Ki traversa le pont du Satalu et s’accouda au bastingage. Le calme était extraordinaire. Parfois, le cri rauque d’un oiseau-lézard retentissait dans le lointain, soulignant le silence sans le rompre pour autant.
La jeune fille regarda autour d’elle. La brume matinale s’éclaircissait. Le soleil dessinait un halo à l’est, qui semblait hésiter à se détacher de la ligne d’horizon.
Quelque chose bougea, cinquante mètres au-dessous de la coque du navire flottant dans les airs. Quelque chose de bruyant. Ki n’arrivait pas à discerner quoi. Le mouvement, qui s’était interrompu, reprit et elle repéra un certain nombre de silhouettes noires, qui se déplaçaient lentement à terre. Le soleil darda un premier rayon à travers les vapeurs nonchalantes, révélant l’exubérance végétale de la Terre des Géants : ce n’était que plantes aux formes fantastiques, de toutes les tailles, enchevêtrées, épanouies, croulant sous les lianes et les mousses parasites. La jeune fille identifia soudain les créatures qui forçaient le passage. C’étaient de grands lézards, longs d’une vingtaine de mètres. Leur crâne pointu était entouré d’une collerette d’os et leur front s’ornait de trois cornes effilées. Ils étaient des dizaines et avançaient les uns derrière les autres, en broutant au passage des buissons entiers.
Cette lente transhumance fut comme une bouffée familière, éveillant les souvenirs de sa vie nomade chez les Kwaskavs, avec en toile de fond le bruit de piston des longues pattes segmentées des kalikos du clan, qui parcouraient à la queue-leu-leu l’immensité austère des Marches Blanches. L’oreille aux aguets, elle sentit monter en elle un étrange contentement. Pour la première fois, elle n’était pas assaillie par l’amertume et la violence en évoquant son passé. Les chaudes images de sa jeunesse n’éveillaient rien d’autre qu’une nostalgie paisible, comme une présence amicale à ses côtés. « Je commence à faire la paix avec moi-même… », se dit-elle.
Elle remarqua une forêt de fleurs immenses, d’un rouge vif, qui ouvraient soudainement leurs milliers de corolles en réponse aux premières sollicitations du soleil. Quel continent surprenant ! C’était la seconde nuit qu’ils passaient dans le ciel de la Terre des Géants et ils avaient déjà assisté à nombre de spectacles prodigieux, parfois dangereux. Le premier d’entre eux avait été la grande barrière d’îles volcaniques, qui semblait monter la garde le long des côtes du mystérieux continent. Un geyser de feu jaillissait par moments au-dessus des cratères, dans un grondement terrifiant ponctué de détonations assourdissantes. Sous les immenses nuages gonflés de cendres apparaissaient des puits de magma en fusion, desquels s’écoulaient des rivières de lave. Pour ne prendre aucun risque, le Satalu avait longé la ligne de volcans en activité jusqu’à trouver une passe, dans laquelle il s’était engagé. Mais à peine étaient-ils sortis des tourbillons mugissant de poussière et de vapeur, qu’un nouveau danger fondait sur eux.
Soudain, la surface de la mer avait semblé bouillonner au-dessous de la coque de l’aéronef. Des centaines de filaments verts avaient crevé la surface des flots pour atteindre le Satalu. Cela ressemblait à des algues, de l’épaisseur d’un bras et parsemées de vésicules mauves de la taille d’une pomme. L’improbable forêt verte avait commencé à flageller les flancs rebondis du navire, d’abord lentement, puis de plus en plus vigoureusement. À chaque choc, certaines vésicules crevaient, laissant s’échapper un liquide gluant, qui collait les algues au bateau. Le capitaine Ninive avait ordonné de prendre de l’altitude, mais l’allonge des végétaux marins était surprenante. Il en arrivait toujours plus et le Satalu fut bientôt immobilisé par des milliers de câbles vivants. Lorsque le navire avait commencé à descendre, tracté inexorablement en direction des vagues par les monstres marins, les aéronautes avaient cru leur dernière heure arrivée. C’était sans compter sur les Passe-Mondes du bord, qui avaient dématérialisé le navire, quelques secondes avant qu’il n’atteigne les flots.
Fort heureusement, le survol du continent s’était déroulé plus sereinement, jusqu’à présent du moins. L’équipage avait découvert une terre chaude et détrempée, couverte d’une végétation luxuriante, qui tendait ses lourdes frondaisons au-dessus des eaux glauques d’un labyrinthe de rivières. Ce paysage leur avait moins rappelé celui d’une jungle que celui de fonds marins, en partie parce que le ciel tournait en permanence au gris-vert dans la transparence laiteuse d’un air trop humide, mais aussi parce que la prodigieuse croissance des végétaux les faisait ondoyer comme sous l’effet d’un hypothétique ressac. Le bourdonnement sourd de milliers d’insectes montait en permanence de la canopée, mais aussi des craquements sonores, qui ne pouvaient être que le fait de créatures de grande taille. De temps en temps, une clairière laissait apercevoir le dos bardé de pics de reptiles aux dimensions effarantes. L’astronome aventurier Aldamar n’avait pas menti : certains des lézards étaient presque aussi grands que le Satalu lui-même. Mais la plupart semblaient n’être que de paisibles végétariens, tellement occupés à ingérer les immenses quantités de nourriture nécessaire à leur subsistance, que l’ombre mouvante du Satalu ne les distrayait pas une seconde de leur gloutonnerie. Seuls quelques oiseaux-lézards, grands comme des hommes, avec des ailes rappelant celles des chauves-souris, tentèrent de se poser sur le pont du navire, mais des cris suffirent à les en dissuader.
Le paysage le plus surprenant qu’ils découvrirent depuis le ciel fut sans conteste un immense cratère météoritique, aux parois vertigineuses et au fond dénué de toute végétation. En le voyant depuis les airs, les voyageurs avaient eu du mal à imaginer la force colossale qu’il avait fallu pour marquer une telle empreinte dans l’écorce terrestre. Le navire s’était engagé au-dessus de la plaine désertique et les aéronautes avaient constaté qu’une brise torride balayait l’intérieur du cratère. Une brise étrange, car son souffle semblait parfaitement constant. Elle tourbillonnait autour de points particuliers où l’air était comme figé, totalement immobile. Ces zones de calme absolu étaient marquées au sol par d’étranges pitons effilés, hauts d’une centaine de mètres et pratiquement translucides. Zubran fut le premier à comprendre l’origine de ces curiosités géologiques : les vents tourbillonnants devaient concentrer les chutes de pluie au cœur des mini-cyclones et le calcaire contenu dans les gouttes d’eau construisait progressivement ces stalactites démesurées.
Un bruit de pas dans le dos de Ki détourna subitement la jeune fille du panorama des jours écoulés. Elle fit volte-face et tomba nez à nez avec Léo Artéan. Quelque chose dans l’attitude du roi sparte trahissait un sentiment d’urgence.
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-elle.
— Quelqu’un a besoin d’aide !
— Tout est calme, s’étonna la jeune fille.
— Pas ici, quelque part en bas. J’explorais les environs, à travers les pensées frustes des créatures de la Terre des Géants, lorsque je suis tombé par hasard sur une bouffée de terreur, émise par quelque chose d’incontestablement… intelligent ! Ce n’était pas humain, mais cela avait peur. Je l’ai perdu au bout de quelques secondes. Je crois que cela venait du canyon, là-bas.
Ki jeta un regard circonspect sur l’étroite vallée noyée de brume. La rivière, qui déployait ses méandres huileux sous le Satalu, sortait de ce passage dominé par des falaises de grès et des pitons aux formes acérées.
— Allons voir ! proposa l’adolescente, impulsive.
— Il vaudrait mieux rassembler quelques hommes, tempéra l’homme masqué.
— Alors, autant oublier cet inconnu ! riposta Ki. Nous arriverons peut-être trop tard pour le sauver !
Léo plissa les yeux puis émit un soupir. Il attrapa le bras de la jeune fille.
— On y va !
Il éleva leur niveau de vibration qui les déposa tous deux dans le défilé. L’eau couleur de terre coulait rapidement sous des écharpes de vapeur, au milieu de rives abîmées par d’innombrables crues éclair. La main de l’homme masqué se crispa sur le bras de l’adolescente.
— Je le sens de nouveau ! Il est tout proche… attaqué par des prédateurs !
Sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, il entraîna Ki par trois fois à travers la vibration fossile. Le dernier saut les déposa au pied d’un escarpement vertigineux, en partie dissimulé derrière un épais brouillard. La brise balaya le canyon, et trois oiseaux-lézards passèrent en planant, portés par les courants. La brume sembla tourbillonner sur elle-même, se déchirant soudain au pied de la falaise. Ki et Léo découvrirent tout à coup les protagonistes du drame.
À cent pas environ, une sorte de reptile bipède aux couleurs chatoyantes – un dégradé allant du rouge vif au bleu nuit de la tête au bout de la queue – était dressé au sommet d’une pile d’arbres morts, déposés là par les flots. Haut comme trois hommes, il avait des ailes membraneuses repliées dans le dos, un crâne triangulaire et deux cornes pointant entre ses oreilles. Il brandissait une branche énorme pour tenir à distance ses agresseurs : deux reptiles, également bipèdes et d’une taille sensiblement équivalente à la sienne. Mais la ressemblance s’arrêtait là. Eux étaient démunis d’ailes et leur teinte irisée, d’un ton jaune et vert, luisait d’un éclat vénéneux. Leurs membres postérieurs étaient beaucoup plus massifs que ceux de leur proie, hérissés d’ergots et de griffes immenses, tandis que les antérieurs étaient ridiculement atrophiés, avec de petites mains crochues tendues avidement vers leur victime. Leur tête était énorme, ouverte sur une gueule bardée de dents longues comme des pointes de lances.
— C’est lui ? chuchota Ki, une fois revenue de sa stupeur.
— C’est lui. Eux ne sont que des bêtes sauvages, mais lui pense, comme toi et moi.
— Tu le comprends ?
— Pas sa langue, mais je comprends le sens de ses pensées. Il s’apprête à mourir en psalmodiant une sorte de cantique… On dirait de la poésie…
La jeune fille remarqua que les lèvres du lézard ailé étaient agitées d’un mouvement rapide, qu’elle avait pris dans un premier temps pour un tremblement convulsif.
— Pourquoi ne s’envole t-il pas ?
— Il s’est blessé à l’aile, il y a plusieurs jours…
Un glapissement assourdissant déchira l’air. L’un des prédateurs passait à l’attaque. D’une détente prodigieuse, il bondit sur sa proie, toutes griffes dehors. Le reptile ailé évita la charge d’un coup de rein désespéré. Il accompagna l’assaillant du regard et de sa mâchoire étroite jaillit soudain… une flamme de plusieurs mètres ! Le brasier aux reflets cuivrés roussit le flanc de l’imprudent, qui roula sur lui-même pour éteindre l’incendie. Il se redressa comme une furie en poussant un sifflement terrible. Ses yeux farouches s’étaient réduits à l’état de fentes. Son mufle sinistre oscillait de droite et de gauche comme s’il cherchait le meilleur angle d’attaque. Son congénère se ramassa sur lui-même, prêt à passer à son tour à l’attaque.
— On intervient ! exhorta Léo. Tu prends celui de droite ; moi, celui de gauche. L’endroit le plus fragile doit être l’œil… Maintenant !
Fermant son esprit à toute spéculation concernant les risques de l’entreprise, Ki bondit à travers la vibration pour surgir sept mètres au-dessus du sol. Elle poussa à deux mains son épée dans un globe oculaire de la taille d’une tête humaine, qui éclata comme un fruit trop mûr. Elle se retrouva aussitôt à son point de départ, couverte de la tête aux pieds d’une humeur visqueuse et nauséabonde. Léo n’avait pas été épargné : des fils gluants pendaient de son masque. Au pied de la falaise, les deux carnivores s’étaient affaissés, le corps parcouru de tremblements nerveux. Ils basculèrent en arrière avec un ensemble presque parfait. Leur chute produisit un choc sourd, que la jeune fille ressentit jusque dans ses jambes.
Le reptile ailé considéra le corps agité de spasmes de ses agresseurs avec une expression de totale incompréhension. Il sembla humer l’air autour de lui, d’un air incertain, puis, soudain, leva les yeux en direction de l’homme et de la jeune fille. Il abaissa son gourdin, comprenant visiblement qu’il n’avait rien à craindre de ses sauveurs.
— Approchons-nous, décida le monarque sparte.
Les Passe-Mondes se transportèrent à une dizaine de mètres du reptile multicolore. Le monstre eut un mouvement de recul et battit rapidement des paupières. Il s’arrêta net, comme stupéfait. Sa bouche s’ouvrit de stupeur, ses arcades sourcilières couronnées de pointes se dressèrent comme des accents circonflexes. Il fixa le roi masqué de ses yeux clairs, en amande, et sembla se détendre. Ses naseaux s’ouvraient et se fermaient au rythme paisible de sa respiration.
« Léo s’adresse à lui par la pensée », songea Ki.
Un dialogue télépathique parut s’engager entre l’homme et le saurien, dont la jeune fille était totalement exclue. Parfois, la grosse tête de l’animal oscillait lentement, dans ce qui ressemblait à un acquiescement silencieux. D’autres fois, ses oreilles pointues s’agitaient frénétiquement et son regard se voilait de tristesse. La bouche de l’animal semblait capable d’autant d’expressions que celle d’un être humain, ce qui était surprenant de la part d’une créature à l’aspect aussi effrayant. De même, vue de près, sa peau écailleuse aux couleurs chatoyantes avait l’air aussi souple que de la soie, ce qui tranchait avec le blindage rugueux qui couvrait les prédateurs gisant à ses pieds.
Une dizaine de minutes s’étaient écoulées lorsque Léo se retourna vers l’adolescente. Il semblait gagné par une euphorie singulière.
— Cette rencontre est une véritable bénédiction, assura-t-il avec force. Cet… ce saurien que nous avons tiré d’affaire est un Mixcoalt. Il se désigne lui-même sous le nom de Catal. Ses semblables vivent à l’intérieur d’un immense monolithe creux, dressé au centre du continent, qu’ils appellent Terre-Matrice...
— Le rocher où se trouve la Frontière ? s’enflamma soudain l’adolescente.
— Exactement ! La Frontière, qu’il appelle l’Aedir, semble être au cœur d’un rite essentiel dans la culture Mixcoalt. Elle se trouve à l’intérieur du monolithe. Il y a cependant un problème…
Ki émit un rire ironique.
— Ça semblait trop simple, aussi…
— Le problème, c’est que notre ami est un fugitif ! Son peuple est profondément pacifique mais, depuis peu, certains d’entre eux ont subi une transformation – je n’ai pas bien compris sa nature – qui les a rendu agressifs et vindicatifs. Ceux-là ont fait main basse sur le pouvoir et Catal s’est enfui car il a comploté contre eux.
— Il a été blessé en s’enfuyant ?
— Non. Depuis sa fuite, il cherche à gagner la côte, où vivent d’autres Mixcoalts. Mais il a été attaqué par un oiseau-sangsue il y a trois jours, une sorte d’horrible ver géant bardé de dents et doté de deux paires d’ailes. Il s’en est tiré en se jetant au milieu des branches d’un grand arbre et il pense s’être fracturé un os de l’aile à cette occasion. Depuis, il poursuit son périple à pied. Cependant, les chances de survie à terre d’un Mixcoalt sont proches de zéro, m’a-t-il dit… C’est pourquoi je lui ai proposé un marché…
Le visage de Ki s’épanouit par avance.
— Il nous aide à nous introduire dans Terre-Matrice et nous le déposons ensuite sur la côte, au milieu de ses congénères.
— Il a accepté ?
— Plutôt deux fois qu’une ! Je crois que revoir une dernière fois sa cité troglodytique lui fait le plus grand plaisir.
— Excellent !
L’adolescente tourna un visage souriant vers l’énorme créature, qui les contemplait d’un regard attentif. Elle tendit un doigt vers le reptile.
— Catal, lança-t-elle d’une voix forte.
Puis elle posa la main sur son sein gauche.
— Ki ! dit-elle en inclinant légèrement le buste.
Le saurien secoua la tête et ses oreilles se redressèrent comme s’il avait compris. L’énorme créature s’inclina à son tour dans ce qui pouvait passer pour une révérence ou un salut rituel. Les troncs d’arbres sur lesquels il était toujours campé grincèrent et craquèrent si fort que l’adolescente crut qu’ils allaient s’effondrer sous son poids.
— Tlimm Ki al’t kimch’liann Catal nia Caelnn, prononça une voix de basse grondante avec des résonances de grosse caisse.
Le souffle âcre de l’animal suffoqua littéralement la jeune fille. Elle se força quand même à sourire et inclina de nouveau son corps, plus profondément que la première fois.
— Il vient de dire quelque chose comme « le nom de Ki chante aux oreilles de Catal, fils de Caelnn », traduisit le roi masqué.
— Il n’a pas dit ce qu’il a mangé, par hasard ? grimaça l’adolescente, en tentant de calmer les protestations de son estomac. Parce qu’il faut qu’il arrête : ça va le rendre malade !
Ki devina le sourire de Léo sous son masque. Le Mixcoalt porta l’une de ses mains immenses à sa gueule. Elle comptait trois doigts opposables et ressemblait à une pince à sucre géante. Le reptile fourra ses doigts dans sa gueule et en retira un objet visiblement métallique, de la taille d’un poing humain. Il le glissa discrètement sous une rangée d’écailles de son ventre.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’adolescente.
Après quelques secondes, le Mixcoalt cligna des yeux et se frotta derrière les oreilles. Il semblait gêné. Léo se tourna vers Ki.
— Apparemment, c’est quelque chose d’assez intime. Il l’appelle son briquet-totem. Chaque Mixcoalt en possède un, sur lequel est gravé son poème fétiche. Le briquet se coince dans la gueule, en cas de danger. Un mouvement de la mâchoire permet d’enflammer le souffle du Mixcoalt, ce qui explique la flamme de tout à l’heure…
— Un briquet-totem, souffla la jeune fille, stupéfaite. Quelle drôle d’idée, quand même. Est-ce que tu peux lui demander si…
— Plus tard, l’interrompit le monarque, un sourire dans la voix. Pour le moment, il est préférable de ne pas s’attarder dans ce canyon.
D’un geste, il montra le cadavre des deux prédateurs.
— Des dizaines de tonnes de viande offertes à toutes les convoitises. Tous les nécrophages du coin vont rappliquer : je préfère me trouver ailleurs à l’heure de la curée…
— D’accord. On ramène notre nouvel ami sur le Satalu ?
— Je lui ai dit que nous allions le transporter. Il n’est pas très rassuré mais il est prêt à nous accompagner…
Catal se pencha vers les Passe-Mondes et tendit ses énormes mains.
— À mon signal, on le transporte sur le château arrière du Satalu, indiqua Léo.
— J’en connais qui ne vont pas en croire leurs yeux, jubila la jeune fille.
Sa main disparut dans celle du Mixcoalt, d’une surprenante douceur.
L’instant d’après, les deux humains et le reptile ailé s’évanouirent dans les airs.
— Le Sanctuaire ! laissa échapper Pierric, stupéfait.
La montagne émergeant d’un océan de brume, le ciel velouté couleur d’abricot mûr, la ville en terrasses émergeant d’une végétation luxuriante… Tout était comme dans le rêve qu’il avait fait quelques mois plus tôt. Il ne manquait que Ki et Léo Artean pour se croire revenu en arrière…
— Comment connais-tu l’existence du vortex ? sourcilla Fëanor.
— Je l’ai vu dans un rêve, lui répondit Pierric. Mais j’ignorais qu’il existait encore…
Il repoussa d’une pichenette ses lunettes sur l’arête de son nez et se tourna vers le Veilleur.
— Je peux vous retourner la question. Que faisons-nous ici ?
L’homme le regarda gravement, ses yeux vairons semblant chercher à percer tous ses secrets.
— Que sais-tu sur le Sanctuaire ? demanda-t-il, éludant volontairement la question du garçon.
Pierric sourit, d’un air d’audace et de dérision.
— Vous devriez faire de la politique, railla-t-il tout en fixant intensément le Passe-Mondes, réalisant soudain qu’il ne savait rien de lui.
Ni sur les Veilleurs en général. Et malgré la franchise et la vigueur avec laquelle Fëanor s’adressait à lui, malgré l’aide indéniable qu’il avait déjà apportée à Thomas, il n’en était pas moins vrai qu’un voile de mystère entourait les guerriers Passe-Mondes drapés de gris. Pierric ne répondit pas davantage que le Veilleur, intrigué autant que soupçonneux.
— On raconte que vous veillez sur la dépouille de Léo Artéan. Est-ce vrai ?
Fëanor ne desserra pas immédiatement les lèvres, son regard scrutateur soutenant celui de Pierric. Puis il hocha la tête d’un air calme.
— Léo Artéan est bien enterré ici, mais ce n’est pas sur sa dépouille que nous veillons, fit-il en souriant, bien que son visage demeurât grave. Après le Grand Fléau et la mort du roi Artéan, un grand nombre de Spartes ont définitivement quitté le Sanctuaire, pour s’installer dans les Villes Mortes ou dans les Animavilles. Seuls sont restés ceux dont le Sinfel – le destin – était d’attendre la venue du prochain Nommeur, annoncée par la prophétie d’un oracle nommé Antialphe. Trois cents Spartes dorment depuis cette époque dans le puits du sommeil, ne s’éveillant qu’à l’occasion de courtes périodes, le temps pour eux de vérifier si le moment de reprendre les armes est venu. Je suis l’un d’eux. J’ai quitté mon narcovaisseau depuis moins d’un an et j’ai eu le privilège de trouver le nouveau Nommeur : Thomas, ton ami…
Pierric resta muet de surprise. Il considérait Fëanor comme s’il le voyait pour la première fois. Son beau visage viril en lame de couteau, sa chevelure noire répandue sur de larges épaules, sa haute silhouette, svelte et robuste. Cet homme était un Sparte ! Un héros du Grand Fléau ! Et il avait dormi mille ans…
— Tu… tu as combattu aux côtés de Léo Artéan ? balbutia Pierric.
Sa voix sonnait de façon inhabituelle, grêle et haut perchée.
— J’ai eu cet insigne honneur, avoua l’homme humblement. J’étais aussi à ses côtés le jour où il a rendu son dernier souffle.
Il serra les lèvres, peut-être pour les empêcher de trembler. Pierric était partagé entre l’effarement le plus total et une excitation grandissante. Son cœur battait à toute vitesse contre ses côtes, car une idée folle venait de germer dans son esprit.
— Parmi les Veilleurs, je veux dire les Spartes, qui dorment dans le puits du sommeil, est-ce qu’il y a une certaine Ki ?
Fëanor fronça les sourcils comme s’il recherchait dans ses souvenirs.
— Ce nom ne me dit rien, dit-il d’un ton détaché.
La réponse heurta le garçon comme une porte rabattue à toute volée par un courant d’air. L’espoir insensé qui s’était levé en lui, l’espace d’un instant, fut aussitôt anéanti. Il sentit son cœur se racornir et ses traits s’affaisser. C’était une chose, de se douter qu’il ne rencontrerait jamais la jeune fille de ses rêves, et une autre, bien différente, d’en avoir un jour la certitude.
— Quelque chose ne va pas ? s’inquiéta le Veilleur.
Pierric lutta contre une envie furieuse de tourner les talons pour aller pleurer dans un coin. Il n’avait pas le droit de baisser les bras. Ki n’aurait jamais abandonné.
— Tout va très bien ! Comment puis-je vous aider ?
Sa voix s’était faite dure et plus épaisse. Fëanor tiqua mais ne releva pas le changement de ton du garçon.
— Avant le Grand Fléau, l’entretien des narcovaisseaux était assuré par une caste de prêtres, que nous appelions les Hermétiques. Lorsque nous avons choisi d’attendre la venue du prochain Nommeur, un seul Hermétique a accepté de rester sur place. Comme il ne pouvait pas rester mille ans à attendre le moment de nous réveiller, il a choisi de se plonger également dans le sommeil artificiel. Cela n’avait jamais été tenté mais, en théorie, un dormeur est capable de se réveiller tout seul, alors pourquoi un Hermétique n’aurait-il pas été en mesure de réguler le puits du sommeil depuis un narcovaisseau ?
La tension qui rigidifiait le visage du Veilleur laissait entendre que tout ne s’était pas déroulé comme prévu.
— De fait, cela a fonctionné parfaitement pendant presque mille ans. Mais à présent que le temps est venu de tirer tous les Spartes de l’animation suspendue, quelque chose semble s’être détraqué. L’Hermétique et les guerriers ne répondent plus aux sollicitations extérieures. Leurs fonctions physiologiques ne sont pas affectées et, pourtant, ils paraissent incapables de revenir du fond d’eux-mêmes. C’est comme s’ils s’étaient tous égarés dans le même rêve.
Les yeux de Fëanor flamboyèrent entre ses paupières mi-closes.
— Hier, finalement, l’Hermétique a émergé quelques secondes, par deux fois. Et par deux fois, il a prononcé ton nom, Pierric Bontemps…
Le Veilleur se tut. Chacun suivit un moment ses propres pensées. Puis Fëanor reprit la parole, chuchotant presque comme s’il craignait d’être entendu.
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que tu es censé faire. Ni même si tu es en mesure de faire quoi que ce soit… Es-tu prêt cependant à prendre le risque de plonger à ton tour dans le sommeil pour tenter de leur porter assistance ?
Pierric avala péniblement sa salive. Il avait déjà pris sa décision.
— Qu’est-ce qu’on attend ? railla-t-il sans réelle conviction.
Il se mit à fredonner mentalement la musique de Mission Impossible pour se donner du courage.