12.

État de siège

Vous venez de rater votre ami ! déclara Franck, navré.

Thomas regarda le cuisinier toulousain d’un air surpris.

— Quel ami ? demanda-t-il, en époussetant machinalement son pantalon de toile, imprégné de la forte odeur de son cheval.

— Je ne connais pas son nom. Il m’a juste dit que vous sauriez qui il était, mais qu’il n’avait pas le temps d’attendre votre retour de balade.

— Alors, pourquoi est-il venu s’il n’avait pas le temps d’attendre son retour ? s’étonna Ela.

Franck sembla surpris de ne pas s’être posé la question lui-même.

— Je ne sais pas, avoua-t-il avec une grimace dépitée.

— Tu attendais quelqu’un ? demanda Duinhaïn à Thomas.

— Personne. À quoi ressemblait cet ami ? Il parlait français ?

— Non, anglais. Il était grand, la trentaine, avec des lunettes de soleil Ray Ban…

Le cuisinier plongea ses mains dans ses poches et regarda son auditoire comme s’il cherchait autre chose à rajouter.

Ela eut un sourire goguenard, qui sembla le déstabiliser.

— Ah ! Il avait aussi un drôle de tatouage tout autour du cou !

Thomas le toisa avec stupéfaction. Xavier s’approcha, adressant un regard entendu au garçon, qui semblait dire : « Voilà, tu l’as, ton homme peint ! »

— Dans quelles circonstances exactes avez-vous rencontré l’ami de Thomas ? demanda le garde du corps. C’est lui qui est venu vous chercher dans le camp, ou bien c’est vous qui êtes tombé sur lui par hasard ?

— C’est moi… J’allais chercher des boîtes de tomates dans la réserve lorsque je l’ai aperçu… (Son visage se contracta.) Aucun de vous ne connaît cet homme, c’est bien ça ? Et vous pensez que si je ne l’avais pas vu, il serait reparti sans demander son reste ?

— C’est tout à fait ça, confirma Xavier, avec un sourire en coin. Un sale fouineur, qui s’intéresse à vos fouilles et qui a pris l’excuse de l’arrivée de plusieurs Français pour se tirer d’affaire quand vous l’avez coincé ! Va falloir ouvrir l’œil et ranger vos trouvailles, à partir de maintenant.

Franck ouvrit la bouche, penaud comme un écolier recevant une mauvaise note. Puis il la referma et hocha vigoureusement la tête.

— Quel baratineur, ce Xavier, gloussa Ela à l’oreille de Thomas.

— Mouais. Quoi qu’il en soit, le moins qu’on puisse dire, c’est que notre arrivée n’est pas passée inaperçue. Le vieil Aborigène d’abord, et maintenant ce type tatoué…

— Tu penses que le tatoué pourrait être un allié de ton frère ?

— Comment savoir… Non, je ne pense pas. Mon petit doigt me dit qu’un nouveau joueur est en train de pousser ses pions dans la partie !

— Un nouveau joueur ?

Henrique Serrao surgit à côté d’eux, une expression indéfinissable sur le visage. Il sembla sur le point d’adresser la parole à Thomas puis se ravisa. Il tourna le visage en direction de Pierre Andremi, le dernier à revenir du corral où ils avaient enfermé leurs montures.

— Est-ce que tu n’as pas omis de me parler de certaines choses ? demanda-t-il d’un ton renfrogné.

— Une année ne se résume pas en quatre heures, plaisanta le milliardaire.

Voyant que l’archéologue n’avait pas l’air de goûter son humour, Andremi reprit son sérieux.

— Que s’est-il passé ?

— Apparemment, un homme rôdait autour du camp. Lorsque Franck est tombé sur lui, l’individu a dit être un ami de Thomas. Xavier pense, au contraire, que l’homme serait un curieux attiré par nos recherches. Mais c’est la première fois que cela se produit… le jour même de votre arrivée ! Ce qui m’amène à te poser cette question : est-ce que tu n’as pas omis de me parler de certaines choses ?

Le milliardaire toisa son ami de faculté quelques secondes, avant de répondre.

— Si tu as une heure de plus à nous accorder, Thomas et moi avons effectivement des éclaircissements à t’apporter…

L’adolescent et le milliardaire s’étaient mis d’accord la veille : ils raconteraient la vérité à l’archéologue si la nécessité s’en faisait sentir. Mieux valait une personne de plus dans la confidence plutôt que d’éveiller des suspicions susceptibles de nuire à leur mission.  

— Allons dans ma tente, proposa l’archéologue, en se déridant enfin. Je suis impatient de connaître la véritable raison de ta présence à Uluru… en dehors du plaisir de revoir un vieil ami, bien entendu !

Il pivota vers Franck.

— Peux-tu nous apporter trois repas sous ma tente, s’il te plaît ?

— Pas de problème… C’est comme si c’était fait.

Remarquant que le cuisinier jetait des coups d’œil furtifs autour de lui, l’archéologue se fendit d’un large sourire.

— Franck, nous n’avons pas découvert l’Arche d’Alliance ou la momie de Bouddha. L’homme de tout à l’heure n’est pas un dangereux espion prêt à tout pour mettre la main sur une malheureuse caisse de fulgurites. Et quand bien même ce serait le cas, je pense que notre ami Xavier n’a pas un simple diplôme de secrétariat en poche. Est-ce que je me trompe ?

Le garde du corps adressa un regard ironique à l’archéologue.

*

Le repas se prolongea deux bonnes heures sous la tente d’Henrique Serrao. Thomas commença par parler de sa capacité à se déplacer à la vitesse de la pensée. Il fit une démonstration pour couper court à l’incrédulité de l’archéologue. Après quoi, il enchaîna par sa découverte fortuite d’Anaclasis. Il s’attacha à donner une image fidèle du monde parallèle : les Animavilles, les Villes Mortes, l’anneau dans le ciel, les deux lunes, le temps filant six fois plus vite que dans le Reflet. Ensuite, Thomas en vint à décrire l’histoire d’Anaclasis, depuis le Grand Fléau jusqu’à la nouvelle confrontation entre l’île de Ténébreuse et le continent. Il évoqua la félonie des Colosséens et le blocage partiel de la vibration fossile par les Effaceurs d’ombre. Il termina par son destin hors normes, ses liens avec le Dénommeur, et, bien entendu, sa quête des Frontières, à l’origine de sa présence en Australie. Lorsqu’il se tut enfin, Henrique Serrao resta longtemps silencieux, faisant tourner un reste de Bordeaux dans son verre à pied. Puis il engloba ses deux invités d’un regard interrogateur.

— Vous me promettez que vous ne vous êtes pas foutus de moi ?

— Craché juré, sourit Pierre Andremi.

L’autre se renversa en arrière dans sa chaise pliante.

— Alors, nom d’un Graal, tout ceci est la plus incroyable histoire que j’ai jamais entendue ! Ce monde parallèle… cette guerre… et puis, le vieil Aborigène et sa prophétie… Par contre, je ne vois pas du tout ce que vient faire le type tatoué, dans toute cette histoire !

— Nous non plus, admit Thomas.

L’archéologue regarda en l’air, comme s’il cherchait une réponse.

— Quand est-ce que tu vas aller dans ce monde parallèle, pour tenter de trouver la Frontière ? demanda-t-il.

— À la tombée du jour, pour ne pas risquer d’éveiller l’attention.

— Bien… Vous me tiendrez au courant de l’avancée de votre affaire ?

— Naturellement, répondit Pierre Andremi. Et merci encore pour le temps précieux que tu nous consacres… et pour ta compréhension, également…

— Je t’en prie. Ce n’est pas tous les jours que mon vieil ami vient me rendre visite, et peu importe la raison.

— Vous repartez à la grotte cet après-midi ? interrogea Thomas.

— Non, aujourd’hui est consacré au nettoyage et à l’identification de nos dernières découvertes. Vous pouvez vous associer à nous, si vous le désirez. Mais votre séjour risque d’être bref ; je vous conseille plutôt de vous promener autour d’Uluru. Le tour complet du rocher prend trois bonnes heures. Ma fille pourrait vous servir de guide. Vous ne serez pas seuls, de toute façon. Des cars entiers de touristes déferlent en fin d’après-midi dans le bush, pour découvrir le monolithe à l’heure où le soleil déclinant fait rougeoyer la roche.

— Merci pour la proposition, nota Thomas avec reconnaissance. Je vais demander à mes amis ce qu’ils veulent faire.

Ela, Tenna, Duinhaïn, Palleas et Bouzin optèrent sans hésiter pour la balade autour du rocher. Xavier aurait volontiers fait une sieste digestive mais, vu les circonstances, il jugea préférable d’assurer la sécurité rapprochée des jeunes gens. Pierre Andremi choisit, pour sa part, de rester avec l’équipe d’archéologues, pour profiter de la présence de son ami Henrique.

Virginie sembla enchantée à l’idée d’accompagner les adolescents en promenade. Pour une jeune fille de son âge, les distractions ne devaient pas être bien nombreuses dans le désert. Pendant que Tenna et Ela enfilaient des chaussures de randonnée prêtées par les jeunes femmes archéologues de l’équipe, Virginie s’approcha de Thomas, un sourire mutin flottant sur les lèvres.

— Ton amie est très jolie, souffla-t-elle, en coulant un regard entendu en direction d’Ela.

Le garçon n’eut pas le temps de répondre : la jeune fille s’éloignait déjà, en repoussant ses cheveux d’un geste à la fois innocent et séduisant, pour les couvrir d’un bandana bariolé. « T’es pas mal non plus, dans ton genre », songea Thomas, amusé, en suivant du regard l’agréable déhanché.

— Ce sont mes énormes chaussures ou les fesses de Virginie qui te donnent cet air béat ? demanda soudain la voix d’Ela contre son oreille.

Le ton furibond de la jeune fille était démenti par la lueur ironique qui brillait dans ses yeux.

— Ben… les deux, mon colonel, sourit le garçon.

— Tu n’as pas honte ?

Elle le pinça, en arborant une moue boudeuse. Il immobilisa ses mains et l’attira contre lui.

— Ce n’est pas parce qu’on est au régime qu’on n’a pas le droit de consulter le menu, ajouta-t-il malicieusement.

Alliant le geste à la parole, il promena ses yeux sur la poitrine en pente douce de l’adolescente, mise en valeur par un simple débardeur de coton.

Elle eut un gloussement et le repoussa sans conviction.

— Bah ! Quel dégoûtant personnage tu fais ! dit-elle à mi-voix.

Ses yeux clairs vinrent s’enferrer dans le regard de voyeur du garçon. Ils étaient tellement remplis de sensualité que Thomas en eut le souffle coupé, et l’impression de flotter dans une bulle au large du temps. L’échange s’éternisa, repoussant peu à peu les rires et les discussions de leurs compagnons à des kilomètres de distance. L’adolescent sursauta lorsque la jeune fille mêla étroitement ses doigts aux siens. Ils étaient légers comme des flocons de neige mais semblaient plus chauds que des braises. Ils allumèrent un incendie dans son cerveau, lançant un frisson incontrôlable le long de son épine dorsale.

— Vivement qu’on ait du temps rien que pour nous, murmurèrent les lèvres framboise de l’adolescente.

Le garçon hocha la tête, la gorge trop serrée pour répondre.

— Vous restez ou vous nous accompagnez ? railla soudain la voix profonde de Xavier. Parce que les autres viennent de partir !

Thomas cilla et entraîna Ela derrière leurs amis.

— J’espère qu’un froid polaire règne à l’ombre du rocher, lança-t-il d’une voix rauque. Sinon, je vais me consumer et il ne restera de moi qu’un tout petit tas de cendres !

Ela mêla son rire à celui de Thomas. À défaut de fraîcheur, les adolescents trouvèrent des cohortes de touristes au pied d’Uluru, lancés comme eux dans la randonnée la plus célèbre d’Australie. Cela ne gâcha en rien leur plaisir et ils revinrent de cette longue promenade avec des images magnifiques plein les yeux. L’obscurité s’était faite dans le bush lorsque les archéologues et les adolescents se réunirent autour d’une table dressée en plein air pour le dîner. Au-dessus d’eux, le ciel restait encore douloureusement lumineux. Le désert était comme suspendu entre le jour et la nuit, pris dans cet état mystérieux que l’on ne rencontre en général que dans les profondes vallées alpines.

Au terme d’un repas délicieux – Franck était un remarquable cuisinier –, les convives s’installèrent autour d’un feu de camp pour prolonger la soirée. Rompue de fatigue après leur double journée, Tenna fut la première à aller se coucher. Les membres de l’équipe de Serrao suivirent, en ordre dispersé. Thomas et ses compagnons d’aventure restèrent les derniers à se serrer frileusement autour du feu. La température avait chuté de façon spectaculaire depuis la disparition du soleil et tous avaient enfilé des vêtements chauds. Thomas claqua soudain ses mains contre ses cuisses.

— Il y a une Frontière qui se languit de nous voir ! lâcha-t-il.

— Tu nous transportes tous les six en une seule fois ? demanda Pierre Andremi.

— Tous les cinq, grimaça Xavier. Je ne me transforme pas en ectoplasme pour changer de monde. Je vous attends ici…

— Comme tu veux, sourit Thomas. Transporter cinq personnes est un jeu d’enfant. Cramponnez-vous à moi… C’est parti !

Le brouillard informe de la vibration fossile remplaça fugacement les ténèbres, avant de céder la place à une pénombre glauque. Les voyageurs découvrirent avec étonnement qu’ils avaient atterri au milieu d’une jungle d’une luxuriance invraisemblable. Des troncs imposants, couverts d’écailles olivâtres, montaient à l’assaut de l’inextricable enchevêtrement d’un ciel de frondaisons et de lianes moussues, uniformément vert. De l’eau, ou peut-être était-ce des sucs végétaux, gouttait en permanence de toutes parts. Pas un centimètre carré de couleur bleue n’apparaissait à travers le couvercle végétal, pas un rayon de soleil ne rayait l’exubérance émeraude. Pourtant, c’était le jour sur Anaclasis, sinon l’obscurité aurait été totale.

— Bouh ! Ça pue le moisi ! s’écria Ela en fronçant le nez.

— C’est bien notre chance, râla Thomas. Aucun moyen de se repérer au milieu de cette purée verte !

— En p-p-plus, il doit y avoir des t-t-tas d’horreurs carnivores par ici, jugea Bouzin en roulant des yeux inquiets.

— Je pulvérise la première chose qui bouge ! assura crânement Palleas.

— Le monolithe doit être dans cette direction, indiqua Duinhaïn d’un coup de menton. Mais nous ne pourrons jamais y arriver à pied…

Il considérait les alentours avec défiance. Le sol était un patchwork de fondrières aux eaux croupissantes et de bandes de terre détrempées, colonisées par des champignons ressemblant à des morilles grosses comme des ballons de football.

— L’odeur doucereuse qui monte de ces champignons ne me dit rien qui vaille, expliqua l’Elwil. Elle ressemble bougrement à celle des floques-humeurs, qui poussent dans les forêts d’Elwander. Il suffit d’effleurer du pied ces saletés pour qu’elles éclatent en libérant un gaz foudroyant. Les floques-humeurs sèment leurs spores sur les cadavres d’animaux qui se sont laissé surprendre.

— Génial ! souffla Palleas. Tu me rappelleras de ne jamais te rendre visite !

— Retournons dans le Reflet, suggéra Pierre Andremi à Thomas. Tu nous transportes à deux pas d’Uluru avant de revenir à Anaclasis.

— Bonne idée ! approuva le garçon. Tenez-vous, on fait machine arrière !

Ils retrouvèrent Xavier à l’endroit où ils l’avaient laissé, occupé à tisonner le feu.

— Déjà ? s’étonna le garde du corps.

— On avait le mal du pays, plaisanta Thomas. On ne fait que passer. À tout à l’heure !

Il replongea dans la vibration fossile pour émerger au pied du monolithe, à l’endroit où s’ouvrait la grotte fouillée par l’équipe d’Henrique Serrao.

— On grimpe sur le bas du rocher, suggéra Duinhaïn. Comme ça, pas de risque de se matérialiser de l’autre côté sur un champignon !

Tous s’exécutèrent. Thomas replongea pour la seconde fois en direction d’Anaclasis. Cette fois, ils eurent la bonne surprise d’être accueillis par de somptueuses draperies de soleil, filtrées par les frondaisons d’une forêt tenue en échec aux abords du titan rocheux. À peine avaient-ils fait ce constat qu’un énorme coup frappa le flanc du monolithe, semblable au fracas d’un marteau titanesque manié par un géant. Thomas rentra la tête dans les épaules. Ses amis se raidirent autour de lui, comme les chevaux de bois d’un drôle de manège dont il aurait été le mât central.

— C’était quoi ? gémit Palleas.

Une ombre glissa tout à coup sur la forêt, juste avant de disparaître au-dessus d’Uluru. Un nouveau coup de boutoir gigantesque ébranla le monolithe. Les falaises craquèrent sinistrement et des pierres dégringolèrent, à une centaine de mètres de leur position.

— Cette chose volante s’est écrasée au sommet du rocher ! affirma Ela. Je n’ai pas eu le temps de voir ce que c’était.

— Un lézard v-vo-volant, assura Bouzin.

— Un dragon ! souffla Pierre Andremi.

Thomas le regarda, d’un air ébahi.

— Un autre arrive ! avertit Duinhaïn.

Une étonnante créature ailée apparut à travers les arbres : elle mesurait certainement plus de quinze mètres d’envergure et tenait autant du lézard pour le corps que de la chauve-souris pour les ailes. Elle serrait quelque chose entre ses pattes griffues. Elle plana avec une lourde lenteur, avant de disparaître à l’aplomb du monolithe. Un instant plus tard, une nouvelle explosion résonna jusque sous leurs pieds.

— Un bombardement ! comprit Thomas. Ces espèces de… dragons lâchent des rochers au sommet d’Uluru.

— Mais pourquoi ? s’étonna Palleas.

— Je vais fouiller leurs pensées pour tenter de l’apprendre !

Le garçon invoqua le nom de l’Incréé découvert à Hyksos. Il repéra l’esprit du reptile qui venait de les survoler et s’y engouffra sans peine. Son étonnement fut grand de découvrir une structure mentale aussi complexe que celle d’un humain. Il embrassa soudain le paysage du point de vue de la créature dont il avait envahi l’esprit. La forêt moutonnait jusqu’à l’horizon, où elle se perdait dans les brumes du lointain. Elle faisait penser à un océan ondoyant, sur lequel les méandres d’une rivière formaient des serpentines argentées. Le bastion d’Uluru, qu’enflammait un soleil ardent, était la seule île émergeant au milieu de cet océan de verdure. Thomas remarqua aussitôt que le sommet du rocher était couvert d’une étrange structure circulaire, visiblement taillée à même la roche. Cela ressemblait vaguement à un énorme bunker, sur le pourtour duquel se répartissaient des portes rocheuses hermétiquement closes. C’est cette construction qui semblait être la cible du bombardement, des rochers brisés jonchant pêle-mêle son toit passablement défoncé.

Pourquoi ? Thomas trouva la réponse dans l’esprit du reptile ailé : pour contraindre les Réincarnés à livrer la cité troglodytique de Terre-Matrice ! Visiblement, dans ce monde-ci, le rocher d’Uluru était creusé d’une immense caverne, appelée Terre-Matrice et occupée par la plus grande et la plus sacrée des villes construites par les reptiles ailés, qui se désignaient eux-mêmes sous le nom de Mixcoalts. La construction circulaire au sommet de l’escarpement était l’entrée fortifiée de la ville souterraine. Qui étaient les Réincarnés ? Des congénères du reptile dont Thomas effeuillait en ce moment l’esprit. À la différence près qu’eux avaient choisi de… mourir ! Pour être ensuite ramenés à la vie par la magie. Cela les avait rendus quasiment immortels, mais avait dans le même temps asséché leur cœur, les rendant en particulier insensibles à la poésie, qui avait été de tout temps la préoccupation centrale des pacifiques Mixcoalts. Cela faisait un millier d’années que les Réincarnés avaient pris le pouvoir par la force à Terre-Matrice, et qu’ils en avaient banni toute forme de poésie. C’était pour libérer leurs frères opprimés que les Mixcoalts des cités côtières assiégeaient depuis peu leur ancienne capitale. Ils étaient menés par un très vieux Mixcoalt portant le nom de Catal, qui avait réussi à fédérer les tribus de la côte et tentait à présent de libérer Terre-Matrice, où il avait vu le jour onze siècles plus tôt.

« Et la Frontière, dans tout ça ? », s’interrogea Thomas.

Il plongea plus profondément dans l’esprit de son hôte involontaire pour tenter d’obtenir un indice. Et ce qu’il trouva le laissa stupéfait. La Frontière était tout simplement à l’origine du drame qui se jouait sous ses yeux ! Contrairement aux Frontières d’Hyksos ou d’Avalom, elle n’était pas immobile. Elle oscillait en permanence de bas en haut, à l’intérieur d’un tunnel vertical qu’elle avait foré dans la roche, sous Terre-Matrice. Elle n’apparaissait aux yeux des habitants du rocher qu’un jour sur dix, au moment où elle approchait du sommet de sa course et s’apprêtait à replonger sous terre. L’apparition était brève, moins de deux heures à chaque fois. Mais elle avait de tout temps donné lieu à des festivités rituelles, au cours desquelles les Mixcoalts psalmodiaient les meilleurs poèmes composés durant la décade précédente. La Frontière, que les reptiles ailés appelaient l’Aedir, entrait alors en résonance avec les vers déclamés et produisait une sorte de chant profond, qui s’accompagnait d’un véritable feu d’artifice de lumières colorées.

C’est à l’occasion de l’une de ces cérémonies, plus de mille ans dans le passé, qu’un Mixcoalt avait glissé malencontreusement et avait été englouti par le cube obscur. Sa queue dépassait encore de l’Aedir et ses congénères s’en étaient saisis pour tenter de soustraire le malheureux au piège mortel. Hélas, ils n’avaient sorti qu’un corps sans vie de la Frontière. Toutefois, la puissante magie des guérisseurs Mixcoalts avait réussi à faire repartir le cœur du défunt : c’est ainsi que le premier Né-deux-fois était apparu à Terre-Matrice. Par la suite, tout le monde avait remarqué que le caractère du miraculé s’était profondément modifié : le Mixcoalt, jadis l’un des poètes les plus doués de Terre-Matrice, s’était subitement détourné de son art. Il était devenu sombre et belliqueux. Mais ce détail inquiétant avait été complètement éclipsé par une autre découverte. Le miraculé ne vieillissait plus ! Dès lors, un grand nombre de Mixcoalts avaient souhaité devenir immortels à leur tour. Personne ne s’était opposé à leur projet contre-nature, personne n’avait compris le péril immense qui menaçait la société Mixcoalt. Lorsque certains avaient enfin pris conscience du danger, il était déjà trop tard. Les Nés-deux-fois étaient des centaines et ils avaient remplacé le paisible conseil des anciens par une dictature brutale et sanguinaire. Ils ne tardèrent pas à interdire purement et simplement les lectures publiques de poésie et détournèrent l’usage de l’Aedir au seul bénéfice de leur caste, pour initier de nouveaux Mixcoalts désireux de rejoindre la nouvelle élite des Réincarnés.

Le reptile volant que Thomas parasitait croisa plusieurs de ses semblables, chargés de lourds quartiers de roc. Le garçon remarqua pour la première fois les couleurs chatoyantes des immenses créatures, bleu nuit au niveau de la tête, vert et jaune sur le corps et rouge vif tout le long de la queue. Son hôte leur lança un cri d’encouragement puis piqua en direction d’une clairière aménagée au centre de l’immense forêt. Des centaines de Mixcoalts abattaient les arbres à l’aide de cognées plus grandes que des hommes, tandis que d’autres bâtissaient des sortes de tentes d’indiens gigantesques à l’aide des troncs, qu’ils couvraient ensuite de brassées de feuillages. Les lézards multicolores aménageaient avec une discipline toute militaire le campement de leur armée en campagne.

Thomas considéra les lézards multicolores affairés et frissonna sans raison apparente. Des lézards multicolores… multicolores… Le garçon pensa soudain à l’Aborigène des Uluru Gardens et il en eut le souffle coupé. « Le Serpent Arc-en-Ciel t’attend à Uluru», avait dit en substance le vieil homme. Parlait-il de la fresque de la grotte d’Henrique Serrao ou bien… des dragons multicolores de Terre-Matrice ? Thomas eut tout à coup la certitude que la peinture d’Uluru était une représentation stylisée d’un Mixcoalt anaclasien. Mais comment les Aborigènes pouvaient-ils avoir eu vent de la présence des reptiles ailés ? Existait-il un lien entre Terre-Matrice à Anaclasis et la grotte d’Uluru fouillée par les archéologues dans le Monde du Reflet ? Ne trouvant pas de réponse à ces questions dans l’esprit du lézard volant, Thomas rompit le contact et réintégra son propre corps. La mine soucieuse de ses compagnons s’éclaira en le voyant revenir à lui. Un roulement d’avalanche faisait vibrer l’air au-dessus de leurs têtes.

— Il faut filer d’ici ! glapit Duinhaïn. On risque de finir ensevelis sous une montagne de pierres…

— On y va ! Attrapez-moi !

La vibration fossile les engloutit. Ils se retrouvèrent aussitôt sous la clarté bleue des étoiles. Uluru semblait être un domino géant, blême, dressé au-dessus d’eux. Ela sourit à Thomas.

— Pas fâchée de me retrouver dans ton monde, pour une fois, souffla-t-elle.

— Qu’as-tu découvert ? le pressa Pierre Andremi.

Thomas leur expliqua qui étaient les reptiles ailés et la raison qui les avait amenés à s’entredéchirer.

— Cela ne simplifie pas nos affaires, conclut sinistrement Palleas.

— C’est le moins que l’on puisse dire, médita Duinhaïn. Notre problème n’est plus seulement de trouver la Frontière ; il est aussi de forcer le passage à une armée de reptiles sanguinaires…

— Il faut p-peut-être attendre q-q-que leurs congénères aient p-pris la ville ? suggéra Bouzin.

— Et s’ils ne la prennent pas ? se désola Ela.

— Nous disposons quand même d’un avantage de taille sur eux, rétorqua Thomas.

Il pointa le pouce en direction du minuscule canyon, au fond duquel s’ouvrait la grotte fouillée par l’équipe d’Henrique Serrao.

— Un passage secret qui doit ouvrir tout droit sur Terre-Matrice !

Des sourires accueillirent son idée.

— Nous ne sommes pas certains que la grotte corresponde avec la ville souterraine, tempéra Duinhaïn.

— Le mieux est encore d’essayer, proposa le milliardaire.

Toute l’équipe approuva.

— Je nous transporte dans la grotte aborigène puis, de là, à Anaclasis, expliqua Thomas. Ne me lâchez surtout pas. Nous pourrions être amenés à déguerpir en quatrième vitesse !

— Et si la grotte d’Uluru correspond à de la roche pleine de l’autre côté ? s’inquiéta Palleas. Allons-nous être emmurés vivants ?

— Ne t’inquiète pas pour ça. La vibration fossile est suffisamment élastique pour nous permettre d’émerger à quelques mètres du point de départ. Et si c’est impossible, eh bien, on n’arrive nulle part et on revient automatiquement en arrière. Allons-y.

Le premier saut les déposa dans la grotte aborigène, plongée dans une obscurité totale. Le second, dans une nouvelle grotte, tellement vaste qu’ils ne réalisèrent pas immédiatement qu’ils étaient sous terre. Ils avaient surgi sur une esplanade circulaire, illuminée par la clarté bondissante de dizaines de flambeaux, avec un puits en son centre. Cette place dominait d’une dizaine de mètres un ensemble de bâtiments de couleur verte, aux formes curieusement arrondies. Et aussi loin que portait le regard, sur les côtés mais aussi vers le haut, il était immanquablement arrêté par une invraisemblable muraille rocheuse.

— Terre-Matrice, marmotta Ela, les yeux écarquillés de stupeur. C’est… immense !

— Tire-larmes ! s’étrangla Palleas. On a de la visite !

Deux reptiles ailés gigantesques venaient de prendre pied sur l’esplanade. Leurs teintes irisées brillaient d’une maléfique beauté à la lueur des torches. Les Mixcoalts se figèrent de surprise en découvrant les petits bipèdes qui leur faisaient face. Ils avaient des yeux dénués de toute expression, sur lesquels battaient des membranes visqueuses. « Des yeux qui ont vu la mort », trembla Thomas. Les créatures éructèrent subitement des sons d’une puissance dévastatrice, dont les humains sentirent l’impact leur claquer douloureusement contre les tympans. Thomas éleva frénétiquement leur niveau de vibration, emportant au moment de se dématérialiser l’image d’une colonne de feu bondissant à leur rencontre.

Tous tombèrent sur les fesses en ressurgissant dans la paisible nuit australienne. Thomas peinait à reprendre son souffle. Ela tremblait de tous ses membres. Bouzin cherchait à quatre pattes son monocle qui avait roulé par terre. Pierre Andremi toussa plusieurs fois avant de lâcher d’une voix éraillée.

— Ce sont des dragons, Thomas. Ils crachent des flammes...

— Numereji, grimaça l’adolescent. Le Serpent Arc-en-Ciel des Aborigènes représente un Mixcoalt ; j’en mettrai ma main au feu… sans mauvais jeu de mots !

Palleas partit d’un éclat de rire libérateur.