Ian était un petit homme trapu, aux jambes arquées. Il avait le cheveu roux, la barbe maigrichonne, rousse elle aussi, l'œil très bleu et vif. Des cicatrices couvraient son corps. Et pour peu qu'on lui demandât: «Et celle-ci, oncle Ian, comment que tu l'as eue?», chacune déclenchait une histoire passionnante.
Tante Gudule le flaira la première et en reconnut l'odeur à une grande distance. Aussi vive qu'un dard en vol elle s'élança en s'écriant: «Ma doué! Vlà mon p'tit homme qui vient!»
Elle nous le ramena en triomphe.
– Eh bien, Ian, mon vieux, ça fait plaisir de te revoir, lui dit père, et il lui entoura de son bras, dans une brève étreinte, les larges épaules.
– Bienvenue au foyer, dit mère, et nous répétâmes tous en sautant sur place:
– Bienvenue, bienvenue, oncle Ian!
Ensuite il fit cérémonieusement le tour du cercle de famille, s'assurant qu'il reconnaissait tout son monde.
– Ah, Barbe, je n'ai point oublié ton pauvre Tony. Aglaé, tu n'as pas pris un jour de plus, pas un seul. Amélie, ma doué, comme te voilà devenue sage! Mais qui est-ce, celui-là? Oswald? Grand Dinornis! ai-je été absent si longtemps? Te v'là quasiment un homme, à présent. Et ça, c'est-y point Ernest? Je n'ai point souvenance de ton visage, petiot, mais ton odeur, celle un peu aigre de l'éléphant quand il prépare un mauvais tour, je ne l'oublierai point. Alexandre? Tobie? William? Toute une bande de nouveaux! Eh ben, eh ben, mes amis, pas à dire mais vous avez un coin vachement chouette, par ici.
Père était aux anges de lui faire visiter son domaine, avec toutes ses améliorations, à commencer, bien sûr, par le feu.
– Ils l'ont en Chine aussi, dit oncle Ian.
– Quoi? s'exclama père. J'ai du mal à le croire!
– Si, si, ils l'ont, répéta l'oncle Ian. Ils sont toujours les premiers pour tout.
– Savent-ils en faire? demanda père, inquiet.
– Ça ne m'étonnerait point, dit oncle Ian, mais il avait marqué une légère hésitation.
– Je te parie que non, dit père d'un ton cassant. Nous avons décidément une avance technologique, nous autres ici.
– Parce que vous, vous savez en faire? dit oncle Ian.
– Pas absolument, dit père, mais nos travaux sont en bonne voie, et nous pouvons prévoir avec confiance que, dès la fin des expériences en cours, nous serons en mesure d'annoncer…
– Voui, dit oncle Ian, et il se mit à sucer une dent creuse. Et Vania, que devient-il?
– Toujours sur la branche, dit père, vexé.
L'oncle perdu et retrouvé fut régalé avec les meilleurs morceaux dont nous disposions: côtes premières de mammouth, escalopes de chalicothérium, cuissot de zèbre, épaule d'agneau et hure de sanglier. Comme entrée, cervelles de babouin et œufs de crocodile, garnis de sang caillé de tortue dont tante Gudule se souvenait qu'il était friand.
– Repas de roi, dit oncle Ian quand le dernier os à moelle lui tomba des mains. N'en ai point fait de pareil depuis Chou-k'ou-tien.
– Où est-ce? En Chine? grommela père, et Ian acquiesça.
Après dîner, oncle Ian dut s'exécuter, et commencer le récit de ses voyages. Récit épique et qui, bien entendu, dura des jours et des semaines. Chaque soir nous empilions une montagne de branches sur le feu, et nous nous accroupissions en cercle autour de lui, munis qui d'un os à ronger, qui d'une lance à aiguiser, qui – surtout les femmes – d'une peau à racler, ou de lianes à tordre pour les pièges. Oncle Ian était le plus grand voyageur que j'aie jamais connu. Il avait ça dans le sang. Il ne pouvait rester en place, et je crois qu'il avait visité toutes les terres accessibles sous le soleil, et vu et observé tout ce qu'on peut y voir. Pas étonnant qu'il eût mis si longtemps à revenir.
– Ça ne vaut pas le coup de descendre vers le sud, en Afrique, disait-il. Le pays est joli, mais c'est un cul-de-sac. Au-delà, rien que la grande bleue. Pays très arriéré, en plus. Vous tombez sur quéque chose qui a l'air, à première vue, d'un pithécanthrope tout à fait prometteur, presque aussi droit que nous, la tête haute, les épaules larges, mais quand il se retourne – misère! Rien qui ressemble à une calotte crânienne, et par là-dessous le visage d'un gorille. Et le vocabulaire aussi: vingt ou trente mots, pas beaucoup plus. Quant à leurs pierres taillées, c'est si piteux que c'en est attendrissant.
– Ça ne promet guère qu'ils puissent aller plus loin, dit père et il se frotta les mains de satisfaction.
– En effet, j'en doute, dit oncle Ian. Non, en Afrique, le mieux c'est vers le nord. Chasse facile, nourriture abondante, et de l'eau à gogo tout au long. D'abord vous traversez une sorte de forêt. Ma doué! qu'elle est épaisse, qu'il y fait chaud! Soit dit en passant, les gens, par là, c'est la peau noire qu'ils ont adoptée.
– Noire! s'exclama père. Mais c'est extravagant! Pour quoi faire?
– Dans leur idée ça les protège du soleil, et on les voit moins sous les arbres, dit oncle Ian.
– Erreur, grave erreur, dit père, ça ne donnera rien de bon. Pour moi, du point de vue évolutionnaire, la question est réglée: la seule couleur raisonnable pour la peau humaine, c'est le kaki ou le brun doré. La couleur du lion et du veldt: on disparaît dans la savane.
– Ici, d'accord, mais va donc essayer sur la côte de Guinée… Après cette forêt, reprit Ian, vous arrivez au Sahara, et alors ça, c'est l'paradis terrestre! Des collines verdoyantes qui moutonnent à perte de vue, coupées de larges fleuves, de ruisseaux innombrables où coule une eau fraîche et pure, pullulant de poissons. Des montagnes superbes, vêtues de chênes, de frênes et de hêtres. Et puis, ma doué, quels pâturages! Jusqu'à l'horizon de l'herbe juteuse et fleurie, où galopent des troupeaux, élans, chevaux, zèbres, antilopes, où paissent les moutons et les buffles…
– Des hordes? demanda père brièvement.
– Oui. L'espèce y est bien établie. Les terri toires de chasse exactement délimités. Quoique non parfois sans rouspétance. Mais il y a très largement pour tous, et même plus. Va vers le nord, jeune homme, l'avenir est là! dit-il à Oswald dont les yeux brillaient. C'est une vie nouvelle qui t'attend, là-haut dans les grands espaces ouverts du Sahara! J'ai failli moi-même m'y établir. Et puis non: j'ai voulu voir ce qu'il y avait plus loin. Eh bien, ce qu'il y a, c'est un lac considérable, bien plus grand que ce qu'on peut trouver, en fait de lacs, dans toute l'Afrique. Il y a là d'autres pithécanthropes qui vivent essentiellement de crustacés, sans s'en faire, ils ont la bonne vie. Le lac est énorme qu'il a l'air de vous barrer la route; mais si vous le longez vers le couchant, vous finissez par trouver un isthme très étroit, entre ce lac et l'océan. La circulation est fabuleuse: des mammouths, des loups, des ours qui montent vers le nord, et des foules de girafes, de lions, d'hippopotames, de tas d'autres encore, qui font route vers le sud: ça devient, en Europe, trop froid pour eux. Moi-même, qui ne suis pas frileux, j'ai trouvé qu'il faisait nettement frisquet sur les Pyrénées, il y avait de la neige, plus épaisse que sur les montagnes de la Lune. Et de là-haut, je voyais de la glace par billiards de tonnes qui descendait et couvrait tout.
– Mais oui, dit père d'un air agacé, tout le monde sait que nous sommes dans une ère glaciaire. Seulement, laquelle? Voilà toute la question. Et elle est d'importance.
– Sais pas, dit Ian. Mais ce que je sais, ma doué! c'est qu'il f sait fichtrement froid! Je suis allé jusqu'en Dordogne, il y avait des rennes à profusion.
– Des rennes, qu'est-ce que c'est, oncle Ian? demanda Oswald.
– Des espèces de cerfs, conditionnés pour les très basses températures, dit oncle Ian. Il y en avait partout, et les Néanderthaliens leur couraient après.
– Un autre genre d'hominidés? dit père, très excité.
– Ça, je ne sais pas. Ils sont très différents. Ils sont couverts de poils comme des chèvres géantes. Ça les protège du blizzard.
– Grands?
– Non, plutôt petits: je les dépassais d'une demi-tête, ça nous a rendu d'ailleurs le commerce plus facile. Ils sont marrants! Ils ont assez l'air d'orangs-outans, avec leurs grosses poitrines sonores, leurs genoux pliés et leur façon de marcher sur le bord extérieur du pied, comme les bébés. Pas plus de cou ni de front qu'un babouin, et pourtant pas bêtes pour un sou, ma doué, non! Ils ont le crâne, à ce qu'on dirait, tout boursouflé par la cervelle, par-dessus les oreilles. Et ils vous taillent de ces silex! A mettre en vitrine, mon vieux! Le plus marrant, c'est les idées qu'ils ont. Ça leur vient des longues nuits qu'ils passent dans leurs cavernes, à rêver et à se raconter des histoires.
– Quelles sortes d'idées? demanda père.
– Ça, je te dirai, c'est trop métaphysique pour moi. Moi j'suis plutôt du genre pratique. Par exemple, ils enfouissent leurs morts dans la terre.
– Oh! dit père, quel gaspillage!
– A leurs yeux, c'est le contraire, dit oncle Ian.
– Et tous ces poils, je n'aime pas beaucoup ça, dit père. Trop spécialisé.
– Ce qui les embête le plus, le fait est, dit Ian, ce sont leurs dents. Ils les ont tous mauvaises, et ils en souffrent. D'arthrite, aussi. M'est avis, ça ne m'étonnerait pas, que sans ça ils marcheraient plus droit. Le climat est affreusement humide.
– Je me demande, dit père songeusement, à quel moment ils ont ramifié depuis la souche mère. Quelque part au début du pliocène, j'imagine. Sais-tu si l'union avec eux est fertile?
– Ça, avança prudemment oncle Ian, je ne peux pas en être sûr. Au moins jusqu'à ce que j'y retourne. Mais, dit-il modestement, j'aurais tendance à le croire. Je ne manquais pas d'un certain succès. Quand même les pépés là-bas m'appelaient «tête-de-môme».
– Normal, tout à fait normal, dit père. Il joignit ses doigts dans le geste familier, et se racla la gorge. Notre développement, vois-tu, est paedomorphe, d'où il suit…
– Oui, eh bien, depuis les Gaules je ne pouvais que repartir vers l'est, reprit oncle Ian. J'ai suivi le grand lac pour éviter la steppe et la toundra et j'ai pu constater que l'homo neanderthaliensis avait creusé son trou un peu partout dans les Balkans. De caverne en caverne, et non sans mal, j'ai fini par atteindre la Palestine. C'était en pleine bagarre.
– Entre qui?
– Entre immigrants d'Afrique et Néanderthaliens.
– Pas assez de gibier? demanda père.
– Que si! Tout abonde dans ce pays, il pisse le lait et le miel. Mais y a quéque chose dans l'air qui vous rend agressif. Ils se battaient et s'appariaient. Drôle de jeu.
– C'est plus ou moins la même chose, dit père. Mais faut surveiller ça: en plein pléistocène, des singes velus qui se croisent en Palestine avec des singes pelés, savoir ce que ça va donner?
– Des prophètes barbus vivant de miel et de sauterelles, m'aventurai-je à dire.
– N'essaie pas de faire de l'esprit, grommela père, ce n'est pas ton genre. Continue, Ian. Où es-tu allé ensuite?
– En Inde, via l'Arabie, dit oncle Ian. L'Arabie, c'est comme le Sahara: tout vert et luxuriant mais, ma doué, quelle pluie! En Inde j'ai rencontré un nouveau carnassier, le tigre qu'ils appellent ça, le tigre incandescent dans la forêt nocturne. Version drôlement carabinée du smilodon. Mais vivement le vieux machérode, tu peux me croire! Mes nuits en forêt, là-bas, j'en ai passé la plupart en haut des arbres, et je vous dis que je n'en ai point honte. Un peu plus loin, je me suis trouvé nez à nez avec une famille de sous-hommes, une autre variété.
– Encore une? dit père inquiet.
– Encore une, mais n'te fais pas d'cheveux, Edouard. Des laissés-pour-compte, complètement désuets. Moitié grands comme nous, et pas plus de crâne qu'un macaque derrière leurs sourcils en promontoire. Et c'est macaque que j'ies aurais appelés, mais le fait est qu'ils marchent debout, et qu'ils ont une mâchoire triangulaire de sorte qu'ils peuvent parler – oh, un sabir incroyable, du genre: «Moi grand singe y en a long-long javelot», enfin tu vois ça. Si j'avais eu le temps je crois que j'en aurais fait de bons porteurs, du reste je n'avais rien à faire porter, aussi j'en ai assommé quelques-uns et après ça me revoilà parti. Et je suis arrivé en Chine. Et là, Edouard, j'ai rencontré à Chou-k'ou-tien des prototypes très intéressants, oui, ils t'intéresseraient beaucoup. Ils vivent dans des cavernes, et d'abord je les ai pris pour des gorilles, mais ils se tiennent beaucoup plus droits et ils fabriquent des coups-de-poing tout à fait convenables. Comme je t'ai dit, eux aussi se sont procuré de ce feu sauvage de manière ou d'autre, et ils n'en sont pas peu fiers, eux non plus. Mais si tu veux savoir, je les trouve plutôt stagnants. C'est une tendance qu'ont toujours un peu les Orientaux. Ils m'ont dit que plus au nord, il y avait un modèle plus grand, dans les neiges de Tartarie, quatre mètres soixante-dix, qu'ils m'ont dit, et hirsute comme un ours. Mais j'étais pas pressé de faire la connaissance d'un être aussi abominable. D'ailleurs j'en avais marre des sinanthropes, et j'voulais voir comment allaient les choses en Amérique.
– Ah oui! dit père avec enthousiasme. Comment l'as-tu trouvée, toi, l'Amérique?
– Je ne l'ai pas trouvée, dit oncle Ian tristement. Il faudrait traverser un vrai rideau de glace, et personne ne peut, même pas un Néanderthalien. Pour autant que l'pays n'est pas sous la glace, c'est envahi de glyptodons, à ce qu'on m'a dit.
– Mauvais, mauvais, détestable, dit père. Pas encore d'Américains? Cela signifierait que nous sommes moins avancés encore que je ne le craignais… Je peux à peine le croire.
– Remarque, dit oncle Ian, y a déjà quelque temps d'ça. Peut-être qu'on pourrait réussir à présent? En fait, je compte y retourner et chercher le passage nord-est.
– Ah non î Non et non î hurla tante Gudule. Ma doué! N'es-tu pas assez fatigué de faire le globetrotter? Il est temps de te r'poser, reste ici, mon loulou, tu vas pas m'quitter 'core une fois?
Oncle Ian la rassura, mais moi je voyais dans ses yeux, dans leur regard lointain, qu'il ne resterait pas bien longtemps avec nous. Hélas, la fin vint encore plus tôt que nous ne le prévoyions.
Il avait montré un vif intérêt pour les expériences de William avec Chiffon, et quand père lui dit qu'elles étaient trop en avance sur notre époque, que nous n'en étions pas encore là, tout simplement», oncle lan dit: «Moi, je pense à un animal qui me serait fichtrement utile, si seulement j'parvenais à m'en faire obéir…»
Et puis, un beau matin, éclata un tapage terrible. Nous vîmes foncer sur notre groupe un animal extraordinaire. Le bas d'un cheval, le haut d'un homme, et le tout bondissant, se cabrant, hennissant, proférant des jurons et des cris: «Hé là, sale bête!» et: «Du calme, espèce de brute!», et le monstre se dressa furieusement devant le feu, éparpillant la famille dans tous les azimuts. Pendant un court instant, nous vîmes ce que c'était: pas un centaure, mais oncle lan à califourchon sur un cheval. Mais, aussitôt après, il quitta sa monture, fila droit vers le ciel, virevolta en l'air et retomba, heurtant le sol avec un bruit sourd et lugubre. Nous nous précipitâmes, mais c'était sans espoir: il s'était cassé le cou.
Pendant ce temps, Oswald décochait à l'animal en fuite un dard juste entre les deux épaules, et le cheval à son tour s'affalait sur le sol, inanimé.
Du coup, nous nous trouvâmes avec deux tragédies sur les bras.
D'une part oncle lan était mort, et tante Gudule s'évanouissait sur le cadavre du cher grand voya- geur.
Et quant au cheval, que lan voulait monter pour aller plus vite en Amérique, voilà qu'il s'avérait que ce n'était pas du tout un cheval: c'était un hipparion.