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Jusqu'à l'éclosion soudaine de ce talent, je ne tenais Alexandre qu'en piètre estime. Mais à présent, je ressentais à son égard un respect grandissant. Très vite, il devint fort adroit dans l'art de capter les ombres d'animaux de toutes sortes, pour les fixer sur les roches. Il s'attira un public nombreux et admiratif. Pour moi, je fus de plus en plus certain que la corrélation entre l'ombre ainsi captée, son transpercement symbolique, et la mise à mort ultérieure, pouvait être largement démontrée. Et il sautait aux yeux que cela comportait des conséquences d'une grande valeur pratique – de fait, comme eût dit père, des possibilités prodigieuses. Quant à lui, père, je trouvais qu'il méditait exagérément sur la façon dont les œuvres d'Alexandre disparaissaient à la suite de nos chasses, puisqu'en vérité c'était l'évidence même.

– Des chefs-d'œuvre, assurait-il. Des primitifs superbes; une technique brillante, une composition robuste – et tout cela destiné à disparaître! disait-il amèrement. Jamais, mon pauvre Alexandre, la postérité ne pourra te rendre justice. Je doute que tes œuvres seraient beaucoup plus durables dans une caverne, mais pourquoi n'essayerais-tu pas quand même à l'intérieur?

– Parce que je n'y vois goutte, dit Alexandre.

– Oh, psalmodia père, que ne donnerait-on pour la lumière et l'eau courante! et il s'en fut en soupirant.

Père jouissait pourtant, en général, d'un excellent tempérament. On le voyait presque toujours de bonne humeur, il était vif et affairé, trouvait du boulot pour chacun, surveillait tout. Tantôt il discutait avec les tantes de la meilleure façon d'apprêter les peaux (il n'avait pas été long à mettre en pratique son idée de fourrure amovible), tantôt il étudiait la résistance des lianes à la traction, ou bien encore il se creusait la tête sur ce qu'on pourrait faire des bois de cerf abandonnés.

«Le secret de l'industrie moderne, c'est l'utilisation intelligente des résidus», déclarait-il, et puis, d'un bond, il remettait sur ses deux pieds un bébé rampant à quatre pattes, le fessait et rabrouait mes sœurs: «Quand donc comprendrez-vous qu'à deux ans un enfant doit savoir trotter? Quelle éducation! Si vous le laissez rétrograder vers sa tendance instinctive à la locomotion quadrupède, si cette habitude ne se perd pas, tout est perdu! Nos mains, nos cerveaux, tout! N'allez pas croire que nos progrès depuis le lointain miocène, je les laisse mettre en péril par une poignée de filles paresseuses! Faites-moi tenir ce garçon sur ses jambes postérieures, mademoiselle, sinon ce sera le vôtre, de postérieur, qui aura du bâton, je vous en avertis!»

Oui, en temps ordinaire, pas d'homme plus gai que père. Néanmoins, vers cette époque (c'était de nombreuses, très nombreuses lunes après notre déménagement), il commença d'être sujet à des périodes de dépression mentale. C'était inexplicable, car jamais encore nous n'avions joui d'une telle prospérité. Mais quand nous, les garçons, revenions de nos parties de chasse, ployant sous le gibier, père ne nous accordait qu'un regard maussade et grommelait: «Bon, bien, de l'antilope, du babouin, du loubale. Parfait. Très savoureux. Mais dites-moi, garçons: qu'avez-vous fait de neuf!»

Qu'entendait-il par là? Nous lui contions les péripéties de nos chasses, et il nous écoutait, au milieu des femmes; mais pour finir il concluait toujours: «Mais oui, mais oui, très bien. Mais voyez-vous garçons, c'est toujours la même vieille histoire. Je ne vois rien de neuf, dans tout ça.»

– Mais p'pa, protestait Oswald, qu'est-ce qu'on peut faire de neuf dans la chasse? Nous faisons ce que vous nous avez appris. Est-ce que nous devrions maintenant courir après le lion?

– Mais non, quelle idée, ce n'est pas ce que je veux dire, répondait père avec agacement. Chasser le lion, il faudrait le faire de loin et ça demanderait… – eh bien, voilà justement la question. Vous êtes contents de votre équipement? Ça vous suffît, vos lances?

– Bien sûr, p'pa, on ne peut pas faire mieux, dit Oswald.

– C'est ça, dit père impatienté. Et toi, me lança-t-il, tu es presque un adulte à présent, tu t'en contentes aussi?

– Eh bien, dis-je, je songe à mettre au point cette magie avec les ombres…

– Sottises! dit père excédé. Voilà donc mes grands fils! Et quant à William, il est trop jeune encore pour que je puisse compter…

– Moi, j'ai ça, dit William à l'improviste, de sa voix flûtée.

– Qu'est-ce que c'est? dit père brièvement, et William lui tendit une boule de poils qui gigotait.

– Un chiot, dit-il. Je l'appelle Chiffon.

Mère s'approcha, inquiète.

– Gare à l'indigestion, dit-elle. Les chiens deviennent vite des coriaces, à force de courir. N'attends pas trop pour le manger et surtout mastique-le bien, mon petit chéri.

– Mais je ne veux pas le manger! Protesta William, et déjà ses yeux s'embuaient de larmes.

– Alors passe-le-moi, dit Oswald, je lui ferai un sort.

– Non! hurla William, et ses larmes jaillirent. Il est à moi! Pauvre Chiffon! Personne ne me le mangera, vous m'entendez?

– Mais cet enfant devient complètement dingue! dit Oswald, et il rit de bon cœur.

– Père, dis-je, il va se faire mordre. On devrait le lui prendre.

– Ose seulement, Ernest! dit William dans les sanglots. Je lui dirai de te mordre, toi, tu vas voir!

– Allons, allons, dit tante Aglaé pour calmer les esprits. Cet enfant a toujours été un peu hystérique, il faisait déjà de ces crises étant tout jeune. Laissez-moi faire, je vais le calmer. Ecoute, William chéri, les toutous, ça mord, ça fait pipi partout. Donne-le-moi. Je vais te le préparer et tu l'auras tout seul pour ton souper.

– Idiote! hurla William en tapant du pied, sale bonne femme! Je te déteste! Et le chien se mit à aboyer furieusement. Déjà Oswald se levait d'un air déterminé, mais père le fit rasseoir.

– Un moment, dit-il. Calme-toi, mon petit. Personne ne t'oblige à le manger, ton chien, si tu ne veux pas. Mais alors, qu'est-ce que tu veux en faire?

– Je veux l'élever, p'pa, hoqueta William. C'est un pauvre orphelin, et il est trop petit pour suivre la meute. Il grandira et ce sera mon ami. Il est gentil, tu sais – du moins la plupart du temps.

– Mais nom d'un pipe, à quoi te servira-t-il? éclata Oswald. Plus il deviendra vieux, plus il sera dur à mastiquer. Ne fais pas le bébé!

– Tais-toi, Oswald, dit père. Je l'interroge. Ecoute, William, sois raisonnable. Quel ami veux-tu qu'un grand chien jaune et hargneux fasse pour toi? Il te chipera ta viande, et voilà tout.

– Pas tant qu'il sera petit, dit William d'un air obstiné. Et ensuite, nous irons à la chasse ensemble et nous partagerons le gibier. Ça chasse bien, un chien. Ça court plus vite que nous.

– De toutes les histoires imbéciles…, commença Oswald, et Tobie se mit à rire aussi.

– Silence, tous! dit père d'un ton sec. Ce n'est pas idiot, dit-il en regardant William d'un air méditatif. Et même voilà qui pourrait bien être, enfin, quelque chose de neuf… Oui, ma foi, plus j'y réfléchis, plus je me dis qu'on pourrait goupiller quelque chose… Et même il y a toutes sortes de chiens: ceux qui chassent en courant, ceux qui chassent à l'arrêt, ceux qui rapportent – les possibilités sont prodigieuses! William, mon petit, quel est exactement l'état de vos relations, entre ce clebs et toi?

– Eh bien, p'pa, dit William sur la défensive, je lui apprends à faire le beau, et à mendier son os. J'y suis presque arrivé.

– Fais voir, dit père.

William saisit le chien par le cou pour le maintenir à terre, et prit de l'autre main le pilon d'une autruche, qu'il tint à bonne hauteur.

– Il doit se mettre sur son derrière et attendre que je lui donne son os, expliqua William. Et après je lui apprendrai à dire «merci» avec ses pattes de devant, et après à obéir quand je dirai «couché» et après…

– Oui, oui, dit père. Je vois que tu as élaboré ton programme soigneusement, mais montre-nous maintenant comment il fait le beau pour mendier son os.

– Bon, dit William.

Il me parut peu rassuré.

– Allez, Chiffon, dit-il, faites le beau! Allez: le beau, brave toutou…

Le chiot se tortillait, grondant et happant sous l'emprise de William. Celui-ci le lâcha et dit encore: «Le beau, Chiffon!», sur quoi les événements se succédèrent dans un éclair. Chiffon bondit sur ses pattes et mordit férocement William à la main. William hurla: «Vilain!» et laissa tomber le pilon. Le chien bondit sur le pilon et s'enfuit entre les jambes d'Oswald. Oswald voulut le frapper mais le manqua, et dans une explosion de jurons s'affala sur le trou à ordures. Je lançai une trique mais ce fut Alexandre qui la reçut derrière les genoux. Alexandre en tombant heurta du coude le ventre de tante Barbe. Tante Barbe tomba dans les braises, hurla, et voulut se relever en s'accrochant aux cheveux de tante Amélie. Tante Amélie hurla aussi et toutes les tantes alors braillèrent ensemble à la lune, comme un chœur de pleureuses.

William, sitôt qu'il eut fait des excuses hâtives à la ronde, s'élança pour rattraper le chien, et ma sœur Elsa le suivit. Mais, tandis que mère appliquait des feuilles de platane sur le postérieur de tante Barbe, elle revint haletante. «Il s'est échappé», dit-elle.

William revint à son tour fourbu, mais bredouille. Nous ne revîmes jamais Chiffon.

– Te voilà, toi, dit père quand il rentra. Je crains que tu n'aies voulu t'attaquer à trop forte partie, mon petit. C'est dommage.

– Non, je suis sûr que j'ai commencé par le bon bout, dit William en reniflant et en léchant sa main. Si on les attrape tout jeunes et qu'on soit gentil…

– Peut-être, peut-être, dit père, pince-sansrire. L'ennui, ce sera comment s'y prendre s'ils veulent rester sauvages. Fais voir ta main. Si ça s'infecte et que tu meures, tu seras un martyr du progrès, ajouta-t-il aimablement. Allons, ne te décourage pas, mon fils. C'est déjà quelque chose, à ton âge, d'être en avance sur son époque. Alexandre et toi avez bien travaillé. Espérons que plus tard, dit-il, ces belles promesses de l'enfance printanière ne s'évanouiront pas dans les séductions de la chasse.

Et il nous jeta un drôle de regard, à Oswald et à moi.

– Que cela vous serve d'exemple, grands cornichons que vous êtes. Faites marcher vos cervelles!Il nous reste beaucoup à réfléchir, dit-il sentencieusement, encore plus à apprendre, et un très long, très long chemin à parcourir. Mais pour aller où? murmura-t-il d'un ton soudain songeur. That is the question.

– Il vous reste surtout, dit mère, beaucoup à mastiquer. Si vous ne finissez pas cet éléphant, il va devenir immangeable.

Père la regarda, se servit du plat de côtes.

– Voilà, ma chère, convint-il, un argument de poids. Sans doute le fond du problème. Oui, il y a un bon bout de temps que cela me tourmente. J'ai calculé, grosso modo, que nous passons un tiers de notre vie à dormir, un tiers à courir derrière la viande, et tout le reste à mastiquer. Où prendre le temps pour méditer? Ce n'est pas avec cette sorte de remâchage-là que nous ruminerons nos connaissances, assouplirons nos réflexions. Si nous voulons pouvoir considérer nos objectifs avec plus de recul, il faudrait pouvoir reposer de temps en temps nos mandibules. Sans un minimum de loisir, pas de travail créateur, par conséquent pas de culture ni de civilisation.

– Qu'est-ce que c'est, la culture, p'pa? demanda Oswald la bouche pleine.

– Voilà, venant de toi, une question qui s'impose, en effet, dit père d'un ton sarcastique. Il n'est pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre.

– Mais, p'pa, demandai-je, où voudrais-tu aller? Nous sommes très confortables, ici.

– Confortables! grommela père. Sottise! Pour un peu tu vas me dire que nous sommes parfaitement adaptés à notre milieu. C'est ce qu'ils disent tous quand ils sont fatigués d'évoluer. Dernières paroles du spécialiste, juste avant qu'un autre spécialiste encore plus spécialisé n'arrive pour en faire son dîner. Combien de fois, Ernest, devrai-je répéter ces choses-là? Parfois tu me donnes l'impression pénible qu'entre tes deux oreilles, l'air est pur, la route est large. Et voilà le couronnement d'un million d'années de labeur évolutionnaire! Pfouh!

Je sentis mes oreilles rougir violemment.

– Mais, p'pa, combien plus loin nous faudra-t-il encore aller?

Père posa sa côte d'éléphant, joignit les mains par le bout de ses doigts.

– Eh bien, fils, voilà, cela dépend. Cela dépend d'où nous sommes actuellement.

– Et où sommes-nous? demandai-je.

– Ah, ça, vois-tu, je voudrais bien le savoir, dit père étrangement, d'une voix soudain triste et méditative. Je voudrais bien. Je crois que nous sommes vers le milieu du pléistocène. J'aimerais pouvoir supposer que nous avons atteint le pléistocène supérieur; mais quand, dit-il entre ses dents, je vous écoute, Oswald et toi; et quand je vous regarde… j'en doute, j'en doute très sérieusement. Peut-être que si William et Alexandre décrochaient quelque chose… Mais j'ai bien peur que leurs idées ne dépassent leurs capacités de plus d'une longueur…

Il soupira, et quand il reprit sa voix était plus basse encore, et hésitante.

– A vrai dire, murmura-t-il, je me demande, à certains moments – il soupira -… je me demande si nous avons seulement dépassé le pléistocène inférieur…

Et il se tut.

– Tu t'es trop surmené, mon chéri, dit mère en lui tapotant la main. J'aimerais te voir te reposer. Prends un peu de vacances.

Mais père secoua la tête. Il avait un visage tourmenté par le doute, un masque presque tragique. Il devint tout à fait silencieux, et l'on n'entendit plus, avec les craquements du feu, que ceux des pediculae antiquae dont les femmes s'épouillaient mutuellement leurs longues tignasses plates. Ce silence pesant devenait presque insupportable. Pour le briser, je dis:

– Est-ce qu'on ne pourrait pas découvrir où nous en sommes, p'pa?

Père sembla s'éveiller. Il me regarda, sourit, et dit:

– Si, peut-être, fils, peut-être. Mais uniquement par des méthodes indirectes. Par exemple, si jamais d'aventure nous venions à rencontrer un cheval avec trois doigts de pied, qu'on appelle hipparion, eh bien, cela voudrait dire que nous sommes à peine sortis du pliocène, et alors, fils, quel coup de collier il nous faudrait donner! Des zéros, tous, autant que nous sommes, de simples zéros, voilà ce que nous serions relativement parlant.

– Je n'ai jamais rencontré d'hipparion, dit Oswald.

– Et j'espère bien que tu n'en verras pas! dit père. Encore que ces modèles désuets aient une certaine tendance à s'attarder. Il se pourrait qu'ils aient duré jusqu'au pléistocène inférieur, et tenez, ce vieux chalicothérium, il en reste des tas, même encore maintenant.

Bien que ces réflexions l'eussent un peu soulagé, semblait-il, père, au cours des semaines suivantes, se montra nerveux et morose. Je ne pouvais pas concevoir l'importance qu'il donnait au fait de savoir où nous en étions, dans l'ère géologique. Pourquoi se dépêcher? Tout me semblait aller admirablement: sous le bon soleil nourrissant et la pluie rafraîchissante, un monde pétulant s'affairait. La terre palpitait et tremblait sous nos pieds. Les volcans grondaient avec entrain, déversant une lave épaisse sous des rouleaux de fumée noire. De pesantes odeurs sulfureuses imprégnaient l'atmosphère, et quand les nuages déroulaient leurs volutes jusqu'en Afrique à mesure que les glaciers descendaient vers le sud, il se formait un smog, un lourd brouillard fumeux qui nous faisait tousser. Sur les nappes de vase glougloutante, les geysers bouillonnaient, et des jets de vapeur jaillissaient en sifflant des soupapes de sûreté éparses sur le sol mince des vallées. Les forêts se lançaient à l'assaut des montagnes, qui repoussaient l'envahisseur en lui versant dessus de la poix bouillante. Chaque plante disputait à ses concurrentes la clientèle des oiseaux, des abeilles. En matière de fleurs et de fruits, les modes se succédaient selon une cadence, une variété fabuleuses. Chaque espèce s'échinait pour se montrer plus prolifique, plus ingénieuse que toutes les autres, et justifier ainsi sa prétention à être la plus apte à survivre. Ce modèle échevelé de libre entreprise prouvait bien que l'intérêt personnel éclairé produit la plus grande richesse et nourrit le plus grand nombre. O doux lundi matin du monde! O Afrique, le plus progressiste des continents, berceau de la subhumanité! A chaque jour suffit sa peine et sa magie, pensais-je. N'étions-nous pas les maîtres de la pierre, les dompteurs du feu, ne pouvions-nous narguer toute la création? Je trouvais, moi, que le monde avait fichtrement bonne mine!

Mais père n'aurait pas été père, s'il n'avait pas voulu encore quelque chose de mieux. Il ne lui suffisait pas d'avoir importé d'un volcan du feu de confection, il voulait nous voir le manufacturer nous-mêmes:

– C'est ridicule! dit-il, quand le foyer se fut étouffé pour la dixième ou la centième fois.

– Ainsi, à chaque coup que vos tantes, que ces têtes de linottes laisseront le fourneau s'éteindre, il me faudra grimper sur une montagne de quatre mille cinq cents mètres? C'est intolérable, à mon âge. Mais puisque tout espoir est perdu d'améliorer vos tantes, et même vos mères respectées, il faut trouver autre chose.

– Mais quoi, p'pa? objectai-je. La combustion spontanée, ça n'existe pas. Ou alors c'est de la magie.

– Et ça, espèce de lémuroïde? dit père. Regarde-moi ça! Tu ne t'es jamais demandé ce que c'est, çal

Il me montrait les étincelles qui, de temps à autre, s'envolaient du silex que Tobie travaillait. Mais l'idée de comparer, à la tempête chaude et furieuse de nos brasiers, ces froides lucioles mortnées, ne me serait jamais venue! C'était comme comparer une chenille à un mammouth.

– C'est l'âme de la pierre, dis-je. D'ailleurs, si c'était du feu, les pierres pourraient brûler.

– Il y en a qui le peuvent, je les ai vues faire, grommela père, sans prêter aucune attention à mes idées, comme d'habitude.

Mais maintenant je riais sous cape devant les vains efforts qu'il faisait pour capter les minuscules étoiles qui jaillissaient des silex de Tobie. Il partait du principe que si l'on peut porter du feu à partir des étincelles que projette un tison, il n'y avait pas de raison pour qu'on ne puisse le faire à partir de celles que projette un silex. Mais quand, n'y parvenant pas, il finissait dans sa colère par jeter les pierres dans le feu, elles s'éteignaient tout simplement.

Il disait que si l'on frappait un silex assez souvent et violemment, il s'échauffait et se fâchait, comme nous le faisions nous-mêmes quand il nous battait. Cela devrait donc être vrai aussi pour deux bâtons, et il essaya. Et quand en effet les bâtons s'échauffaient de rage et d'efforts, père s'attendait à tout instant à les voir éclater en flammes. Mais il ne se produisait jamais rien de la sorte. Sa seule consolation, c'était d'avoir découvert que si l'on souffle sur des cendres mortes, parfois elles se réveillent. C'était le vent qui l'avait mis un jour sur cette voie. Mais il ne parvenait jamais à dépasser ce point. Les braises devaient toujours provenir du feu-père d'un volcan, à quelque degré lointain de parenté que ce fût. Il essaya pendant des mois, sans se décourager. Mais souvent, haletant, il abandonnait ses efforts et s'en prenait à moi avec rage.

– Bon sang, Ernest, tu ne feras donc jamais rien pour m'aider? Tiens, prends ce bâton, et cogne-le-moi sur l'autre jusqu'à ce qu'il s'échauffe – chaud, chaud, brûlant, te dis-je!

Je faisais comme il me commandait, mais je savais bien que c'était du temps et des efforts perdus. Je n'étais pas un volcan et j'en avais vite assez. Alors père m'aiguillonnait à l'aide des massacres de bêtes que j'avais tuées, ce qui était douloureux à différents endroits, et humiliant. Je me remettais au travail. Mais c'était inutile, père le savais aussi bien que moi.

C'est environ de ce temps que l'oncle Ian revint.