9

Quand nous fûmes remis des funérailles de l'oncle lan, nous restâmes inquiets de l'attitude de père. C'avait été un coup très dur pour lui de découvrir que l'hipparion n'était pas encore une espèce disparue. Il parut s'enfoncer dans des méditations intenses. Il restait des heures et des jours accroupi à l'écart, rabrouant quiconque s'approchait de lui. Un matin je m'aperçus qu'il lui était poussé des mèches de cheveux blancs.

Et puis, un autre beau matin, il parut avoir recouvré toute sa bonne humeur. Il réunit ses quatre fils aînés, Oswald, Alexandre, Tobie et moi, et nous ordonna de l'accompagner dans une expédition. Nous supposâmes d'abord qu'il s'agissait d'une partie de chasse, mais à sa façon de s'agiter, de trotter de-ci de-là pour nous aider dans nos préparatifs, aiguisant et flambant nos dards, choisissant de bons couteaux de pierre pour le voyage, et surtout faisant à ma mère une foule de recommandations, nous devinions qu'il nous préparait quelque chose de tout à fait inhabituel.

Il nous mena vers l'est à travers la forêt vierge. Du moins cela prouvait que nous échapperions à un nouveau cours sur la manipulation des volcans: nous avions laissé les montagnes de la Lune derrière nous, les flammes des monts Kenya et N'Gorongoro sur notre gauche, et pourquoi nous eût-il amenés jusqu'au lointain Kilimandjaro, qui ne crachait plus de feu? Oswald et moi flairâmes du gibier à plusieurs reprises, mais père nous rappelait sèchement auprès de lui, et nous allions, allions toujours plus loin. Ce ne fut qu'à la tombée du jour qu'il nous permit d'abattre un okapi pour le dîner. Pendant la nuit il nous fallut faire le quart à tour de rôle, car nous n'avions pas de feu.

Le lendemain, le surlendemain furent semblables à la veille; et s'il devenait clair que père avait en tête un but spécial pour cette expédition, il ne se montrait pas disposé à satisfaire notre curiosité croissante. Non qu'il fût de mauvaise humeur; mais son regard résolu, le chemin droit comme un i que nous poursuivions, tout cela m'inspirait un pénible pressentiment. Nous marchâmes cinq joursainsi à la queue leu leu, avec la discipline de fer d'une file de fourmis. Puis père nous laissa nous détendre, et commença de flairer le vent, tâtant de-ci de-là tout en marchant pour saisir une odeur. Nous nous mîmes tous à renifler, mais père ne voulait d'aucune piste qu'Oswald ou moi lui proposions. «Du buffle?» Il refusait, et nous enchérissions: «De la girafe? de l'éléphant?» Mais il secouait la tête en silence. Et quand en désespoir de cause Oswald s'écria: «Du mastodonte?», il le rabroua: «Ne fais pas l'idiot.» Un peu plus tard, le nez en l'air, il dit: «Ah, cette fois, je crois que nous y sommes. Oui… sûrement, c'est bien eux.»

Nous ouvrîmes nos narines, tous, dans la même direction; et certainement quelque chose venait de très loin vers l'est, le vent nous en taquinait les muqueuses en de fluettes bouffées, volages exaspérantes, et c'était une odeur en somme familière, mais nous ne pûmes l'identifier avant que père nous eût dit: «Allons, fils, du boulot nous attend qui nous donnera soif. Buvons un coup de cette eau que je renifle derrière les arbres, et ensuite je vous dirai tout.»

C'était un lac couvert de nénuphars et de flamants roses, et nous trouvâmes sans mal un bon coin pour y boire. Il portait nombre de traces d'animaux, de sorte que nous passâmes d'abord un bon moment à bombarder de pierres chaque tronc d'arbre douteux flottant dans les parages, et tout ce qui pouvait ressembler à des crocodiles. Puis père entra dans l'eau jusqu'aux genoux, il but et se doucha le torse et le visage pour les dépoussiérer, et revint à nous en pataugeant.

– Ça va bien, fils. A votre tour. Passez-moi vos lances. Je monterai la garde pendant que vous vous baignez.

Après nous être ébattus joyeusement, nous regagnâmes la terre à notre tour, bien rafraîchis. Et constatâmes avec surprise que père, au lieu de nous surveiller, s'était éloigné à cinquante pas de là et nous considérait, appuyé contre un copayer. Il avait empilé nos lances à sa portée, entre deux des puissants contreforts, et il nous faisait face, un dard dans chaque main, levés et pointés contre nous.

– Stop! cria-t-il. Restez où vous êtes. C'est assez près pour nous entendre.

Je compris que nous faisions face à une crise.

Nous nous arrêtâmes.

– Maintenant, fistons, dit père, écoutez-moi bien. Et n'essayez pas de me payer en monnaie de singe, autrement dit à coups de pierre: vous êtes à bonne portée et je ne manque pas de munitions. Vous n'auriez pas une chance. Eh bien voilà. C'est tout simple et il n'y a pas de quoi s'émouvoir. J'y ai bien réfléchi, et j'en ai parlé avec vos mères. Vous voici pubères, tous les quatre. Des hommes par conséquent, à toutes fins utiles. Oswald a passé quinze ans, Ernest en a un de moins, Tobie a à peu près le même âge, Alexandre s'en approche aussi. Je vous ai mis en mesure de gagner votre vie: vous êtes rompus à la chasse, vous savez vous débrouiller dans la forêt, la savane, la montagne et le reste. Tobie vous dépasse tous dans la manufacture des outils de silex, mais enfin vous avez quand même un bon entraînement. De plus, et c'est exceptionnel à votre âge, vous savez comment vous procurer le feu sauvage et comment l'entretenir. Donc il est temps pour chacun de vous de se trouver une compagne, et de fonder une famille, pour la prospérité de l'espèce. Voilà pourquoi je vous ai amenés jusqu'ici. A dix lieues vers le sud il y a une horde…

– Voilà! Voilà ce qu'on sentait! s'exclama Oswald. Des débris de cuisine, des pithécanthropes, j'aurais dû les reconnaître!

– Il y a une horde, répéta père, où vous trouverez les compagnes qu'il vous faut.

– Mais p'pa, m'étonnai-je, nous avons tout ce qu'il nous faut à la maison! Moi je prendrai Elsa, et les autres…

– Rien de la sorte, coupa père. Tu prendras une des filles de là-bas.

– Mais c'est tout arrangé, p'pa! m'écriai-je. C'est ridicule!

– Les types s'accouplent toujours avec leurs sœurs, appuya Oswald, c'est ce qui s'est toujours fait!

– Peut-être, mais c'est fini, dit père avec gravité. Ici commence l'exogamie.

– Mais, p'pa, c'est contre nature! insistai-je. Tous les animaux font comme ça. Même si de temps en temps une bête s'aventure hors de sa bande…

– Quoi, c'est idiot, dit Oswald, voilà nos filles qui sont sur place, alors que les autres…

– Sont maintenant plus près, en l'occurrence, dit père. C'est pourquoi je vous ai amenés ici.

– Mais bon sang, p'pa, m'écriai-je, pourquoi nous donner tout ce mal? Qu'est-ce qui cloche avec nos filles à nous?

– Rien ne cloche, dit père, mais il faut maintenant mélanger un tantinet les gènes. Et puis surtout, vos sœurs, c'est un débouché trop facile pour vos libidos. Si nous voulons le moindre développement culturel, il faut que l'émotion individuelle ait la tension d'un stress. Bref, il faut qu'un jeune homme quitte le toit familial, se cherche une compagne, la courtise, la capture et se batte pour elle. Sélection naturelle.

– Mais nous pouvons très bien, si tu veux, nous battre à la maison pour nos femmes à nous! Dit Oswald. Et tu auras à domicile toute la sélection naturelle que tu voudras!

– Non, ce n'est plus la bonne. Plus maintenant, dit père. Avec les armes nouvelles, le danger devient trop grand. Cela pouvait marcher du temps où les mâles ne disposaient pour s'assommer que de vieilles massues démodées…

– Oui, ça marchait pour toi, dis-je amèrement.

– Les temps ont changé, dit père. Ou plutôt, se reprit-il, ils n'ont pas changé, voilà le malheur! Nous sommes plus en retard que je n'imaginais. Nous n'allons pas éternellement poireauter comme des contemporains de l'hipparion! Non, ça ne peut plus aller, en tant qu'espèce nous sommes stagnants, et être stagnants, c'est la mort. Nous avons du feu, mais nous ne savons pas le fabriquer. Nous tuons de la viande, mais perdons notre temps à la mastiquer. Nous avons des lances trempées au feu, mais la portée n'en dépasse pas cinquante-cinq mètres…

– Soixante-dix-sept, dit Oswald.

– Record exceptionnel! aboya père. Je parle en termes normaux. Alexandre sait faire de bons dessins, mais il ne sait pas les fixer. Tobie donne de bonnes arêtes à ses bifaces, mais, cela me coûte à dire, la camelote que nous fabriquons ne vaut guère mieux que des éolithes. Quant à toi, Ernest, tu te flattes de savoir penser, mais c'est une illusion, car le registre de nos connaissances est beaucoup trop étroit, de sorte que notre vocabulaire, notre grammaire n'arrivent pas à s'étendre, ni du même coup nos capacité d'abstraction. C'est le langage, voyez-vous, qui génère la pensée, et c'est pure courtoisie d'appeler langage les quelque cent mots que nous possédons, les deux douzaines de verbes-à-tout-faire, l'indigence de conjonctions et de prépositions, et cette façon que nous avons de recourir aux interjections, gestes et onomatopées pour combler les lacunes. Non, mes chers fils, sur le plan culturel, à peine si nous sommes plus avancés que l'australopithèque, et lui, croyez-moi, il n'est déjà plus dans la course. Vous avez entendu ce que feu votre oncle Ian nous a dit sur leur compte! Il s'en va droit à la poubelle, rejoindre tous les autres ratages de la nature.

– Moi, je les tue toujours quand j'en rencontre, dit Oswald.

– Justement, dit père. Si nous suivons le même chemin, d'autres nous feront pareil. Il faut faire un effort, mes enfants! Il faut que vous considériez tout cela en garçons raisonnables, en adultes responsables, dit-il avec une sorte d'insistance suppliante dans la voix. C'est incommode? Je n'en disconviens pas. Il vous faudra du temps pour vous y habituer. Mais on ne peut pas créer une force hydraulique sans élever des digues. Observez les castors comme je l'ai fait, fistons. Ils arrêtent des fleuves: voyez alors combien impétueuse l'eau qui se déverse par le goulot qui lui reste! Ou regardez tout aussi bien les chutes de Marchison, ou mieux encore, allez jeter un coup d'oeil sur celles de Victoria. Cela vous donnera une idée de ce que je veux dire: l'obstruction nécessaire pour développer une pression irrésistible. Mais nous ne sommes pas des fleuves. C'est donc tout un système d'inhibitions et de complexes qu'il faut créer dans notre tête.

– En attendant c'est toute une cataracte qui déferle dans la mienne, de tête, gémit Tobie.

Et il s'assit et laissa tomber son mufle entre ses mains.

– Oui, dit père, je sais, c'est difficile à comprendre au début. Mais c'est indispensable. Pour résoudre des problèmes, il faut d'abord se les poser. Et pour pouvoir se les poser, il faut se créer des difficultés personnelles à se casser le ciboulot.

– Mais ça nous rendra si malheureux que nous finirons par tout lâcher et nous laisser mourir! m'écriai-je. C'est le bonheur qui donne le goût de vivre.

– Erreur, dit père gravement. Le bonheur vous rend paresseux. Tu chercheras dans le travail, tout au contraire, une diversion à tes difficultés, avec un surcroît d'énergie.

– Je n'en crois rien, maugréai-je.

– Tu verras bien que si, dit père. Vous devez convenir que la sagesse, avec tout ce feu alentour, c'est de ne pas vous battre pour vos sœurs ou vos tantes. Sinon le sens moral risque d'être en retard sur la puissance technique, et c'est la catastrophe.

– Oh! en voilà un argument!

– Il est à craindre que nous ne l'entendions de plus en plus souvent, dit père.

– Ce que je voulais dire, précisai-je, c'est que tu te contredis. D'abord tu déclares que pour engendrer un progrès technique nous devons cultiver une morale sexuelle, et ensuite que nous avons besoin de cette morale sexuelle pour maîtriser le progrès technique. Choisis pour quoi tu plaides.

– Pour les deux, dit père. L'alternative dialectique est une méthode scientifique parfaitement respectable. Mais il suffit. D'une façon ou d'une autre vous ferez ce que je vous dis, un point c'est tout.

– En attendant, p'pa, dis-je avec ironie, pendant que tu nous envoies dans la brousse devenir exogames et civilisés, toi tu pourras te payer toutes les femmes à la maison. Si ce n'est pas un retour au père primitif de horde qui jalouse ses fils grandis, je me demande ce que c'est.

– Ernest, dit père d'un ton désapprobateur, tu fais là une remarque tout à fait déplacée. J'aurais pu en effet, si j'avais voulu, jouer au père noble de horde ancienne manière, et vous flanquer dehors tous cul par-dessus tête. Au lieu de cela, que fais-je? Je vous amène à odeur de nez d'une… euh… volée de jeunes personnes tout à fait ravissantes. Au surplus, chacun sait que les femmes n'occupent pas ma pensée: elles lassent terriblement vite et se ressemblent trop. Sans compter qu'abondance de nu finit par être insipide. Non que je veuille rien dire contre vos chères mères. Pas un mot. Mais j'ai plutôt la tête, en fait, aux questions scientifiques.

– Mais, p'pa, dit Alexandre, qui s'était tu jusque-là, comment est-ce que nous allons faire? Je veux dire pour prendre les filles de par là-bas?

– Eh bien, dit père sur un ton incertain, en les courtisant, je suppose. Faites comme les animaux: gonflez vos poitrines comme les ramiers, ou bien vos joues comme les crapauds-buffles, ou bien faites virer vos fesses au vermillon, ou quelquechose comme ça.

– C'est commode! se plaignit Alexandre. Et puis je suis trop timide.

– Vous trouverez, dit père. Voilà déjà de quoi faire marcher vos cervelles. Vous ne voudriez pas, quand même, que ce soit moi qui résolve toutes vos difficultés, non? Bon. Quand vous serez tous accouplés, vous pourrez me ramener vos filles au bercail. Au lieu de horde, nous serons une tribu. Premier progrès. Et maintenant allez, ouste! Toi, Oswald, mon cher, n'essaye pas de me suivre à la trace. Je connais toutes tes ruses, elles sont de première force, mais il y a quarante ans que je suis dans le métier. Je te préviens: aussi sûr que je m'appelle Edouard, je te passe ma lance à travers l'estomac. Et maintenant, allez!