Une violente rafale s’empara de Ki par surprise. elle s’accrocha au mât et perdit le souffle, toussa, cracha. Satanée pluie ! Cela faisait deux jours que le Satalu traversait grain sur grain et que l’humidité régnait en maîtresse à bord du navire volant. Mais, cette fois, la jeune fille comprit que c’était plus grave. Léo Artéan n’avait pas replongé dans la vibration fossile après le dernier saut et le tambour de Zubran avait cessé de battre la mesure. Tous les Passe-Mondes du bord attendaient son signal pour reprendre le vol alternatif.
Une pluie fine cinglait le visage de Ki, sans qu’elle y prête la moindre attention. Elle conservait le regard fixé sur la chaîne montagneuse au pied de laquelle les avait laissés le dernier saut. Une masse de nuages obscurs et tourbillonnants semblait glisser le long des pentes, en se rapprochant du navire à vive allure. Le vent forcissait à l’approche de la tempête.
Une nouvelle bourrasque ramena la jeune fille à l’étrange rencontre faite deux jours plus tôt. C’était l’après-midi et ils survolaient une mer turquoise, poussés par un vent modéré. Les Passe-Mondes du bord se reposaient en attendant de reprendre le vol alternatif. Ki était assise en compagnie de plusieurs aéronautes, qu’elle aidait à raccommoder une voile déchirée, lorsqu’elle avait senti une pression dans son cou. Elle s’était retournée mais n’avait vu personne. Un marin avait bondi sur ses pieds, en disant que quelque chose l’avait touché. Ki s’était redressée et avait buté… contre le vent ! C’était comme si l’air s’était soudain transformé en gelée et l’avait immobilisée dans des liens invisibles. La pression s’était relâchée et d’autres marins avaient vécu la même expérience surprenante. L’un d’eux avait alors pris une poignée de cendres froides dans un brasero et l’avait jetée en l’air. La poussière avait épousé fugacement les contours de quelque chose de grand, à la forme en perpétuelle évolution et qui tendait par moments des tentacules inquisiteurs vers l’un ou l’autre des aéronautes. Ils avaient compris qu’ils étaient en présence d’une forme de vie inconnue, une sorte d’ectoplasme fait d’air solidifié, que la curiosité avait poussé à leur bord. La créature amicale avait hanté le Satalu jusqu’au soir, puis on ne l’avait plus revue.
La voix puissante de Zubran troua soudain le hululement plaintif et dissonant du vent, ramenant la jeune fille au moment présent.
— On retourne en arrière d’un saut ! À mon signal !
Le claquement sourd du tambour égrena son compte à rebours. Au moment voulu, les Passe-Mondes du bord contribuèrent à déplacer le navire volant pour le ramener à la verticale d’une crique étroite située au bord d’une mer gris acier. Un village de pêcheurs se blottissait dans le port naturel. Ki retrouva Léo Artéan et Zubran sur le pont incliné du gaillard d’avant.
— Nous allons nous mettre à l’abri dans cette anse bien protégée, expliqua le roi masqué. La tempête qui arrive sur nous est trop violente pour envisager de la traverser. Ki, tu vas descendre à terre avec Zubran. Vous vous assurerez que la population du village n’est pas hostile et négocierez avec elle le fait de pouvoir nous abriter le temps de l’orage. Pendant ce temps, Ninive va manœuvrer pour amarrer son bâtiment au-dessus de la crique. Prenez avec vous dix de nos hommes et demeurez sur vos gardes. Nous ne connaissons rien des populations qui vivent sur les côtes sauvages de Palanque…
Zubran désigna dix guerriers spartes et tous se retrouvèrent sur le rivage étranger. Des rafales aigres annonçaient l’orage, giflant de pluie leur visage. Malgré leur cape étanche fermée sous le menton et leur capuchon ramené en avant, l’eau trouvait le moyen de pénétrer dans leur cou et n’allait pas tarder à détremper leurs vêtements.
— On reste groupés pour entrer dans le village ! aboya Zubran avec une crispation de mauvaise humeur.
— Et on offre notre plus beau sourire aux habitants pour ne pas les effrayer, rajouta Ki d’un ton amusé. Il ne manquerait plus qu’ils nous ferment leur porte et que nous soyons obligés de passer la nuit dans notre coque de noix humide et instable…
Zubran ne prit pas la peine de relever et s’avança sur la plage. Des dizaines de barques de pêche à balancier, peintes en rouge et surplombées d’un mât incliné vers l’arrière, étaient couchées sur le sable. Les premières maisons avaient presque les pieds dans l’eau. Juchées sur d’épais pilotis de bois, elles présentaient des façades blanches trouées de fenêtres rondes aux allures de hublots et des toits plats transformés en terrasses. Les Spartes s’engagèrent prudemment entre les curieuses bâtisses, la main sur la garde de leur épée. Ils durent rapidement se rendre à l’évidence : le village paraissait totalement désert.
— Peut-être ont-ils fui en voyant le Satalu apparaître, suggéra Ki. Peut-être qu’ils n’ont jamais vu de navire volant et qu’ils nous prennent pour des démons venus du ciel ?
Zubran maugréa quelque chose. Son regard passa sur la jeune fille puis se porta sur l’une des maisons, dont la porte claquait à chaque nouvelle bourrasque. Ses paupières s’étaient plissées.
— Je n’aime pas ça. Tout est en parfait état, comme si le village venait d’être évacué. Pourtant, mon instinct me dit qu’ils ne se sont pas enfuis à notre approche…
Il se tourna vers les autres Passe-Mondes.
— Fouillez toutes les maisons ! aboya-t-il. Par équipes de deux ; personne ne perd de vue son équipier. S’il reste des gens, amenez-les moi… en douceur !
Il avisa la plus grande maison, au centre de la bourgade.
— Nous allons nous installer dans celle-là. Si vous trouvez de la nourriture et des couvertures, amenez tout ici.
Il se retourna vers la jeune fille.
— Allons prendre possession des lieux.
Ils s’approchèrent de la bâtisse. Elle était la seule à adopter la forme d’un L et ouvrait sur une placette bordée d’arbres décorés de curieuses bandelettes de tissu de toutes les couleurs.
— Ils préparaient peut-être une fête ? supputa le Premier Soutien du roi sparte.
— À moins qu’il ne s’agisse d’un culte religieux, rajouta l’adolescente.
Un concert de bêlements s’éleva soudain du côté de la maison. Les deux Passe-Mondes dégainèrent vivement leurs épées, avant de se détendre.
— Des chèvres, soupira la jeune fille. Tout compte fait, ce village n’est pas totalement inhabité…
Les animaux aux longues cornes recourbées et à la robe crème étaient parqués dans un enclos situé sous le bâtiment. Ki sourcilla en découvrant que les créatures étaient dotées d’une troisième paire de pattes faisant penser à deux bras malingres. Placées entre le cou et le poitrail, ces membres se terminaient par des doigts à l’aide desquels elles lissaient en permanence l’amusante barbichette ornant leur menton.
— On dirait de vieux messieurs grincheux, marmonna-t-elle.
— Tu as quelque chose contre les grincheux ? riposta Zubran avec une grimace qui aurait presque pu passer pour un sourire.
— Qui est grincheux ici ? lâcha malicieusement l’adolescente.
— Allez, on fait le tour du propriétaire…
L’intérieur de la maison ne livra pas le moindre indice sur la disparition mystérieuse de ses habitants. En bas se trouvaient une grande salle de réception aux murs lambrissés de bois sombre, des cuisines et des toilettes ; en haut, de nombreuses chambres au confort spartiate. Les lits étaient défaits, comme si les occupants de la maison avaient été tirés de leur sommeil en pleine nuit. Mais en l’absence de trace de lutte ou d’effraction, rien ne permettait d’imaginer ce qui avait pu arriver. Une voix monta de l’extérieur de la maison.
Ki et Zubran ressortirent et tombèrent nez à nez avec deux Spartes. Chacun d’eux tenait une couverture roulée en boule.
— Regardez ce que nous avons trouvé, dit le premier.
Il déplia l’étoffe, laissant apparaître le corps d’un bébé aux yeux fermés. L’autre couverture livra un enfant à peine plus âgé.
— Morts ? demanda Zubran.
— Pas ces deux-là. Nous en avons trouvé d’autres, sans vie.
Les deux enfants étaient d’une lividité spectrale. Leur petite poitrine se soulevait faiblement par à-coups.
— Par le soleil ! s’exclama Ki. Qu’a-t-il pu se passer ici qui pousse les habitants à abandonner leurs propres bébés ?
L’un des enfants ouvrit les yeux et poussa un cri étouffé en tendant ses petites mains.
— Ils doivent avoir faim, estima Ki. Mettez-les au chaud dans la maison. Pendant ce temps, je vais récupérer un récipient pour traire l’une des chèvres de l’enclos. En espérant qu’elles aient du lait…
La chance lui sourit. Plusieurs femelles avaient les pis si gonflés qu’elles se laissèrent traire avec un soulagement évident. Lorsque la jeune fille rentra dans la maison, elle y trouva un troisième bébé, amené entre-temps Les trois petits survivants pleuraient en gigotant sur la table où ils avaient été installés. Zubran et ses hommes semblaient soulagés de voir revenir l’adolescente. Elle découpa un morceau de couverture et trempa un coin dans le lait encore chaud, qu’elle donna à sucer au premier enfant, une petite fille de quelques mois.
— Faites comme moi, dit-elle aux soldats.
Deux d’entre eux l’imitèrent et le silence retomba sur la maison. Léo Artéan apparut peu après dans l’embrasure de la porte et eut un moment d’arrêt en découvrant le spectacle inattendu. Zubran lui expliqua en quelques mots que les enfants en bas âge avaient été abandonnés par les habitants et que seuls trois d’entre eux avaient survécu. Le bébé dont s’occupait Ki ferma les yeux, rassasié.
— À présent, elle va dormir, dit-elle au roi sparte. Mais le lait de la chèvre ne lui suffira pas longtemps. C’est du lait de sa mère dont elle va avoir besoin, et vite.
— Ou bien du lait d’une nourrice, estima Léo Artéan. Vous allez transporter ces enfants au Sanctuaire. Là-bas, les nourrices sont nombreuses ; elles s’occuperont d’eux le temps qu’il faudra.
La jeune fille acquiesça. Elle replia les pans de la couverture autour de sa petite protégée et glissa aussitôt dans la vibration. Une fois au sanctuaire, Ki et les deux Spartes qui lui avaient emboîté le pas remirent les bébés à la nurserie de la maison commune. Les Passe-Mondes réintégrèrent ensuite le village désert sur les rivages de Palanque. La bâtisse résonnait à présent de dizaines de voix et le roi Artéan distribuait ses ordres : trouver du bois pour alimenter les deux cheminées que comptait la plus grande pièce de la maison, aider les aéronautes à charger de l’eau douce dans le navire volant, descendre à terre certains bagages, reconnaître les alentours, organiser un tour de garde.
Ceux qui échappèrent momentanément aux corvées décidèrent de partir pêcher dans la petite anse, malgré le temps qui ne cessait de se dégrader. L’eau de la baie semblait très poissonneuse, des frémissements incessants signalant le passage des bancs de poissons. Pour sa part, Ki se joignit au groupe chargé d’explorer les alentours pour tenter de percer le mystère de la disparition des habitants du village.
Le vent poussait dans le ciel de grands nuages rapides au ventre de plus en plus lourd et secouait la forêt de fougères géantes qui surplombait le village. Plusieurs torrents aux eaux écumeuses coulaient au milieu des sous-bois, vernissant les grandes dalles rocheuses sur lesquelles s’accrochaient les arbres. Les immenses feuilles enroulées des fougères arborescentes échangeaient en permanence des nuées de passereaux comme des jets de pierres. Ki bondissait à travers la vibration fossile en compagnie des trois Spartes qu’elle accompagnait, avec une certaine forme de satisfaction. Elle savourait l’instant, la caresse rude du vent dans ses cheveux, l’odeur de la végétation mêlée à celle de la mer, car elle savait que lorsque la tempête serait sur eux il ne serait plus question de mettre le nez dehors.
Ils trouvèrent un sentier suffisamment large pour permettre à deux chariots de se croiser. Le chemin quittait le village, côté terres, passait entre des champs cultivés en terrasse (où poussaient des artichauts gros comme des pastèques), puis se perdait au milieu des collines. Aucune trace récente de roue ou de fers à galopeurs n’indiquait que les habitants aient emprunté cette voie pour évacuer en urgence leur village.
— De toute façon, ils n’auraient jamais abandonné leurs bébés derrière eux, soupira Ki.
— C’est comme s’ils s’étaient purement et simplement évaporés, grogna l’un de ses compagnons. Je n’aime pas ça. Comment être certains que ce qui est arrivé à ces gens ne va pas nous arriver à notre tour cette nuit ?
— Nous sommes des chevaliers spartes, fanfaronna un autre. Et nous allons ouvrir l’œil.
L’autre fit la grimace.
— Que les Incréés t’entendent, grinça-t-il. Mais je préférerais quand même savoir ce qui est arrivé…
Une brusque rafale de vent tonna sur les hauteurs et un éclair sillonna le ciel en direction d’un relief proche. Surpris, les Passe-Mondes virent une grande fougère arborescente frappée par la foudre exploser dans un fracas formidable. L’instant suivant, la visibilité se réduisit d’un coup et la végétation se mit à trembler, martelée par la chute de petits glaçons qui sautaient de tous côtés, faisant grésiller et siffler l’arbre en flammes comme un monstre en furie.
— La foudre et la grêle : la nuit promet d’être charmante, tenta de plaisanter Ki en couvrant sa tête avec sa capuche. Allez, on rentre !
Personne ne se fit prier pour plonger dans la vibration fossile. Pas fâchée de trouver un bon feu et des visages connus, la jeune fille se pencha sur des chapelets de poissons qui grillaient à la flamme de l’une des cheminées.
— Il suffisait de jeter un filet dans la baie pour les ramener par dizaines, raconta celui qui s’occupait de les faire cuire. À croire qu’ils ne demandaient qu’à se faire manger !
— On dirait des anguilles, déclara l’adolescente avec un froncement de nez incertain.
— Place ! Place ! lança un aéronaute qui transportait un quartier de viande crue enfilé sur une broche.
Il l’installa derrière la grille qui supportait les poissons, sur deux supports prévus à cet effet.
— Moi, je te conseille plutôt mon cuissot de chèvre que ces drôles de poissons, dit-il à la jeune fille avec un clignement d’œil entendu.
— Parce que tu la trouves normale, ta chèvre ? riposta l’autre en prenant un air faussement vexé. Six pattes ! Et pourquoi pas des mamelles au bout des cornes ?
Ki s’éloigna des deux joyeux drilles pour jeter un coup d’œil à travers l’une des fenêtres en forme de hublot. Elle put à peine distinguer la silhouette du Satalu flottant au-dessus de la plage à travers les rideaux de pluie et la chute du crépuscule. La mer semblait avoir décidé de s’avancer jusqu’au village pour tout entraîner dans ses profondeurs. Le vent faisait tanguer le grand bateau et secouait violemment les fougères arborescentes. De fréquents éclairs ramifiés fendaient la noirceur des nuages, illuminant sporadiquement la baie, quelques instants avant le roulement grave du tonnerre.
La jeune fille frissonna et se retourna vers la bonne chaleur qui montait de la grande salle. La plupart des Spartes et des aéronautes étaient réunis dans la lumière rousse du feu des cheminées et de quelques lanternes suspendues au plafond. Les uns installaient assiettes et couverts sur la longue table qui avait été prolongée avec une porte posée sur des tréteaux, d’autres discutaient par petits groupes, certains jouaient aux dés assis par terre. L’odeur de la viande et du poisson grillés chatouillait agréablement les narines de la jeune fille.
Léo Artéan rentra dans la salle à cet instant et vint à sa rencontre.
— Vous n’avez rien trouvé ? demanda-t-il à mi-voix.
La jeune fille secoua la tête avec un air ennuyé.
— Rien ne permet d’affirmer que les habitants se sont enfuis ou ont été emmenés de force. Nous n’avons pas relevé le moindre indice de leur passage autour du village.
— Alors, c’est qu’ils sont encore là, affirma gravement le monarque. Mais où ?
La jeune fille frémit à la perspective d’être peut-être épiée en ce moment même.
— As-tu songé à utiliser le nom de l’Incréé découvert sur Hyksos pour fouiller les alentours ? demanda-t-elle.
— Je l’ai fait, très soigneusement, même. Mais je n’ai pas repéré la moindre pensée étrangère. Juste des animaux dans les bois et des poissons dans la baie…
— Les habitants de ce village sont peut-être des Passe-Mondes. Ils auraient été surpris dans leur sommeil et se seraient égaillés dans la nature pour échapper au péril qui les menaçait.
— Les enfants retrouvés ne sont pas des Passe-Mondes, rappela Léo. Et puis, ceux qui sont morts ont été terrassés par la faim ; ils n’ont subi aucune violence. Non, c’est autre chose. Je sens que l’explication est à notre portée mais que nous n’avons pas su interpréter les indices.
Il émit un son de dépit et se retourna à moitié vers leurs compagnons, qui commençaient à s’attabler en devisant joyeusement.
— Bah, la lumière jaillira bien à un moment ou à un autre. Je vais vous laisser manger. Rien de tel qu’un bon repas pour se remettre les idées en place !
Sa voix était enjouée, mais la jeune fille sentit son cœur se serrer. Comme chaque fois, il allait s’isoler pour manger à l’abri des regards. Un élan de compassion la poussa à poser la main sur le bras de l’infortuné monarque. Il lui rendit fugacement sa caresse et tourna les talons.
La jeune fille trouva facilement une place au milieu des Spartes et des aéronautes veldaniens. Elle était respectée des uns et des autres pour ses talents d’escrimeuse et de meneuse d’hommes, mais suscitait également bien des convoitises auprès de la gent masculine. Elle avait découvert assez récemment que les petites attentions que la plupart des hommes lui témoignaient n’étaient pas désagréables, bien au contraire, mais elle se gardait de leur laisser espérer quoi que ce soit de sa part. Car son cœur n’était plus à prendre. Elle avait mis longtemps à l’admettre, elle n’en avait d’ailleurs jamais soufflé mot à qui que ce soit et évitait même d’y penser pendant la journée. Mais, chaque soir, en fermant les yeux pour trouver le sommeil, elle espérait ardemment que Pierric la retrouverait au bout de ses rêves. L’intimité particulière qui s’était installée entre eux, à travers l’abîme infranchissable d’un millier d’années, était quelque chose d’aussi improbable que frustrant. Elle savait qu’ils ne se rencontreraient jamais ; elle se disait même parfois qu’elle aurait dû tout faire pour tenter de rompre ce lien ténu entre leurs esprits, mais c’était plus fort qu’elle. Elle sentait son cœur accélérer sa marche aussitôt qu’elle pensait à lui et se réveillait habitée d’une joie ineffable chaque fois qu’elle le croisait dans les cavernes du rêve. Elle se savait captive de ce lointain futur et commençait à s’habituer à l’idée que son destin était de vivre à jamais séparée du garçon étrange qui s’était progressivement installé dans son cœur.
Le repas l’éloigna pour un temps de ses préoccupations. Ses compagnons de voyage étaient dans d’excellentes dispositions, aidés en cela par une nourriture abondante et un tonneau de vin veldanien mis en perce pour l’occasion. La chèvre se révéla succulente, accompagnée d’un ragoût de la veille et de pousses de fougères ramassées à l’extérieur du village. En revanche, peu se risquèrent à goûter aux poissons cylindriques pêchés dans la baie, malgré une odeur appétissante et les soupirs de satisfaction théâtraux poussés par celui qui les avait préparés.
Les grondements de la pluie cinglante sur la toiture couvraient par instant les conversations et la hauteur du son leur rappelait à tout moment la violence du déluge. Lorsque le mugissement du vent suspendait momentanément son fracas, les convives cessaient de parler pour tendre l’oreille, comme s’ils étaient subitement inquiets. Au cours du repas, les discussions animées roulèrent sur nombre de sujets, avant d’aboutir à celui qui occupait le plus les esprits depuis le début du voyage : la Terre des Géants, destination ultime de leur périple aérien. Ce continent mystérieux, situé au milieu d’un océan tout aussi méconnu, avait rarement été abordé par des équipages de marins ou d’aéronautes. La seule expédition à l’avoir survolé était celle du célèbre astronome aventurier Aldamar, frère du précédent roi d’Ueva, quarante-deux ans plus tôt. Il en avait ramené une vision surprenante et terrifiante à la fois, décrivant une faune de lézards gigantesques, dont certains faisaient selon lui la taille d’un aéronef. Difficile de savoir si le célèbre explorateur avait ou non enjolivé les choses, mais il n’en restait pas moins que les membres d’équipage du Satalu et leurs passagers spartes s’attendaient à une mission dangereuse et riche en surprises. D’autant plus que la Frontière que Léo Artéan recherchait sur cette terre sauvage était située en plein cœur de l’immense contrée. Pierric, grâce à qui la jeune fille avait appris l’existence et la position des Frontières, appelait ce lointain continent l’Australie. Ki n’avait pas encore assisté, par rêve interposé, à la découverte de cette Frontière australienne par Thomas, mais elle espérait que cela se produirait avant qu’eux-mêmes n’arrivent sur place. Elle souhaitait glaner le maximum d’informations pour donner toutes les chances de succès à leur expédition, sachant par ailleurs que deux Frontières au moins – celles qui avaient disparu dans le passé – leur seraient probablement à jamais inaccessibles.
Malheureusement, Ki ne rêva pas de Pierric cette nuit-là. Au contraire, ses rêves furent peuplés de lézards géants, qui tendaient leurs mufles hérissés de crocs en direction du Satalu. Au matin, la pluie avait cessé de tomber. La couverture de nuages n’était plus qu’une mince couche à travers laquelle apparaissait le fantomatique disque sans chaleur du soleil. En revanche, le vent n’avait pas molli et ses rafales tempétueuses continuaient à arracher l’écume des vagues pour maintenir un brouillard humide autour du village abandonné. Le capitaine Ninive jugea trop hasardeux de reprendre le vol dans ces conditions. Les membres de l’expédition firent contre mauvaise fortune bon cœur et la journée s’écoula sans qu’aucun événement majeur ne vienne troubler les travaux d’entretien du navire et les exercices d’escrime. Le repas du soir réunit à nouveau l’équipage autour du dîner, qui fut aussi festif que celui de la veille.
Cette nuit encore, Pierric ne s’invita pas dans les rêves de Ki. Mais d’obscurs cauchemars la tirèrent du sommeil au milieu de la nuit, le cœur battant et le corps trempé de sueur, avec la sensation aiguë d’un danger imminent. En promenant son regard autour d’elle, elle dut pourtant se rendre à l’évidence ; il n’y avait rien d’anormal. La clarté des deux lunes rentrait par l’unique lucarne de la petite pièce où elle avait installé sa paillasse. Elle se détendit progressivement, mais sans se résoudre à fermer les yeux. Elle comprit soudain ce qui n’allait pas : c’était le silence ! Le vent avait cessé de mugir au-dehors et le calme absolu de la nuit avait quelque chose de surnaturel. Il ne semblait troublé que par le vacarme de son sang contre ses tympans…
Elle s’assit sur son matelas et enfila ses bottes. Avec d’infinies précautions pour ne pas faire craquer le plancher, elle s’approcha de la lucarne et posa son front contre la vitre froide. Son haleine déposa une buée éphémère sur le carreau. Deux croissants de lune chevauchaient le plus grand mât du Satalu. Ils ne tarderaient pas à disparaître derrière les collines qui encerclaient la crique. Les étoiles, innombrables, reflétaient leur splendeur dans une mer parfaitement étale. Un mouvement attira soudain l’attention de la jeune fille : des ombres avançaient en direction du rivage. Une sorte d’appréhension la fit frémir et elle aiguisa sa vision. Les ombres se changèrent en vagues silhouettes puis en hommes. Ils étaient quatre, non, cinq, et semblaient bien décidés à se baigner. Le premier avait déjà atteint l’eau. Elle était trop loin pour reconnaître leurs visages, mais elle savait à leurs vêtements qu’il y avait trois aéronautes et deux Spartes. Elle remarqua alors que tous semblaient tituber. « Ils ont bu ! Ces imbéciles vont se noyer ! », pensa-t-elle.
Ki jeta sa cape sur ses épaules et ouvrit sa porte comme une furie.
— Hommes en danger sur la plage ! hurla-t-elle, avant de plonger dans la vibration fossile.
Elle se retrouva sur la plage, au milieu des cinq hommes. Celui qui avait de l’eau jusqu’aux genoux était l’aéronaute qui avait cuisiné les poissons le premier soir.
— Arrête-toi, Aldbi ! lança-t-elle en s’avançant dans sa direction.
Il ne sembla pas l’entendre, continuant à avancer en direction du large. Sa démarche était hésitante. Elle attrapa son bras et le força à se retourner vers elle. Il n’opposa pas la moindre résistance. Ki eut un haut-le-cœur. Son visage… Il était comme sans vie ! Ses yeux regardaient sans la voir, sa bouche était molle et pendante et un long filet de bave coulait de ses lèvres. Elle se tourna vers les autres. Ils avaient le même visage amorphe, la même expression absente. Tous s’engageaient dans l’eau noire avec des attitudes de somnambules. Ils n’étaient pas ivres : c’était autre chose !
— Arrêtez-vous ! cria-t-elle. Vous allez vous noyer !
Elle éleva son niveau de vibration ainsi que celui d’Aldbi. Elle déposa l’homme sur la plage et retourna aussitôt chercher un autre malheureux. En le déposant à son tour, elle eut la mauvaise surprise de voir qu’Aldbi était de nouveau en train de s’avancer vers l’eau.
— Fiente de kaliko ! jura l’adolescente. Attends voir…
Elle avisa un galet posé à deux mètres d’elle, s’en empara et en asséna un grand coup sur l’arrière du crâne du deuxième homme qu’elle avait tiré des flots. Il s’effondra sans un cri. Elle se retourna vers Aldbi, et sentit le soulagement l’envahir. Des Spartes surgissaient autour d’elle et s’élançaient à leur tour au secours des quatre hommes dans l’eau.
— Ce n’est pas trop tôt, marmonna-t-elle d’une voix grinçante.
Léo Artéan se matérialisa à ses côtés.
— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il en considérant l’homme effondré aux pieds de l’adolescente.
— J’ai aperçu ces cinq-là qui chancelaient en direction de la mer. J’ai pensé qu’ils étaient ivres et j’ai cherché à les écarter du danger. J’ai assommé celui-là. Mais je crois que la boisson n’y est pour rien. Ils sont comme… envoûtés !
De la défiance apparut dans les yeux du roi au masque d’or. Il contempla le visage dénué d’expression de l’un des hommes que ses guerriers venaient de ramener sur la plage. Il resta silencieux plusieurs secondes et Ki comprit qu’il sondait les pensées du miraculé. Le monarque tourna ensuite son regard en direction de la mer et le ramena vers la jeune fille. Ses yeux vairons étaient légèrement dilatés ; il semblait déconcerté. Pourtant, sa voix demeurait aussi calme qu’à l’accoutumée.
— Son esprit est comme hébété de fatigue, dit-il enfin. Il semble incapable d’aligner la moindre pensée cohérente. Un raisin dont on aurait aspiré la pulpe…
— Pourquoi cherchait-il à se noyer ?
— Ce n’est pas lui qui contrôle son corps. Quelque chose s’en est emparé. Quelque chose de terriblement frustre et d’incroyablement puissant à la fois. Quelque chose qui est vrillé dans son corps. Et qui est animé par une idée obsessionnelle : aller là-bas !
Le regard du monarque se porta de nouveau vers les milliers d’étoiles reflétées sur le miroir liquide de la crique. Une agitation fugace à la surface de l’eau brouilla momentanément le reflet des astres. Un banc de poissons ? « À croire qu’ils ne demandaient qu’à se faire manger… », avait dit Aldbi. Les entrailles de Ki la secouèrent. Elle avait compris.
— Ces cinq-là sont les seuls à avoir mangé du poisson pêché dans la baie ! pensa-t-elle à voix haute. C’est comme ça qu’ils ont été parasités. Et les choses qui les ont envahis ne veulent pas aller là-bas, elles veulent simplement y retourner !
Léo lui jeta un regard perplexe, puis opina de la tête avec gravité. La jeune fille considéra avec compassion l’homme couché sur le sable. Qu’est-ce qui l’attendait, tapi au fond de l’eau ? Elle aspira le parfum iodé de la mer, regarda l’image inversée des brassées d’étoiles sur la surface plate et noire. La curiosité planta son aiguillon dans sa moelle épinière.
— Je vais voir ce qu’il y a là-dessous ! lança-t-elle tout à coup.
— C’est trop risqué ! objecta Léo, d’un ton qui n’admettait pas de réplique.
Elle ne le contredit pas mais, comme à son habitude, n’en fit qu’à sa tête. Elle jeta son manteau sur le sable, remplit ses poumons d’air et glissa aussitôt dans la vibration fossile. Elle sentit le froid l’étreindre lorsqu’elle se matérialisa au milieu des eaux de la crique, à l’endroit où la surface avait été agitée de remous. Elle entendit un clapotis non loin et plongea avant d’être saisie par la peur, les yeux grand ouverts malgré la brûlure du sel. Dans un premier temps, l’obscurité lui sembla totale. Puis elle aperçut des formes qui filaient autour d’elle, éclairs d’argent zébrant la pénombre oppressante. Elle devina qu’il s’agissait des mêmes poissons aux allures d’anguilles que ceux qui avaient empoisonné les cinq hommes. Elle continua à battre des pieds pour descendre, la pression pesant de plus en plus sur ses tympans.
Soudain, elle se figea. Il y avait quelque chose au-dessous d’elle. Quelque chose de gros, de vivant, de dément. C’était trop imposant pour qu’elle le voie dans son intégralité, mais cela lui fit aussitôt penser à une sorte de tapis de laine à poils très longs. Sauf qu’ici, les poils auraient été remplacés par des sortes de tentacules… Elle reconnut les poissons cylindriques pêchés par Aldbi ! Le tapis géant était recouvert de milliers de poissons et il avançait lentement, agité de petites ondulations grasses et écœurantes. De temps en temps, un tentacule-poisson se détachait et partait rejoindre le banc qui tournait au-dessus de l’adolescente. Mais ce qui avait captivé toute l’attention de la jeune fille, c’étaient les ombres verticales flottant au milieu de la forêt de tentacules. Son esprit refusa un moment l’évidence, puis elle reconnut des hommes, des femmes, des enfants, pieds en l’air, la tête profondément enfoncée au milieu des tentacules. Par dizaines… LES HABITANTS DU VILLAGE !
Leurs corps étaient nus pour la plupart, mais quelques lambeaux de vêtements flottaient mollement autour de certains, comme de sinistres étendards. Leur peau était blanche et ridée ; ils semblaient comme vidés de leur substance, aspirés par l’horrible créature qui les dévorait lentement. Quel piège démoniaque ! Le monstre marin lâchait ses tentacules-poissons près de la surface afin qu’ils se fassent prendre par le premier prédateur venu, par exemple une paisible communauté de pêcheurs. Puis les parasites contenus dans les créatures serpentiformes prenaient le contrôle de leur hôte et le poussaient à s’offrir en pâture à l’horrible créature tapie sous les eaux. La boucle était bouclée.
Un mouvement tout près de Ki la fit sursauter : un petit bras flasque s’éloignait lentement du corps d’un enfant, sous l’effet des ondulations de l’immense tapis vivant. Il sembla tendre vers Ki un doigt accusateur. L’horreur de la situation fit soudain se contracter tous les muscles de la jeune fille. Oubliant où elle se trouvait, elle poussa un cri et se retrouva en train d’avaler de l’eau. Un dernier sursaut de lucidité la renvoya dans l’instant à travers la vibration fossile.
Elle se retrouva sur la plage, hoquetant pour reprendre son souffle, des larmes se mêlant à l’eau salée sur ses joues. La poitrine encore oppressée, elle se tourna vers Léo Artéan.
— Les villageois, ils sont tous là ! haleta-t-elle d’une voix pantelante.
— Je sais, trancha l’homme au masque d’or. J’ai suivi tes pensées…
Ki nota la crispation involontaire de ses poings. Sous son apparente impassibilité, il avait certainement été aussi horrifié qu’elle. Elle fit de nouveau face à la mer noire et paisible et ravala un sanglot, accablée par une immense tristesse.