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– Eh oui, cette fois tu as passé les bornes, Edouard! rabâchait oncle Vania, tout en mastiquant à belles dents une épaule de cheval, le dos au feu.

– Tu l'as déjà dit, fit remarquer père qui, lui, s'attaquait à une côte de bœuf dans le filet. Qu'est-ce qui ne va pas avec le progrès, je voudrais le savoir?

– Progrès, progrès, c'est toi qui lui donnes ce nom, dit oncle Vania. Par-dessus son épaule, il jeta dans le foyer un cartilage décidément incomestible. Moi, j'appelle ça de la rébellion. Aucun animal n'a jamais été conçu dans le but de dérober le feu au sommet des montagnes. Tu as transgressé les lois établies par la nature. Tu en seras puni. Oswald, passe-moi un morceau d'antilope, j'en prendrai volontiers.

– Moi, je vois la chose au contraire comme un grand pas en avant, persistait père. Peut-être un pas décisif. Evolution n'est pas révolution. Pourquoi serait-ce de la rébellion?

Oncle Vania pointa vers lui une clavicule accusatrice.

– Parce que ce faisant tu t'es expatrié de la nature, Edouard. Ne vois-tu pas quelle damnée prétention c'est là? Quel orgueil, quelle outrecuidance, pour ne pas dire plus? Tu étais un simple enfant de la nature, plein de grâce, d'ardeur, et d'innocence, Edouard! Tu étais un des éléments de l'ordre établi, acceptant ses dons et ses peines, ses joies et ses terreurs, un élément du majestueux ensemble formé par la flore et la faune, vivant avec lui en parfaite symbiose, avançant avec lui dans le rythme solennel et infiniment lent des changements naturels. Or, maintenant, qu'en est-il de toi?

– Eh bien, qu'en est-il de moi? dit père.

– Coupé! aboya oncle Vania. Séparé! Exilé!

– Coupé de quoi?

– De la nature, de tes racines, de tout vrai sentiment, d'appartenance, Edouard! De l'Eden!

– Et toi non? demanda père.

– Non. Moi, je persiste à n'être qu'un simple enfant, et innocent, de la nature. Ta façon d'agir passée, présente et future, je la désapprouve de tout mon être. J'ai fait mon choix. Je reste singe.

– Encore un peu d'antilope? dit père en souriant.

– Je goûterai plutôt de l'éléphant, merci. Mais ne crois pas pour ça que tu me dames le pion, Edouard. Quand l'animal a faim, il mange ce qu'il trouve, même si ce n'est pas de ses aliments habituels: loi naturelle de l'instinct de conservation. Il m'est permis, dans des circonstances exceptionnelles, d'ajouter du gibier à mon régime ordinaire de fruits, de larves et de racines. Dis donc, cet éléphant est un peu avancé, non?

Si, un peu. Nous ne sommes pas des as pour transporter les éléphants. Nous avons mis des jours à le trimbaler jusqu'ici. Ça pèse lourd, un éléphant. Mais ça vous dure.

– Ne t'excuse pas, ce serait ridicule: c'est tout le procédé qui est inadmissible. Et puis, que ce soit pourri, j'aime plutôt mieux ça: c'est moins long à mâcher. Et voilà qui confirme ce que je dis, Edouard: nos dents ne sont pas faites pour manger de la viande. Vous autres, maintenant, à quoi passez-vous le plus clair de votre temps libre? A mastiquer. Outre que c'est malsain, à quoi cela vous mène-t-il?

– Oui, ça c'est un problème, j'en conviens, dit père.

– Ah, tu vois! Tu ne peux pas prétendre que la nature ne nous rend pas ses commandements parfaitement explicites. Tu ne chasseras pas, car tu n'as pas les dents idoines. Peut-on être plus clair? Et encore: tu ne déroberas pas le feu pour te chauffer, car tu es couvert d'une toison étudiée pour.

– Pas moi! protesta père. Je n'ai presque plus de poil depuis des années. D'ailleurs, ce n'était pas du tout mon but en dérobant le feu. C'était pour empêcher les lions de nous dévorer. N'était-ce pas naturel? Hein, dis voir un peu? Bien sûr, ça n'est pas désagréable de pouvoir se chauffer par-dessus le marché. Tiens, fils, lance-moi un autre arbre là-dessus, dit-il à Oswald.

– Tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, dit oncle Vania d'un ton hargneux, en se reculant un peu sur son derrière.

– D'ailleurs, continuait père, sommes-nous déjà sortis de la nature, comme tu le prétends? Pourquoi le feu ne serait-il pas une forme d'adaptation, exactement comme la girafe allongeant son col, ou le cheval conglutinant ses doigts de pied? Suppose que la glace descende jusqu'ici. Cela prendrait des siècles à me faire repousser une fourrure. Et d'autres siècles à m'en débarrasser ensuite, quand le climat se réchaufferait. Imagine que j'invente une fourrure amovible? Tiens, il y a une idée là-dedans…, dit-il songeur, tandis que l'oncle Vania grognait de mépris. Bien que dans la pratique, continuait-il, les sourcils froncés, je ne voie pas comment l'appliquer… En attendant, le feu fait bien l'affaire, dit-il, on peut à volonté réduire la chaleur ou l'augmenter. C'est de l'adaptation, ça, donc de l'évolution, seulement nous y arrivons beaucoup plus vite, un point c'est tout.

– Voilà! Voilà l'erreur! ô misérable prétention d'homme que tu es! s'écria oncle Vania. De quel droit accélérer les choses? De quel droit pousser à la roue, au lieu de te laisser conduire? Tu veux bousculer la nature, mais sois tranquille, elle ne se laissera pas faire. Un jour tu t'en apercevras!

– Mais bon sang, dit père indigné, n'est-ce pas la même chose? Plus vite ou plus lentement, où est la différence?

– La différence, cria l'oncle Vania, c'est que c'est une vitesse démentielle! Vouloir faire en un jour, en un an, ce qui devrait prendre des milliers, des millions d'années – à supposer, ce qui me semble hautement improbable, que ce soit cela qui doive se réaliser. Personne n'est fabriqué pour vivre à ce rythme infernal! Ne me rebats pas les oreilles avec ton évolution, Edouard, et d'ailleurs, ce n'est pas à toi de décider ni si ni comment tu dois continuer d'évoluer. Je vais te dire ce que tu es vraiment en train de faire, Edouard: des pieds et des mains pour sortir de ta condition. Et cela, outre que c'est vulgaire, petit-bourgeois, bassement matérialiste, j'ai le profond regret de t'avertir que c'est dénaturé, rebelle, outrecuidant et sacrilège. Allons, vas-y, dit-il sur un ton de perfidie caustique, dis-nous la vérité: tu t'imagines être en train d'engendrer une espèce tout à fait nouvelle, n'est-ce pas?

– Ben, dit père mal à l'aise, l'idée m'est passée par la tête qu'il se pourrait…

– Je le savais! s'écria victorieusement oncle Vania. Edouard, je lis en toi comme dans… dans un… eh bien, je sais exactement ce que tu as dans le crâne. Et c'est de l'orgueil. L'orgueil coupable de la créature! Je te le répète: tu en seras puni, rappelletoi mes paroles! tu as perdu ton innocence, et contre quoi? Qu'as-tu gagné? Je vais te le dire: l'ignorance! Parce que tu as rejeté ton allégeance à la nature, tu te figures que tu pourras la conduire par la queue. Eh bien, tu te prépares de fameux déboires, mon vieux, je t'avertis! L'instinct, ce n'était pas assez bon pour toi, hein? Tu veux l'améliorer? Nous verrons bien où cela va te mener – nom d'un tonnerre, que fait cet affreux marmot?

Alexandre, qui était assis juste derrière son oncle, sauta sur ses pieds et voulut se sauver parmi les arbres. Mais le long bras d'oncle Vania se déploya comme un éclair, et dans l'instant ramena sans merci le garçon par l'oreille.

– Aïe! Aïe! hurlait Alexandre.

– Qu'est-ce que tu étais en train de faire? Rugit oncle Vania.

– J'étais… je… simplement, dit Alexandre en sanglotant et il s'effondra. Il tenait en main une longue braise éteinte, et tout son corps était zébré de noir.

– Outrage! Outrage! tonnait oncle Vania.

– Mais qu'y a-t-il? dit père en s'avançant pour voir.

Nous nous approchâmes tous, et poussâmes un cri de surprise.

Là, sur le plancher rocheux, il y avait l'ombre d'oncle Vania, mais séparée de lui, immobile. Son ombre sans aucun doute possible: personne n'eût pu se tromper sur ces vastes épaules voûtées, ces jambes velues, ce dos courbé, ces fesses broussailleuses, cette mâchoire prognathe et surtout, surtout ce bras simiesque étendu dans un geste d'accusation typique. Et voici, l'ombre était là, immuable et fixée de la façon la plus étonnante, au milieu de nos ombres à nous qui dansaient et frémissaient dans la lumière du feu.

– Qu'est-ce que c'est? demanda l'oncle Vania d'une voix terrible, bien qu'il ne pût y avoir qu'une seule réponse désastreuse.

– De l'art fi-figuratif, sanglota Alexandre.

– Sale mouflet! hurla oncle Vania. Qu'as-tu fait de mon ombre?

– Tu l'as toujours, dit père pour l'apaiser. Ou bien il t'en est poussé une seconde très vite. Regarde derrière toi.

– Ah! dit oncle Vania. Sa rage se fit moins violente. Le fait est, je l'ai. Mais je ne permettrai à personne, fût-ce pour un moment, qu'il ampute mon ombre. Ton sale marmot aurait pu me blesser, Edouard, et même grièvement. Rends-la-moi, dit-il à l'enfant, tu n'as aucun droit sur aucune de mes ombres ni sur celle-ci ni sur une autre. Rends-la-moi tout de suite, tu m'entends?

Ramasse-la et donne-la-lui, Alexandre, dit père d'un ton sévère.

Le malheureux s'y essaya en vain.

– Je ne peux pas, dit-il en reniflant. Ce n'est qu'une image.

– Voilà le comble! hurla oncle Vania. Une image! Que te disais-je, Edouard? Tu ne pourras pas maîtriser cette chose infernale que tu appelles progrès. Tu ne graveras pas l'image de ton oncle! siffla-t-il dans l'oreille terrifiée d'Alexandre, qu'il torturait de plus belle. Et nous vîmes celui-ci frotter avec ses pieds l'ombre d'oncle Vania, qui disparut sous nos yeux stupéfaits.

– Je le corrigerai, dit père, mais je ne crois pas que le gosse pensait à mal. C'étaient seulement de mauvaises manières.

– Pas à mal! haletait oncle Vania. Edouard, tu n'es qu'un nigaud. C'est une génération de vipères. Je m'en vais.

– Où donc? dit père innocemment.

– Back to the trees! glapit oncle Vania. Back to nature!

Il disparut dans la forêt.

Père battit Alexandre comme il avait promis. Mais nous pûmes tous voir qu'il n'y mettait aucune conviction. «Ne dessine plus les ombres des gens, mon fils, lui dit-il. Ce n'est pas convenable et cela peut conduire à des méprises. Au point où nous en sommes dans le développement culturel, il faut avancer prudemment. Je ne veux pas dire qu'il te faille réprimer trop complètement tes… heu… facultés d'expression. Mais va. J'y réfléchirai.»

Un peu plus tard, nous vîmes que père passait avec Alexandre beaucoup de temps derrière la paroi d'un rocher qui tombait à pic jusqu'au sol. A plusieurs reprises, l'un ou l'autre revint au sein du feu pour ramasser des braises refroidies. Nous essayâmes bien de voir ce qu'ils manigançaient, mais ils nous chassèrent chaque fois sans cérémonie.

Au bout de quelques jours, ils revinrent triomphalement à la caverne.

– Et maintenant, vous tous, venez voir! Nous crièrent-ils.

Nous nous précipitâmes. Et là, grandeur nature et magnifique, chaque poil hérissé, un mammouth venait à nous, énorme et noir! Les tantes hurlèrent de peur et s'enfuirent; les enfants escaladèrent les arbres dans toutes les directions. Seuls Oswald, Tobie et moi étions venus armés, et sans perdre un instant Oswald lui décocha un dard, qui rebondit sans pénétrer. «Derrière l'oreille, les gars, hurlat-il, vite, avant qu'il ne charge!» Mais nos traits rebondirent à leur tour sur le mammouth imperturbable. C'est alors que nous vîmes père plié en deux, et s'esclaffant avec Alexandre.

– Allons, remettez-vous, dit père. Nous venons d'établir un principe psychologique de première importance.

– Mais c'est bien un mammouth! dit Oswald. Je pourrais jurer…

D hésita.

– Quoi? dit père.

– Que je l'ai vu bouger, marmonna Oswald.

– N'est-ce pas? dit père.

– C'est l'ombre d'un mammouth, dis-je. Mais où est le mammouth? Par où est-il parti? demandai-je vivement.

– Traquons-le! dit Oswald excité. Je parie que je l'ai blessé!

– Le cerveau d'un chasseur prend tout affreusement au pied de la lettre, dit père. La prochaine fois nous dessinerons une antilope.

Fort peu de temps après, quoi qu'il en fût, Oswald et moi poursuivîmes bel et bien un grand mammouth blessé, et l'achevâmes. C'était l'image crachée de la silhouette. Et quand toute la horde en eut avalé la plus grande part, je me demandai si l'ombre en serait affectée. Le lendemain du banquet – c'était une belle matinée claire et fraîche, comme toujours quand il a plu la nuit – j'allai la voir: elle avait disparu. Je revins en courant pour annoncer la nouvelle.

Père en fut atterré. Il se refusa, tout d'abord, à me croire. Mais il dut bien admettre, pour finir, que j'avais dit vrai. Pendant près d'une heure il contempla, les yeux ronds, la roche humide et nue. Puis il dit:

– Il doit y avoir une explication naturelle, simple et intelligible.

– Oh, toute naturelle, en effet, dis-je: l'ombre est à l'intérieur de nous, ensemble avec le mammouth.

– Ernest, mon fils, dit père, avec une cervelle aussi subtile, tu iras loin. Et même trop loin, si nous la laissons se surchauffer. Va, et taille-moi des silex jusqu'à ce que je te dise d'arrêter.

C'était une occupation mortellement monotone, pour un intellectuel. Et ma délivrance ne vint que beaucoup plus tard.