Merci pour ses délicates attentions de tous les jours, merci pour ses discours passionnés sur l’astronomie et les lois de l’univers sur lesquelles je persiste à ne rien comprendre (de nouveaux rires). Merci enfin, d’offrir à une vieille dame une seconde jeunesse, bien plus belle que la précédente…
Romuald baissa pudiquement la tête pour cacher la larme qui avait roulé sur sa joue, tandis qu’un flot nourri d’acclamations résonnait dans la salle de restaurant. Honorine prit la main de son époux et l’entraîna au centre de l’espace dégagé faisant office de piste de danse. Les premiers accents d’une valse se déversèrent de deux enceintes habilement dissimulées au milieu de plantes vertes et les jeunes époux ouvrirent le bal.
La première chose que les sept adolescents et Pierre Andremi firent le jour suivant en rentrant à Anaclasis fut d’enfourcher les galopeurs que le père d’Ela entretenait au débarcadère de Tilé et de faire la course sur les rives du lac du Milieu. Les rires et les « yaouh, yippie, yaouh » retentissants en disaient long sur la joie de chacun. Ela et Duinhaïn faisaient littéralement corps avec leurs montures. Même Bouzin s’en tirait plutôt bien, lui qui avait eu tant de mal à suivre ses amis au moment de la fuite de Ruchéa. Le milliardaire n’était pas en reste. Il poussait sa monture en souriant comme un gosse. Sa position parfaite sur le dos de la licorne révélait une longue expérience de l’équitation.
Thomas avait accédé sans la moindre réticence à la demande du PDG d’Andremi Corporation de prolonger son séjour à Dardéa. Plus il apprenait à connaître l’homme d’affaires et plus il était agréablement surpris. Ce dernier avait dit souhaiter parfaire sa connaissance des Animavilles mais également échapper pour un temps à la cloche de Wall Street et aux discussions austères des conseils d’administration. Il avait avoué avoir songé plusieurs fois ces dernières années à faire une retraite dans un monastère tibétain, pour s’éloigner temporairement de ce monde bétonné dominé par l’argent, où les glaciers et la biodiversité disparaissaient à un rythme effréné et où la pensée unique occidentale s’affrontait à des groupuscules fanatiques assassinant au nom d’une volonté divine imaginaire. Sa découverte d’Anaclasis avait soudain donné corps à ses projets d’évasion et il avait annoncé à ses collaborateurs qu’il se mettait au vert pour un certain temps.
Thomas, de son côté, savourait toujours avec le même bonheur le plaisir de retrouver l’atmosphère riche et enivrante, presque capiteuse, de ce monde épargné par l’industrialisation. Il n’avait pas suffisamment de poumons pour la respirer, pour la humer à s’en donner le vertige. Des étincelles de plaisir lui couraient sur tout le corps ; l’impétuosité de son sang faisait sonner son cœur comme un carillon. Il franchissait des ruisseaux et des buissons sur le dos musculeux de sa monture avec l’impression d’être léger comme une bulle de savon, de renaître dans l’ivresse de cette course effrénée, d’être capable de toucher de la main l’anneau d’astéroïdes barrant le ciel.
Les cavaliers finirent par faire une pause dans la conque abritée d’une anse du grand lac. Pantelants et trempés de sueur, ils se laissèrent choir au milieu des fleurs chantantes que Thomas avait découvertes en compagnie d’Ela quelques mois plus tôt. Ils sortirent les provisions qu’Honorine avait préparées à leur intention et improvisèrent un joyeux pique-nique sur l’herbe. Le soleil des premiers jours de l’automne anaclasien promenait des baies de lumière sur le paysage, remodelées sans arrêt par une flotte en marche de petits cumulus joufflus, qui mettaient Pierric dans d’excellentes dispositions. De grandes libellules aux cocasses moustaches pendantes venaient observer les intrus assis au bord de l’eau, tandis que des passereaux facétieux pirouettaient au-dessus de leurs têtes. Son sandwich aux légumes avalé, Ela s’allongea sur le dos, les bras en croix. Thomas resta un moment à la contempler, un brin d’herbe coincé entre les dents. La brise venue du lac faisait frissonner la longue chevelure de l’adolescente et portait l’odeur de sa peau aux narines du garçon. Il se sentait troublé.
— À quoi penses-tu ? demanda-t-il pour tenter d’oublier ses pensées vagabondes.
— À mon dos, sourit-elle. J’ai dormi cette nuit calée sur un énorme oreiller en plumes et je me suis réveillée avec une douleur dans le haut des reins. La chevauchée n’a pas arrangé les choses.
— Ce n’est pas bon de vieillir, la brocarda le garçon.
Une idée soudaine germa dans son esprit.
— Tu veux que je t’en débarrasse ?
Elle le regarda sans comprendre. Il s’expliqua.
— Je t’ai dit que ma tante m’a appris à maîtriser la biokinésie, le pouvoir du nom de l’Incréé découvert à Avalom, qui donne aux Guérisseurs leurs facultés réparatrices…
Ela acquiesça en fronçant les sourcils. Elle se redressa sur les coudes.
— Tu as déjà eu l’occasion de t’entraîner pour de bon ? s’inquiéta-t-elle.
— J’ai eu quelques ratés, mais je n’ai tué personne, assura Thomas d’un air réjoui. Je dois être en mesure de te débarrasser d’un simple mal de dos !
— Je ne suis qu’à moitié rassurée, mais je veux bien jouer au cobaye…
— OK, ça ne va pas être long !
Le garçon évoqua mentalement le nom de l’Incréé découvert sur le Mont Saint-Michel et vit l’image d’Ela se brouiller, remplacée pour lui seul par une forme spectrale emplie d’une brume dorée. La silhouette de l’adolescente vacillait et ondulait ; des lignes plus claires, entrelacées, striaient la lumière blonde. « Cherche les zones plus sombres », lui avait conseillé Dune Bard. « C’est là que se loge le mal-être. Si tu parviens à remonter le niveau vibratoire d’une tache sombre jusqu’à la fondre dans la clarté ambiante, le tour est joué ! »
Une auréole plus sombre occupait l’espace situé entre les omoplates de l’adolescente. Thomas savait qu’il n’était pas aussi simple de modifier de façon durable le degré de vibration d’une partie du corps que d’élever d’un coup le niveau de l’ensemble. Il s’attacha à gommer la partie sombre par petites touches, ranimant la lumière là où elle s’était estompée, fibre après fibre, en lançant des centaines de micro-décharges d’énergie. L’opération dura moins d’une minute. Lorsque Thomas fit de nouveau face à l’image visible de son amie, Ela ouvrait de grands yeux.
— C’est comme si la douleur n’avait jamais existé, commenta-t-elle d’une voix émerveillée. Tu as des talents exceptionnels, Thomas.
Elle eut un petit rire.
— Avec ça, tu pourrais faire danser un vieillard rhumatisant toute une nuit !
— Pense à ouvrir un cabinet de rebouteux, ironisa Pierric.
— C’est bien ce que je compte faire, affirma le garçon, pince-sans-rire. Mais chaque chose en son temps. D’abord, il faut commencer par sauver le monde, puis repeindre la clôture du jardin d’Honorine. On n’arrive à rien sans une bonne gestion des priorités !
— En parlant de ça, qu’est-ce que tu comptes faire, à présent ? demanda Andremi. Tu sais quelle Frontière rechercher ?
La gorge de Thomas se serra.
— Deux d’entre elles sont pour le moment inaccessibles, soupira l’adolescent. Celle qui s’est évaporée en mer Noire il y a 7 500 ans et celle de l’île de Ténébreuse. Deux restent à notre portée. Une en Roumanie et l’autre à Ayers Rock, en Australie. Celle de Roumanie sera facilement accessible par Anaclasis mais celle d’Australie nécessitera de repasser par le Reflet pour y prendre un avion.
— C’est également ce que je m’étais dit, approuva Andremi. Il faut que tu saches que, si tu le souhaites, je peux vous emmener en Australie d’un coup de jet privé et, surtout, vous introduire auprès de l’un de mes amis d’enfance, Henrique Serrao, qui mène actuellement une campagne de fouilles autour d’une grotte aborigène d’Uluru.
— Uluru ?
— C’est le nom donné par les Aborigènes au rocher sacré d’Ayers Rock. Je ne sais pas où se trouve la Frontière, mais Henrique connaît la région comme sa poche ; cela pourrait s’avérer utile.
Thomas hocha franchement la tête.
— L’Australie en jet privé, plutôt deux fois qu’une ! Merci pour la proposition, Monsieur Andremi.
Le milliardaire roula des yeux faussement furibonds.
— La proposition ne tient que si toi et tes amis cessez de me donner à tout bout de champ du Monsieur et que vous acceptiez enfin de m’appeler par mon prénom ! Ça… roule pour toi ?
— Ça roule pour moi… Pierre !
Ils empruntèrent la navette journalière qui reliait les débarcadères à Dardéa pour rejoindre l’Animaville. Ils n’avaient pas franchi Porte-Ronde depuis plus de cinq minutes, et traînaient encore au milieu des étals du marché, lorsqu’une troupe de Défenseurs s’approcha d’eux. Melnas était à leur tête, toujours aussi séduisant, sanglé dans son pectoral de cuir pourpre et drapé dans la cape bleu électrique des forces de sécurité dardéennes.
— Bonjour à tous, lança-t-il avec un sourire avenant.
Les adolescents lui rendirent joyeusement son salut.
— Laisse-moi deviner ce qui t’amène, railla Thomas. Dardéa est impatiente de me voir !
Le visage du maître Défenseur s’illumina.
— Elle veut certainement t’annoncer que tu changes de section à l’école, en passant de la classe des Passe-Mondes à celle des Devins, plaisanta-t-il.
— Et moi qui me voyais déjà en train d’infuser au fond de ma baignoire en sirotant un jus de sapin, soupira le garçon.
— C’est un boulot à temps plein, sauveur de l’Univers, ajouta malicieusement Pierric.
— Je dis à Smiley qu’il peut disposer de la baignoire ? pouffa Palleas.
— Bon… si c’est tout le réconfort que vous m’offrez, je file retrouver cette chère Dardéa, bouda Thomas.
— P-passe-lui le bonjour de notre p-p-part, lança Bouzin, d’un ton si neutre qu’il était impossible de savoir s’il plaisantait ou non.
— N’oublie pas que cette chère Dardéa entend et voit tout, intervint Duinhaïn. Tu peux lui faire tes commissions en direct !
— On se retrouve tous en fin de journée au Pois Chanteur ? suggéra Ela.
— OK pour moi, lâcha Thomas. Bon, là, je dois vous abandonner : j’ai laissé mon Animaville garée en double file ! À tout à l’heure !
Le rire de Tenna l’accompagna durant son court voyage à travers la vibration fossile. Le garçon se retrouva dans l’habituelle clarté neigeuse du campanile, au sommet de l’aiguille translucide dominant le palais. Il ferma les yeux et fut assailli par un tourbillon d’images montant de la cité, aussi insaisissables que des étoiles filantes.
— Bonjour, Dardéa, lança Thomas avec décontraction.
— Bonjour, Thomas, lui répondit la voix d’hôtesse de l’air de l’Animaville. Je suis rassurée que tu te soucies de me garer plus convenablement.
L’adolescent émit un rire étouffé.
— Je ne vais pas te retenir bien longtemps, le rassura-t-elle. Je sais que tu es épuisé et impatient de retrouver ton petit protégé, Smiley. Je t’ai convié pour te parler de la décision que mes semblables ont prise durant ton absence.
Thomas sentit les battements de son cœur s’accélérer.
— Nous allons nous engager aux côtés de la coalition qui se dessine aujourd’hui sous l’impulsion du roi Jadawin de Villevieille, déclara Dardéa d’une voix égale. Notre actuelle neutralité n’est de toute façon bientôt plus tenable. À l’est, Eolia est désormais en première ligne depuis que les cités-États de la péninsule de Kharold sont tombées. Des contingents d’hommes-scorpions auraient déjà traversé la baie de la Morsure pour établir des têtes de pont sur le continent, de part et d’autre de notre sœur du Nord. À l’ouest, la situation n’est guère plus brillante pour Aevalia : l’île de Mehrangarh a été prise, celle de Caralain est harcelée de toutes parts. Bientôt, les forces du Ténébreux seront prêtes là aussi à fondre sur le continent. Aevalia sera la première sur leur route. Sa situation est d’autant plus préoccupante que, plus au sud, les troupes biomécaniques de Colossea s’activent pour couper Aevalia du reste du continent.
Pendant un instant, la respiration de Thomas resta suspendue. « Les choses vont donc si mal… »
— La bonne nouvelle, reprit Dardéa, c’est que la résistance s’organise. Les Parfaits ne cessent de lever des légions d’Étoilés à travers tout Anaclasis et plusieurs cités ont dépêché des troupes pour renforcer les villes du Nord les plus exposées. L’armée d’Elwander se serait également mise en route, peut-être pour attaquer Colossea. Les nouvelles qui nous parviennent sont rares et parfois contradictoires. Le transport du courrier est interrompu depuis que la Guilde des Marchands s’est ralliée à Ténébreuse et la circulation des messagers Passe-Mondes à travers la vibration fossile est totalement interrompue par les Effaceurs d’ombre autour des zones de combat.
— Pourquoi ne pas utiliser les services de télépathes rédactifs pour acheminer les nouvelles ? s’étonna l’adolescent.
— Les Effaceurs ont trouvé un moyen de parasiter la circulation des pensées à travers la vibration fossile. Le réseau Tahn est impraticable pour le transfert de pensées à longue distance…
— Alors, il faut remettre en fonction les anciennes tours des Tambours, répliqua Thomas. Ela m’a expliqué qu’elles permettaient autrefois de transporter les messages à travers tout Anaclasis.
Dardéa resta silencieuse quelques secondes, visiblement surprise par la proposition.
— Ton idée est excellente, Thomas, finit-elle par dire.
Sa voix suave était empreinte d’enthousiasme.
— Pour être tout à fait honnête, je n’y avais pas songé, avoua-t-elle. Il suffirait de former en urgence des batteurs de tambours et d’effectuer des réparations de fortune sur les tours les plus abîmées, pour disposer à nouveau d’un système de communication digne de ce nom… C’est une proposition à évoquer au conseil de Perce-Nuage !
— Quel conseil ? releva Thomas avec vivacité.
Le rire cristallin de l’Animaville cascada autour du garçon.
— La fougue de la jeunesse est un baume rafraîchissant pour mes vieilles oreilles, assura-t-elle avec bonne humeur. J’allais t’expliquer ensuite la mission qu’Iriann et moi souhaitions te confier.
Thomas hocha la tête en fronçant les sourcils.
— Dans le contexte troublé que je t’ai évoqué, poursuivit Dardéa, la reine des Mères Dénessérites organise dans sa ville de Perce-Nuage une rencontre entre les représentants des principaux royaumes d’Anaclasis. Je pense qu’elle souhaite relayer la démarche du roi de Villevieille et donner à sa coalition le maximum de chances de succès. Elle doit aussi avoir des raisons personnelles pour organiser une telle rencontre : les Mères Dénessérites sont réputées pour leur goût de l’intrigue…
L’adolescent ouvrit la bouche mais l’Animaville ne lui laissa pas le temps de s’exprimer.
— Tu veux savoir qui sont les Mères Dénessérites, j’imagine ? demanda-t-elle d’un ton enjoué.
Il émit un son d’assentiment.
— L’ordre des Mères Dénessérites regroupe des magiciennes aux pouvoirs de divination très étendus, expliqua Dardéa. Elles ont longtemps conseillé toutes les grandes cours d’Anaclasis avant de se replier sur elles-mêmes, dans leurs nids d’aigle des monts Pélimère. Aujourd’hui, leur influence sur la politique du monde est devenue quasiment inexistante mais elles conservent suffisamment de prestige pour que la plupart des monarques leur prêtent encore une oreille attentive. Iriann Daeron et moi-même souhaitons que tu assistes à ce conseil exceptionnel… et que tu leur apprennes que tu es le nouveau Nommeur !
Thomas avait sursauté.
— Mais cela fait des mois que vous me dites d’être muet comme une carpe, protesta-t-il.
— C’était pour te protéger de tes ennemis, argumenta l’Animaville d’une voix chaude et vibrante. À présent qu’ils savent qui tu es et même où tu vis – souviens-toi de l’homme-chat qui te guettait dans la fête foraine de la Coupole –, tu vas avoir besoin d’une protection accrue. Et certainement besoin d’aide pour la recherche des quatre Frontières restantes.
L’effarement plein de méfiance qui s’était emparé de Thomas se dissipa en partie.
— Ça se défend, admit-il du bout des lèvres.
Se voir une fois de plus mis au pied du mur avait cependant douché sa bonne humeur.
— Quand a lieu ce conseil ? grinça-t-il.
— Dans cinq jours. Perce-Nuage est à trois jours de galopeur, à l’ouest de la Corne de Selidor. Ta tante Dune Bard t’accompagnera, pour garder un œil sur les Mères Dénessérites. Iriann Daeron a été choisi pour représenter les Guides et les Animavilles. Qu’en penses-tu ?
Les yeux du garçon se plissèrent. Sa décision était déjà prise, mais il conserva un air buté de longues secondes pour le seul plaisir de faire mariner Dardéa.
— Je ferai ce que vous attendez de moi, concéda-t-il finalement. Et mes amis seront également du voyage.
Son ton trahissait la ferme intention de ne pas céder.
— Leurs parents et leurs professeurs risquent de voir d’un mauvais œil qu’ils soient de nouveau soustraits à leurs cours, risqua l’Animaville.
— Ils n’ont séché que quelques jours pour m’accompagner dans le Reflet et, de toute façon, les vacances de la Lune Rousse débutent dans quatre jours. Le destin d’Anaclasis justifie bien quelques aménagements du calendrier scolaire, je suppose ?
Dardéa digéra cette réflexion. Puis sa voix éternellement douce emplit de nouveau le campanile.
— Tes amis t’accompagneront, s’ils le souhaitent. Après tout, cela ne t’a pas si mal réussi, les fois précédentes. Bonne fin de journée, Thomas.
— À bientôt, Dardéa.
Le garçon glissa dans la vibration fossile et se retrouva dans son appartement du palais. Un couinement l’avertit et il se retourna juste à temps pour recevoir dans les bras Smiley, trépignant de joie.