Une longue colonne de galopeurs déjà sellés s’alignait sur le quai du débarcadère de la Dent de l’Aigle.
En quittant le transport à voile immergée qui leur avait permis de traverser le lac du Milieu, les membres de la délégation de Dardéa avaient le regard fixé sur l’immense sommet en forme de molaire qui dominait le massif de Cayren. La montagne semblait osciller comme l’air chaud au-dessus d’un feu, disparaissant presque sous une nuée d’oiseaux criards aux ailes argentées.
— Ce sont des aigles-pêcheurs, expliqua Ela à Thomas. Ils nichent par milliers dans les falaises et paradent des jours entiers autour des nids pendant la saison des amours.
— Quel vacarme assourdissant, grimaça le garçon en suivant du regard l’un des oiseaux qui tournoyait au-dessus de leurs têtes.
— Ce n’est pas la saison des amours mais déjà celle des scènes de ménage, plaisanta Palleas. Ils piaillent plus que des commères sur le marché.
— Ouaip, m’étonnerait pas de voir quelques assiettes voler d’ici peu, renchérit Pierric.
— Je me demande qui, des aigles ou de vous, jacasse le plus, sourit le maître Défenseur Melnas. Vous n’avez pas cessé de bavarder de toute la traversée. Avec vous, impossible d’achever sa nuit.
— C’est ça, de traîner toute la nuit rue Boisansoif, railla Ela. Après, tu as la tête comme une calebasse et tu ne supportes plus la conversation de personne !
— Et en plus, il y en a toujours une pour te clouer le bec, se désola Melnas. Le voyage vers Perce-Nuage promet d’être épuisant ! Allez, je vais me choisir un galopeur pour me reposer les oreilles…
Les adolescents emboîtèrent le pas au maître Défenseur, avec des mines réjouies. La délégation de Dardéa était composée de vingt-cinq personnes : Iriann Daeron, père d’Ela, le maître Devin Zarth Kahn, déplaisant à souhait mais fin négociateur, Melnas, accompagné d’une dizaine de ses Défenseurs, quelques employés du palais chargés de l’intendance et, enfin, Thomas et ses amis : Ela, Tenna, Pierric, Palleas, Duinhaïn, Bouzin et même Pierre Andremi, qui avait insisté pour accompagner les adolescents. Thomas lui avait offert le répéteur doté du sort de compréhension utilisé à Avalom, afin qu’il ne soit pas isolé par la barrière de la langue. Tous allaient rejoindre la délégation de la ville d’Épicéane un peu plus loin et chevaucher en leur compagnie jusqu’à la ville de Perce-Nuage.
La matinée s’annonçait belle, l’air était vif, le ciel lumineux. Le temps était si clair que Thomas avait l’impression de pouvoir toucher du bout des doigts les sommets des Hauts Blancs, saupoudrés des premières neiges. L’humeur générale était excellente, chacun semblant avoir oublié pour un temps la guerre qui faisait rage à l’autre bout du continent.
Après avoir rempli les fontes avec les provisions de bouche, réglé la position de quelques étriers et réparti les bagages sur les galopeurs de bât, les cavaliers s’engagèrent dans la prairie inondée de soleil qui dévalait des hauteurs de Cayren. Lorsque la Dent de l’Aigle et ses milliers d’oiseaux se furent estompés dans le lointain, ils s’engagèrent dans une nouvelle vallée, occupée par l’un des nombreux bras du lac. Thomas savait que, dans son monde d’origine, s’élevait à cet endroit la ville de Chambéry. Le cortège chevaucha une bonne heure sur une étroite bande de terre coincée entre une crête abrupte et une roselière dissimulant le rivage. La montagne s’abaissa progressivement et ils atteignirent finalement l’extrémité du lac. La délégation d’Épicéane les attendait au pied d’une tour des Tambours en partie éboulée.
Des guerriers cuirassés, une quinzaine au total, en armures à lames de bois et casques coniques à cimier, chevauchaient de lourds galopeurs à poil laineux. Le seul homme nu-tête parmi eux était le prince Fars, facilement reconnaissable à sa barbe frisée teinte en doré. Dune Bard était l’unique femme, drapée dans un manteau parme sur lequel cascadait sa longue chevelure blanche.
Fars et Iriann Daeron se saluèrent en portant à leur épaule le poing serré. Dune Bard approcha de Thomas et de ses compagnons avec un air surpris.
— Je ne pensais pas que vous seriez tous du voyage, dit-elle après leur avoir adressé un mot de bienvenue.
— J’ai un peu forcé la main à Iriann et Dardéa pour que mes amis m’accompagnent, expliqua Thomas. C’est avec eux que j’ai commencé cette aventure ; c’est avec eux que je la poursuivrai !
— Je reconnais bien là l’esprit buté de ta mère, sourit l’incantatrice. Mais je suis ravie que vous soyez tous de la partie. Cela m’évitera de devoir supporter des conversations de soldats durant tout le trajet.
Dune Bard adressa un regard entendu à Ela et Tenna, qui lui répondirent par des moues complices. Le prince Fars salua à son tour les adolescents, puis les deux groupes se mêlèrent pour prendre la direction du nord. La troupe s’engagea dans une passe encaissée qui la mena au bord d’un fleuve appelé Maramure – le Rhône, supposa Thomas. Il traversait un paysage de terres plissées où une bise aigre couchait les hautes herbes. La région était beaucoup plus rude et aride que les vallées autour du lac du Milieu. Toutefois, le moutonnement ininterrompu des prairies permit à la troupe de progresser à bonne allure au cours des heures suivantes. Le vent, qui faisait claquer les vêtements des cavaliers comme des voiles de navire, était étonnamment froid pour la saison. Ela et Tenna avaient enfilé des manteaux d’hiver, mais aucun vêtement ne semblait pouvoir protéger longtemps de ses sautes d’humeur pénétrantes.
Une nouvelle chaîne de hautes terres se dressait devant les voyageurs lorsqu’ils s’engagèrent dans un bourg au nom évocateur de Crêt-du-Bac, installé sur une colline isolée qui dominait un rétrécissement du fleuve Maramure. Les maisons aux façades pimpantes – ocre avec des volets verts – étaient dominées par des toitures pentues couvertes d’une herbe rase. Elles se groupaient à l’abri d’un rempart de faible hauteur, doublé à l’extérieur d’un fossé rempli d’eau communiquant avec le fleuve. Les cavaliers traversèrent au pas les ruelles pavées où régnait une joyeuse animation de petite ville prospère et sans histoires. Les habitants qu’ils croisaient semblaient surpris par l’importance de la troupe et son caractère hétéroclite, mais certainement pas par la présence d’étrangers dans leur ville. Crêt-du-Bac tirait sa richesse du transport des voyageurs et des marchandises sur le bac communal asujetti à un solide câble qui reliait les deux rives du Maramure.
L’embarcation était suffisamment vaste pour emporter la troupe entière en une seule traversée. Une fois tout le monde embarqué, une dizaine de passeurs tirèrent sur l’énorme cordage tendu au-dessus des flots afin de déhaler la lourde barge du rivage. Le courant saisit le bac au moment où il quitta la petite anse occupée par le quai d’appontage, l’entraînant vers l’aval et obligeant les passeurs à arpenter le pont sur un rythme plus soutenu.
— Les prix de la traversée ont presque doublé en un an, ronchonna l’économe de Dardéa à l’intention d’Iriann Daeron.
— Ils profitent de leur situation de monopole, reconnut le Guide de Dardéa. C’est cela ou perdre deux jours pour aller et revenir du gué de la Cluse.
L’économe maugréa dans sa barbe une appréciation inintelligible.
— Cette traversée me rappelle notre voyage à travers les monts Vazkor, déclara Ela, une expression pensive peinte sur le visage.
— Le fameux col du Bac et son lac lugubre, grimaça Tenna. Je n’ai jamais été aussi fatiguée de ma vie que durant cette diabolique ascension…
— On a eu drôlement chaud aux fesses, ce jour-là, renchérit Thomas. Avec toute une meute de malabars passablement énervés accrochés à nos basques.
— C’est p-p-plus calme cette fois, sourit Bouzin. Il y a du p-p-progrès.
— Je me demande s’il y a vraiment du progrès, souffla Pierric d’un ton anormalement rauque.
Duinhaïn souleva un sourcil.
— Comment peux-tu douter qu’il y ait du progrès ? demanda l’Elwil.
Pierric ne répondit pas. Il fouillait du regard la rive d’en face et ses yeux semblaient discerner quelque chose de visible par lui seul. Non, d’ailleurs, ce n’était pas la rive d’en face qu’il contemplait, mais les cumulus qui dominaient la chaîne de montagne fermant l’horizon. Thomas reprit à son compte la question de Duinhaïn.
— Comment peux-tu douter qu’il y ait du progrès ?
— Quelque chose… nous attend là-bas, je le sens.
Toute trace de malice avait disparu de son visage habituellement enjoué. Ses lèvres serrées clamaient qu’il ne s’expliquerait pas davantage. Ela le dévisagea avec nervosité, avant de décocher un regard aigu en direction de Thomas. Le garçon lui adressa un sourire qui se voulait rassurant. Plus personne ne pipa mot de toute la traversée. Le bac heurta la rive droite avec un choc sourd de son robuste bordage contre le ponton. Les adolescents débarquèrent en silence, ressassant sombrement l’intuition de Pierric. Tout le monde se remit en selle et la troupe remonta la berge à la suite d’Iriann Daeron et du prince Fars. Dune Bard parut deviner le malaise qui s’était emparé de son neveu et de ses amis. Elle tira sur ses rênes pour se retrouver à la hauteur de Thomas.
— La préoccupation plisse ton front, mon garçon. Tu veux m’en parler ?
L’adolescent regarda l’incantatrice et la sourde appréhension reflua devant la calme assurance du visage parcheminé. Il haussa les épaules.
— Pierric vient d’avoir une vision. Il est inquiet de ce qui nous attend là-bas.
Il avait donné un coup de menton en direction des hautes terres crêtées de neige où devait se dissimuler Perce-Nuage. Dune Bard le considéra en silence puis une flamme ironique traversa son regard.
— Je ne mets pas en doute les visions de ton ami prédicteur. Mais de quoi es-tu surpris ? Que des difficultés continuent à s’accumuler devant toi ? Que de grandes épreuves t’attendent d’ici à la fin de la guerre ? Que la vie n’est jamais simple pour un Nommeur ? Allons, il n’y a rien de très surprenant à tout cela. Ma seule inquiétude à moi serait que tu courbes l’échine devant l’adversité, que tu abandonnes la lutte. Voilà quelle serait ma crainte. Tout le reste, nous saurons le gérer en temps utile, crois-moi !
L’amour-propre du garçon lança une pique dans sa moelle épinière.
— Je ne courberai jamais l’échine ! gronda-t-il sourdement. Plutôt mourir que de céder devant le monstre qui me sert de jumeau.
— À la bonne heure, mon garçon ! C’est ainsi que je t’aime : pugnace et combatif. Mais ne t’inquiète pas, je sais que de réels dangers nous guettent dans ces montagnes…
Elle éperonna sa monture pour la lancer en avant.
— … et je ne baisse pas ma garde !
Ils cheminèrent tout l’après-midi à travers une chaîne onduleuse de collines basses, jusqu’à apercevoir dans le lointain la lame brillante d’un lac immense. Les Anaclasiens appelaient cette étendue d’eau la Corne de Selidor : Thomas comprit qu’il s’agissait du lac Léman. Les cavaliers obliquèrent alors vers l’est, abandonnant progressivement les prairies herbeuses pour escalader les premiers contreforts boisés des monts Pélimère. Pour la première fois depuis qu’ils avaient traversé le Maramure, ils trouvèrent un chemin nettement marqué. Ils ne le quittèrent plus de la journée. Le soir venu, la compagnie établit son campement dans une vallée boisée où un torrent peu profond se précipitait contre des rocs émoussés. Le vent s’étant renforcé notablement avec la chute du crépuscule, de grandes tentes circulaires furent montées en un temps record et le souper expédié à la hâte. Les voyageurs ne tardèrent pas à se replier frileusement à l’abri des pavillons de toile.
Seuls Thomas, Duinhaïn et Andremi bravèrent la bise pour marcher un moment le long des rapides. La vallée prenait des couleurs d’encre sous la clarté couchante, partagée en deux par le trait d’écume des eaux bouillonnantes. L’homme et les adolescents suivirent silencieusement le torrent, luttant contre la bise qui soufflait en rafales en provenance des glaciers couvrant les plus hauts sommets. Il faisait froid, mais Thomas avait du plaisir à sentir cet air polaire caresser son visage. Il semblait plein de mystères, riche et pur, comme arraché aux premiers temps du monde. Il incitait à la liberté et à la sérénité. Lorsque les dernières lueurs rousses du ciel virèrent au bleu charbonneux, le chant des oiseaux s’assoupit à son tour.
— Si la promenade digestive a suffisamment duré pour vous, on va peut-être rentrer ? suggéra le milliardaire en remontant le col de sa parka. Je n’ai pas particulièrement envie de passer la nuit à la belle étoile… aussi belle soit-elle !
— Moi non plus, sourit Thomas. Revenons sur nos pas tant qu’on y voit quelque chose.
— Je vous aurais guidés, assura Duinhaïn. Ma vision est plus adaptée à la lueur des étoiles qu’à la lumière du soleil, trop éblouissante à mon goût.
— Je te crois sur parole, mais j’ai le nez et les oreilles qui ne vont pas tarder à geler, grimaça Thomas.
Ils repartirent d’un pas alerte en direction du campement. Soudain, le jeune Elwil stoppa et se courba vers le sol.
— Qu’as-tu trouvé ? demanda Andremi.
— Des traces de fers de galopeur, marmonna Duinhaïn. Plusieurs montures ont piétiné ici. Regardez… Ça ne remonte pas à plus d’une journée ; quelques heures, tout au plus.
Thomas balaya la vallée d’un regard perplexe.
— On voit la lueur de nos feux en bas… Tu crois que les cavaliers sont restés ici à nous observer, pendant que nous montions les tentes ?
— C’est possible...
— Ils étaient nombreux ?
— Deux ou trois… là où nous nous tenons. Mais peut-être que d’autres étaient plus loin, sous les arbres où la terre est trop caillouteuse pour trahir la moindre empreinte…
— Je vais sonder les alentours, annonça Thomas, gagné par l’inquiétude.
Il invoqua le nom de l’Incréé découvert à Hyksos et projeta son esprit à travers la vallée, cherchant à repérer d’éventuelles pensées étrangères. Il fut rapidement rassuré. Les seules émissions de pensées supérieures étaient celles de leurs compagnons de route, restés au campement.
— Il n’y a plus que nous, affirma le garçon.
— Sauf s’ils disposent de protecteurs de pensées, le contredit Duinhaïn.
— Tu as raison, se rembrunit Thomas.
— Retournons au bivouac sans perdre un instant, ordonna Andremi. Passons par les bois : ici, nous sommes visibles comme le nez au milieu de la figure.
— Suivez-moi, souffla le jeune Elwil. J’ouvre la route.
Dix minutes plus tard, ils étaient de retour sans encombre au milieu des grandes tentes. Un Défenseur de Dardéa et un soldat d’Épicéane assuraient le premier tour de garde. Une fois que Thomas eut décrit à Iriann Daeron et au prince Fars ce qu’ils avaient découvert, les deux hommes décidèrent de tripler l’effectif de guetteurs. Dune Bard sonda à son tour les alentours, mais sans plus de succès que son neveu. Cette nuit-là, Thomas dormit mal, réveillé plusieurs fois par le vacarme du vent qui malmenait les pavillons et par des cauchemars confus remplis de mystérieux inconnus tapis dans l’obscurité.
Au matin, le vent était tombé comme par magie et le soleil couvrait d’or les sommets et faisait chatoyer le torrent. Thomas en oublia ses inquiétudes de la veille et sentit l’exaltation du voyage courir dans ses veines. Une fois les tentes repliées et chargées sur les galopeurs de bât, il éprouva un réel bonheur à se retrouver sur le dos de sa monture et à regarder la longue chevelure d’Ela flotter dans le dos de la jolie cavalière. Ses amis semblaient partager son enthousiasme, caracolant les uns autour des autres pour discuter ou se chamailler et refrénant avec peine leur désir de lancer leurs montures au galop.
Le chemin mena les voyageurs dans une vallée plus large, occupée par un lac tout en longueur, et cernée par une forêt de saules et de bouleaux. Dans l’encaissement de son lit ourlé de berges douces, l’étendue d’eau reflétait la limpidité de l’azur profond ainsi que l’image d’une petite ville en terrasses, étagée sur les hauteurs et fermée par une enceinte de pierre. La route suivie par les voyageurs se faufilait entre le bas du bourg, où s’ouvrait une porte fortifiée, et l’extrémité du lac.
— Cet endroit s’appelle Enlad, expliqua Iriann Daeron aux adolescents. Au temps où les monarques d’Anaclasis venaient consulter les Mères Dénessérites à tout propos, Enlad était une prospère ville d’étape pour les pèlerins et les marchands. À présent, la moitié de ses maisons sont inhabitées. Elle ne s’anime plus qu’au moment de la transhumance des gekhs – des pachydermes à longs poils élevés par les habitants au pied des glaciers – qui donne lieu à une grande foire au bétail. Cette vallée est en voie de désertification, comme la plupart des vallées des monts Pélimère. Les hivers y sont de plus en plus rudes ; les gens préfèrent aller vivre plus au sud, à Blanchépine ou carrément sur les rivages de Petite Mer.
Les cavaliers longèrent les remparts d’Enlad, répondant aux saluts d’un groupe d’enfants qui se rendaient à la pêche en arborant fièrement de grandes épuisettes, puis s’éloignèrent en direction du levant. Après un coude de la vallée, ils découvrirent un rocher noir d’une cinquantaine de mètres de hauteur, qui obstruait à moitié le passage et scindait en deux le cours d’une petite rivière. Le prince Fars et ses soldats ainsi que certains Défenseurs de Dardéa tendirent la main, paume vers le haut, en direction du sombre monolithe. Ils avaient la mine recueillie.
— Que font-ils ? s’étonna Thomas.
Ela secoua la tête pour marquer son incompréhension. Dune Bard intervint.
— Ils témoignent leur respect aux braves qui sont morts ici pendant le Grand Fléau, dit-elle sans élever la voix. Ce geste de la main signifie littéralement : « Que la dernière étreinte des Incréés vous accueille.» C’est au pied de ce rocher, appelé le Roc-du-Guet, que l’avancée des troupes de Ténébreuse a été pour la première fois bloquée par une armée de coalisés. On dit que plusieurs dizaines de milliers d’hommes sont morts en une seule journée dans cette vallée, mais que leur sacrifice a infléchi définitivement le cours de la guerre. Les chevaliers spartes de Léo Artéan auraient payé un lourd tribut à cette victoire chèrement acquise…
— J’espère que, cette fois, les armées de Ténébreuse n’arriveront pas jusqu’ici, déclara Ela.
— Je l’espère aussi, reconnut l’incantatrice.
Sa voix sombra dans un murmure.
— Mais sans une réaction rapide de tous les peuples d’Anaclasis, notre situation pourrait bien se révéler plus catastrophique encore qu’elle ne l’était il y a mille ans…
Un silence atterré s’ensuivit. Le regard de Thomas resta longtemps accroché au sinistre rocher, qui lui faisait penser à un gigantesque morceau de charbon échappé au fourneau de l’enfer. Ses amis semblaient également perdus dans des réflexions pénibles.
Les adolescents n’échangèrent pas un mot avant d’avoir rejoint une autre vallée, qui s’infléchissait vers le sud. Un curieux bouquet d’arbres apparaissant au-dessus de l’épaulement d’une montagne les tira de leur apathie. Dune Bard leur adressa un sourire enjoué.
— Nous avons de la chance, dit-elle. La plus surprenante forêt de tout Anaclasis arrive par ici !
Pierric se pencha vers Thomas avec un air goguenard.
— Tu crois qu’on devrait lui faire remarquer que c’est nous qui arrivons vers elle ? ironisa-t-il.
— Tiens ta langue, Pierric Bontemps, croassa l’incantatrice sans se retourner. Apprends que mes mots sont toujours pesés.
Après avoir contourné le pied de la montagne couronnée de végétation, les jeunes gens ouvrirent des yeux stupéfaits. Les arbres ne couvraient pas les pentes du mamelon, comme ils l’avaient cru ; ils poussaient au fond de la vallée et dressaient leurs frondaisons parées d’une touche d’or plus haut que les sommets environnants.
— Ils sont encore plus imposants que ceux d’Elwander, souffla Duinhaïn, émerveillé.
— Ils… bougent ? balbutia Tenna.
Thomas aiguisa sa vision. La jeune fille avait raison, la couronne brillante de feuillage des géants s’agitait alors qu’aucun vent ne soufflait sur les montagnes. Et puis… la terre semblait parcourue de petites vagues brunes au pied des fûts immenses. Comme si quelque chose remuait sous le tapis de feuilles mortes… Le garçon comprit. Les racines des arbres émergeaient et replongeaient dans le sol comme d’immenses serpents marins, pour faire avancer les titans végétaux, centimètre après centimètre.
— Ils viennent dans notre direction ? s’inquiéta Palleas.
— Les Saj’loers de Haute Futaie ne sont pas dangereux, assura Dune Bard. Ils sont trop lents pour bousculer un homme et évitent en général les vallées habitées. Je suis d’ailleurs surprise de les trouver à aussi basse altitude.
La troupe de cavaliers quitta la route et contourna prudemment la procession d’arbres en longeant le bord de la vallée plongée dans une nuit prématurée. Le spectacle des titans en marche était tout simplement prodigieux. Ils semblaient glisser sur un lit de racines aussi épaisses que des autobus, qui grouillaient lentement comme des asticots géants sur une charogne. Le tout dans un vacarme de rochers brisés et de terre éventrée et dans le chuchotis permanent des immenses chevelures de feuillages dépassant les sommets enneigés. Les fûts mesuraient près de cent mètres de diamètre et ils étaient striés de cannelures profondes aux allures de canyons. Pour avancer, ils oscillaient légèrement d’avant en arrière, faisant pleuvoir sans discontinuer des feuilles aux teintes chaudes de l’automne, grandes comme des moules à tarte. Au milieu du cortège des colosses venait une dizaine de jeunes arbres, déjà hauts comme des immeubles de plus de dix étages.
— Les teenagers de la bande, sourit Thomas.
— Faudrait pas avoir à rempoter un de ces colosses, estima Pierric.
Ela eut un rire réjoui.
— J’imagine nos amis Boisilleurs en train de calculer combien de villes ils pourraient construire avec un seul de ces géants !
— Ce serait un crime, protesta Tenna. Ce sont des êtres vivants !
— Tous les arbres sont des êtres vivants, remarqua Andremi avec bon sens. Même la salade que tu trempes dans ton lait de soja le matin a été vivante…
— C’est pas pareil, répondit la jeune fille avec une moue boudeuse.
— Est-ce qu’ils c-co-communiquent ? demanda Bouzin à Dune Bard.
— Oui, et puis ils dansent aussi des claquettes pour se dégourdir les racines, pouffa Pierric.
— Et pourtant, ils semblent bien posséder un langage, le contredit l’incantatrice avec une expression amusée sur le visage. Mais uniquement gestuel : des sortes de mouvements de branches, ponctués par des craquements.
— Un langage gestuel ? s’étonna Palleas. Mais il faudrait déjà qu’ils disposent d’yeux pour voir les mimiques de leurs congénères.
— Pas nécessairement, rétorqua Andremi. La surface des feuilles capte peut-être le déplacement d’air généré par les mouvements. Et ce n’est qu’une hypothèse parmi d’autres.
— Certaines plantes d’Elwander communiquent bien en émettant des odeurs, rajouta Duinhaïn. La nature est pleine de ressources insoupçonnées…
— Oh ! Regardez là-haut ! lança soudain Pierric en pointant du doigt l’enchevêtrement des branches, des centaines de mètres au-dessus de leurs têtes.
Tous levèrent les yeux, curieux de découvrir ce qui avait éveillé son attention.
— Qu’est-ce que tu as vu ? questionna Thomas après un instant.
Son ami lui adressa un regard hilare.
— Cet arbre ! Il vient de cligner des feuilles et de nous faire coucou de la branche !
Des rires et des soupirs amusés s’élevèrent.
— Pfffff ! Je ne vois vraiment pas ce qu’on va pouvoir faire de toi ! souffla Thomas.
— Rassure-toi, moi non plus !
Les cavaliers laissèrent bientôt derrière eux le dernier Saj’loer de Haute Futaie et retrouvèrent la lumière du soleil, encore émerveillés par la surprenante rencontre. Le reste de la journée les vit s’élever progressivement d’une vallée à l’autre, en croisant au passage de rares villages d’éleveurs et de petites chapelles en forme de pagode dédiées aux six montagnes de sagesse des Incréés.
Les voyageurs dressèrent leur campement en toute fin de journée. L’obscurité de la nuit montait dans la vallée, contrastant avec l’étroite bande lumineuse du ciel encore très clair. Contrairement au jour précédent, la température plus clémente incita les voyageurs à prolonger le repas par une veillée agréable au coin du feu. Malgré la bonne humeur ambiante, Thomas sentit à plusieurs reprises ses poils se hérisser sans raison apparente. Il lança son esprit à l’assaut des sommets environnants, sans plus de succès que la veille. Pourtant, son instinct lui disait qu’on les surveillait. Le regard aigu que lui jeta à plusieurs reprises Dune Bard le conforta dans sa certitude. Elle partageait avec lui la sensation d’être épiée. La nuit s’écoula pourtant sans que rien ne vienne justifier ses craintes.
À l’aube, la température avait perdu plusieurs degrés. Un vent tempétueux soufflait à nouveau, levant des nuages de poussière et de feuilles mortes et entraînant dans le ciel de lourds nuages chargés de neige. Les cavaliers s’emmitouflèrent dans leur cape et se coiffèrent de leur capuchon avant d’entamer la dernière étape de leur périple. Moins d’une demi-journée plus tard, ils arrivèrent dans une plaine encerclée de montagnes déchiquetées, pareilles à des cascades de pierres figées aux sommets enneigés. Au centre se dressait un pic isolé couvert d’une ville fortifiée, dominé par un château brillant de mille feux sur le ciel obscur.
— Perce-Nuage, souffla Dune Bard comme si elle se parlait à elle-même, une expression impénétrable peinte sur son visage.
Elle souleva les rênes de son galopeur, qui pressa l’allure en direction de la cité des Mères Dénessérites.
— Allons voir d’un peu plus près à quoi ressemblent ces magiciennes ! s’exclama Pierric en brochant sa monture.
Il souriait mais Thomas eut l’impression que son cœur n’y était pas. La route que les cavaliers suivaient depuis trois jours en rejoignait plusieurs autres, qui semblaient provenir des différentes vallées ouvrant sur la plaine enclavée. Des marchands et des paysans circulaient à présent à leurs côtés, à pied, en chariots ou montés sur des buffles aux flancs rebondis. La ville de Perce-Nuage couvrait la partie basse de l’immense piton, enfermée dans une muraille austère et grise flanquée de dizaines de tours couronnées de galeries en bois. Des étendards dorés suspendus aux toits en poivrière claquaient dans le vent, ce qui donnait la sensation que des flammes dansaient tout le long du mur d’enceinte.
Un petit détachement d’hommes armés de tridents et sanglés dans des manteaux en cuir orange gardait la porte devant laquelle se présentèrent les délégations de Dardéa et d’Épicéane. Iriann Daeron et Fars déclinèrent leur identité et le chef des gardes s’inclina profondément. Il avait une chevelure couleur de feu tombant librement dans son dos, des pommettes saillantes et des yeux légèrement bridés.
— Bienvenue dans la cité des Mères Dénessérites, dit-il d’un ton complaisant. La venue de vos grandeurs nous a été annoncée.
Il désigna l’un de ses hommes.
— Dumuki va vous guider jusqu’au beffroi des Nuages, nobles seigneurs. Que la magie d’or vous soit agréable tout au long de votre séjour.
Iriann et Fars remercièrent le soldat d’un mouvement de la tête et la troupe emboîta le pas au dénommé Dumuki, un homme immense au visage moins expressif que celui d’un bonze en méditation. Ils franchirent deux arches de pierre et pénétrèrent dans la ville. L’aspect rébarbatif et implacable du rempart n’avait pas préparé les voyageurs à ce qui se trouvait au-delà. Tous les bâtiments, séparés par des rues pavées tirées au cordeau, possédaient d’élégantes façades décorées de colonnes et de sculptures arachnéennes et brillamment illuminées comme un soir de Noël. Seulement, ce n’étaient pas des guirlandes d’ampoules qui dispensaient la chaude lueur clignotante, mais des bulles d’images de toutes les tailles, qui flottaient devant chaque maison. Très colorées, elles représentaient des paysages étranges et des formes en mouvement. C’était comme des milliers d’écrans de télévision, ronds comme des ballons de baudruche, que les habitants de la ville auraient accrochés devant leur demeure pour la décorer ou pour épater la galerie. Des boutiques aux vitrines chaleureuses, surchargées d’articles aux fonctions mystérieuses, occupaient le rez-de-chaussée de la plupart des constructions. Elles étaient signalées par des enseignes animées oscillant au-dessus des porches et, surtout, par le flot ininterrompu d’acheteurs et de badauds, étrangers et autochtones mêlés. Les habitants de Perce-Nuage étaient de loin les plus surprenants, vêtus d’élégantes redingotes et de chapeaux haut-de-forme pour les hommes, de jupes bouffantes et de corsages à queue-de-pie pour les femmes. Un certain nombre d’entre eux promenaient au-dessus de l’épaule une bulle d’image comme un drôle d’ange gardien.
— Dans ces échoppes, tout ce qui touche de près ou de loin à la magie de premier niveau peut s’acheter ou se vendre, expliqua Dune Bard aux adolescents. Quant aux décorations de Perce-Nuage… eh bien, on peut dire qu’elles surprennent toujours la première fois que l’on vient ici !
— Et aussi bien quand on les a vues dix fois, ma bonne Dune, sourit le prince Fars ironique. Ce que nous pouvons penser des Mères Dénessérites n’enlève rien au lustre de leur capitale.
L’incantatrice lui accorda un regard teinté de malice, mais ne répondit pas. La troupe emprunta une artère qui s’élevait lentement en tournant autour du piton rocheux, à l’image de la rue de la Spirale sur Dardéa. Thomas et ses amis admiraient au passage les placettes parfaitement entretenues, décorées d’arbres illusoires brillant d’une douce lumière et de fontaines d’où jaillissaient à gros bouillons des bulles d’images aux couleurs vives, qui éclataient comme du savon au contact du sol. Tout, dans cette ville, semblait destiné à charmer les sens. Et en particulier le jaillissement de tours gracieuses au-dessus des toitures, trop effilées pour être habitées mais reliées entre elles par des passerelles élancées au-dessus desquelles ondoyaient des féeries de lumière.
— De la magie d’or, expliqua Dune Bard à l’intention de son neveu. Au-delà de leurs pouvoirs de divination étendus, les Mères Dénessérites sont aussi les maîtresses incontestées de l’illusion. Elles ont plus de mal avec tout ce qui concerne la réalité…
L’attaque à peine voilée tira un nouveau sourire au prince d’Épicéane. Au-dessus de la ville, les pentes du piton devenaient progressivement plus vives et n’étaient plus couvertes que par quelques maisons éparses. « De bien étranges constructions », remarqua soudain Thomas. Elles faisaient penser à des maisons de poupée pimpantes, avec des rideaux derrière les fenêtres et de grandes flaques de soleil sur leurs toitures de chaume… alors même que pas un rayon de soleil ne filtrait à travers l’épaisse couverture nuageuse. Et puis, surtout… quelque chose d’incongru apparaissait sous ces petites maisons perdues dans la lande venteuse. On aurait dit de gros tuyaux noirs, repliés comme des… pattes ?
— Beurk, on dirait que les maisons ont été posées sur des cadavres d’araignées géantes, grimaça Tenna.
— Elles ne sont posées sur rien, intervint Zarth Kahn. Ces grandes pattes sont celles des maisons elles-mêmes. Ces maisons sont vivantes. Elles abritent les Mères Dénessérites !
— Vivantes ? hoqueta Ela.
— Incroyable, souffla Pierre Andremi.
— Les Mères ne vivent pas dans le château ? s’étonna Thomas.
— Seule la reine des Mères Dénessérites vit là-haut, répondit Dune Bard.
— Regardez ! glapit Palleas. Une des maisons remue…
Celle qui était la plus proche de la route frottait ses pattes antérieures, à la manière d’une mouche ou d’un avocat satisfait de sa plaidoirie. Elle se redressa soudain et gambada avec une insouciance apparente en direction de la délégation. Elle stoppa à quelques pas des galopeurs, qui se raidirent de frayeur.
— Elle est cu-curieuse ? demanda Bouzin.
— La Mère Dénessérite à l’intérieur est curieuse, corrigea Dune Bard d’une voix sourde.
— Vos Grandeurs n’ont rien à craindre, assura leur guide. Suivez-moi ; nous sommes presque arrivés au beffroi des Nuages.
La troupe se présenta bientôt sous l’arche monumentale d’un immense portail. Gardé par d’autres soldats armés de tridents, il donnait accès au château. Ce dernier était composé d’une tour imposante coiffée d’une surprenante toiture en forme d’oignon. L’immense donjon était cantonné aux points cardinaux par quatre ailes imposantes, vaguement circulaires et surmontées de terrasses crénelées. Les murs semblaient bâtis en briques de verre, illuminées de l’intérieur par une féérie de couleurs changeantes et mystérieuses. La tour ne comportait pas la moindre ouverture, à l’exception d’une imposante porte circulaire qui semblait taillée dans un bloc unique de cristal jaune veiné de bleu. Les ailes, pour leur part, étaient percées d’un grand nombre de baies cintrées laissant filtrer une vive clarté. Le beffroi des Nuages n’avait rien d’une forteresse imprenable, même si de nombreux gardes se déplaçaient derrière les créneaux des terrasses et qu’aucune des fenêtres n’était située à proximité du sol.
— Quelle drôle d’architecture, marmonna Ela, dubitative.
— Vu du ciel, le beffroi doit ressembler à un gros trèfle à quatre feuilles, jugea Pierric.
« Souhaitons qu’il nous porte chance », songea Thomas en sentant un frisson courir dans son dos. Il se sentait de nouveau observé, épié, et il n’appréciait pas du tout ce sentiment. Il ravala difficilement sa salive et descendit de son galopeur. Autour de lui, les autres mirent pied à terre, au bas d’un vaste perron en pierre bleue qui s’élevait jusqu’à la porte circulaire du donjon. La bise glaciale qui balayait le piton semblait sur le point d’emporter la multitude d’étendards dorés qui claquaient le long des façades.
Des valets d’écurie vinrent prendre leurs montures et le dénommé Dumuki les laissa aux mains d’un chambellan affable répondant au patronyme de Shukali. C’était un homme de haute taille, sec de corps, avec de longues moustaches aussi neigeuses que ses cheveux et des paupières étirées filtrant un regard aigu. Il était vêtu à la mode de Perce-Nuage, une longue redingote rayée noir et gris, et coiffé d’un chapeau qui aurait pu accueillir plusieurs lapins de magicien.
— Le sixième niveau de l’aile sud a été réservé à la délégation de Dardéa, indiqua-t-il obséquieusement, en retenant in extremis son couvre-chef emporté par une bourrasque. Le second niveau de l’aile ouest est pour sa part dédié à la délégation d’Épicéane. Des repas seront servis lorsque vous en exprimerez le désir dans le patio de votre étage. Le conseil extraordinaire se tiendra une heure avant la nuit, dans la Sphère Céleste située au sommet du beffroi des Nuages.
— Les autres délégations sont déjà là ? demanda Iriann Daeron, qui semblait s’étonner du calme régnant dans les jardins bordant le château.
— Nous attendons encore la délégation de Forges d’Est. Toutes les autres sont arrivées hier et aujourd’hui, seigneur. Elles profitent des distractions offertes à l’intérieur. Si vos Grandeurs veulent bien me suivre, à présent, je vais vous guider jusqu’à vos quartiers ; fassent qu’ils trouvent grâce à vos yeux.
— Je n’en doute pas, répondit avec urbanité le Guide de Dardéa.
Le chambellan les précéda dans le hall circulaire qui occupait le rez-de-chaussée de la tour. L’endroit était brillamment illuminé par une constellation de globes lumineux flottant dans les airs. Les murs disparaissaient presque entièrement derrière de magnifiques fresques animées, représentant des paysages alpestres baignés de soleil. Ela rabattit la capuche de sa cape avec un air satisfait.
— Je ne suis pas mécontente d’échapper au vent, glissa-t-elle à Thomas. Je suis frigorifiée.
— Et moi, je meurs de faim. Le froid excite mon appétit : je mangerais n’importe quoi !
— Ne parle pas trop vite, des fois qu’ils nous servent vraiment n’importe quoi !
Shukali précéda les visiteurs dans un escalier monumental, qui s’enfonçait dans l’épaisseur du mur pour desservir les étages de la tour et des ailes. La délégation d’Épicéane quitta en premier le grand escalier, prise en charge par une demi-douzaine de serviteurs qui s’inclinèrent au point que leur tête descendit presque au niveau de leurs genoux. La délégation de Dardéa eut droit au même accueil empesé, quatre volées de marches plus haut. Elle s’engagea dans l’aile sud, derrière les domestiques qui se montraient si prévenants et visiblement si anxieux à l’idée de déplaire aux invités de leur reine que Thomas en fut gêné. Même Ela, pourtant habituée de longue date à être servie, semblait dérangée par tant d’empressement.
Le sixième niveau devait être à l’image des autres étages : des dizaines d’appartements organisés autour d’un espace ouvert aux allures de patio. Mais quel patio ! Bordé par des centaines d’élégantes colonnes sculptées, il était dominé par un ciel illusoire qui rappela aux adolescents les paysages synesthésiques de Colossea. Un grand bassin rempli de lumière liquide occupait le centre de la cour, environné de petits bouquets d’arbustes entre lesquels circulaient des jongleurs et des musiciens. Dans un angle du patio, un kiosque élégant surmonté d’une toiture en cristal laissait apparaître une grande table en forme de fer à cheval, sur laquelle s’alignait de la vaisselle fine. D’autres domestiques, en redingote et tablier, se tenaient prêts à accueillir les premiers convives. L’estomac de Thomas laissa échapper un gargouillis désespéré qui tira un éclat de rire bien peu protocolaire à Ela. Son père la fusilla du regard avant de distribuer ses dernières consignes.
— Nous disposons de six bonnes heures avant le conseil. Occupez le temps comme il vous semblera, mangez, dormez, profitez des divertissements proposés à cet étage, mais, de grâce, je ne veux pas le moindre incident avant la rencontre de ce soir.
Regardant Thomas et ses amis, il ajouta :
— Tout le monde reste bien sagement à ce niveau. Personne ne cherche à visiter les parties du château réservées à la reine des Mères Dénessérites ni à sonder l’esprit de nos hôtesses. Quant à toi, Melnas, je compte sur toi et sur tes Défenseurs pour vous assurer que les lieux sont parfaitement sécurisés. Zarth Kahn et Thomas, je vous propose de me retrouver ici-même une demi-heure avant le conseil.
Tout le monde opina de la tête. Une fois le Guide parti en direction de son appartement, Pierric se frotta les mains.
— Qui m’accompagne pour casser une croûte ? demanda-t-il d’un air réjoui.
— Aujourd’hui, tu vas perdre ton titre de champion du monde des goinfres, prévint Thomas en se caressant la panse.
— Tu paries quoi ?
Fort heureusement, Thomas ne paria pas, car il aurait perdu une fois de plus. Son ami mangea comme s’il n’avait rien avalé depuis dix jours. Tant et si bien qu’une heure plus tard, il changea subitement de couleur et se rua dans les toilettes de sa chambre, plié en deux. Lorsqu’il retrouva ses compagnons, il leur interdit tout commentaire, d’un doigt posé sur ses lèvres marquées d’un pli amer.