15

– Ça me rappelle quelque chose, dis-je, mais je n'arrive pas à préciser quoi.

– Ce n'est ni du cadavre ni du volcan, ça sent comme qui dirait entre les deux, renifla Oswald. Je me demande s'il n'y a pas eu un accident ici ou ailleurs.

– C'est pas désagréable, je trouve, dit Alexandre. Et même ça me produit un drôle d'effet: j'en ai l'eau à la bouche.

– C'est ma foi vrai, dîmes-nous les uns après les autres.

– Allons-y, dit Oswald, vaut mieux se rendre compte.

Nous forçâmes l'allure, Tobie et Caroline suivant laborieusement en arrière-garde. L'odeur étrange, piquante, provocante croissait à chaque pas.

Nous aperçûmes, avec soulagement, la horde au complet assise autour du feu. Toutefois celui-ci pétillait, crépitait, crachotait de façon anormale. Tous les quelques moments une tante ou l'autre se levait, fichait un bâton dans les braises et le ramenait à elle avec, au bout, une masse grésillante.

– Mais… c'est du jarret de cheval! Haleta Oswald.

– Et ça une côtelette d'antilope! dis-je à mon tour.

Nous courûmes les derniers cent mètres à la course, talonnés de près par les autres, et nous fîmes irruption dans le cercle de famille.

Cela fit sensation.

– Bienvenue, les enfants! s'écria père, passée la première surprise.

– Bienvenue! s'écria mère, et je vis couler des larmes de joie sur son cher visage zébré de suie. Juste à l'heure pour dîner! ajouta-t-elle en riant.

Et puis ce furent les exclamations sans fin, les étreintes, les reniflements, les rires, les embrassades, les présentations.

– Clémentine*? Toujours veinard, ce vieil Oswald!

– Et ces yeux scintillants? C'est Griselda? Ernest pouvait-il tomber mieux, ma chère?

– Pétronille? Quelle beauté! Qui eût cru qu'Alexandre attirerait les regards d'une fille aussi bien faite!

– Et celle qui arrive là, c'est Caroline? Mais comme c'est gentil de nous apporter un souvenir! Quel beau rocher! Oh! il ne fallait pas, c'est beaucoup trop vraiment!

Et ainsi de suite jusqu'à ce que je réussisse à me faire entendre:

– Maman, mais qu'est-ce que tu fais là? Tu te sers de bonne viande comme de bois à brûler?

– Mon Dieu, mon rôti! s'écria mère en se précipitant vers le feu. Complètement oublié, avec ces retrouvailles. Il va être trop cuit… gémit-elle et, en hâte, elle retira du feu un gros morceau fumant de râble d'antilope. J'en étais sûre, ce côté-là est complètement brûlé, dit-elle en l'examinant. Heureusement qu'Ernest m'a prévenue.

– T'en fais pas, ma chérie, dit père. Tu sais, que j'aime le roussi bien croquant. Je prendrai l'extérieur avec plaisir.

Pour moi, tout ce dialogue était du latin.

– Mais enfin, de quoi parlez-vous? suppliai-je abasourdi.

– De quoi? Mais de cuisine, tiens!

– Mais qu'est-ce que c'est que toute cette cuisine? m'énervai-je.

– Notre dîner, dit père. Et tout à coup: Oh! mais j'y pense, c'est vrai que c'est nouveau pour vous, tout ça! Votre mère ne l'avait pas encore inventé, fils, avant votre départ. Cuisiner, mes enfants, cela veut dire… eh bien… c'est une façon de préparer le gibier avant de le mastiquer. Une méthode entièrement nouvelle pour… euh!… réduire les muscles et les ligaments dans… euh!… une forme plus friable, de sorte que… eh bien…

Mais, cessant de froncer le sourcil, il se mit à sourire gaiement:

– Oh, après tout, pourquoi essayer d'expliquer? Le mouvement se prouve en mangeant. Goûtez et voyez vous-mêmes.

Nos compagnes et nous faisions cercle autour de l'étrange morceau de viande, noirci, rétracté, mais plein d'arôme, que mère nous présentait. Les femmes, décontenancées et que le feu avait quelque peu effrayées déjà, reculaient timidement. Mais Oswald, vaillamment, leva son mufle, mordit dans la tranche de viande que mère, d'une lame de silex, avait habilement détachée, la poussa du doigt dans sa bouche. Aussitôt son visage devint cramoisi. Il postillonna, s'étrangla, suffoqua, déglutit violemment et se tortilla sur lui-même. L'eau jaillit de ses yeux tandis qu'il se tapotait follement les lèvres et la gorge, en haletant.

– Oh! désolé, Oswald! dit père. Bien sûr, tu ne pouvais pas savoir. J'aurais dû te prévenir que c'était très chaud.

– Cours à la rivière, mon petit, dit mère, et bois un peu d'eau, ça te soulagera.

Dans un éclair Oswald eut disparu, et un moment plus tard nous entendions le bruit d'un violent plongeon.

– Nous autres, nous y sommes habitués, dit père, mais au début il faut s'y prendre avec précaution. Le mieux, c'est de souffler dessus pour commencer, puis de mordiller petit à petit par l'extérieur. Mais vous verrez qu'en un rien de temps vous vous débrouillerez très bien.

Munis de ce mode d'emploi, nous nous mîmes au travail. Oswald nous avait rejoints. Nous nous brûlâmes quand même un peu pour commencer, mais ça valait la peine. On eût dit que la viande, sous nos dents, capitulait sans condition. Le goût, ce mélange de cendre et de chair brûlée, de filets attendris et de graisse fondante, était enivrant. Et le jus! Ce jus rouge! De l'ambroisie. A peine s'il fallait encore mastiquer sérieusement. La puissance élastique d'un muscle strié, qui avait imprimé à un gnou de trois cents kilos une vitesse de quatrevingts à l'heure, vous fondait littéralement sur la langue. Ce fut une révélation.

– M''man! Comment as-tu dégotté ça? m'écriai-je dans l'enthousiasme. Mais elle se contenta de sourire, et ce fut William qui, de sa voix de fille, répondit d'un air important, mais où perçait la rancune: «C'est mon pauvre petit cochon!»

Père confirma qu'en effet William avait eu sa part dans cette stupéfiante invention, dont on était loin d'avoir épuisé les innombrables possibilités. Nous nous souvenions de Chiffon, le chien? Eh bien, après notre départ pour chercher des femmes, William avait recommencé ses expériences, cette fois avec un jeune marcassin qu'il appelait Bobosse, et qu'il tenait en laisse au bout d'une liane. Rarement avait-on vu bête plus récalcitrante, plus sale, plus puante. Malgré sa laisse il vous butait à tout moment derrière les genoux, ou bien courait autour des gens jusqu'à les avoir quasiment ligotés, et il en profitait pour les mordre.

Un jour que tout le monde était à la chasse, sauf mère et les bébés, il s'était ligoté lui-même à une grosse bûche, et mère, dans la pénombre, n'y avait pris garde en mettant la bûche sur le feu.

– C'est ce qu'elle dit, grogna William.

– Ainsi Bobosse fut brûlé vif, dit père. Mais en quoi votre mère s'est montrée plus que brillante, c'est qu'elle ne l'a retiré du feu ni trop tôt ni trop tard, et qu'elle a deviné qu'il serait meilleur à manger s'il n'était ni trop cru, ni trop consumé. Exemple remarquable de pensée intuitive, tranchant dans un éclair au cœur même du problème: synthèse instantanée d'un faisceau d'idées éparses, que l'encéphale d'un singe ordinaire serait absolument inadéquat à…

– Mais, maman, demandai-je, qu'est-ce qui t'a fait penser que du cochon brûlé serait bon à manger?

– C'est un peu bête, vois-tu, dit mère. Je me faisais du souci pour papa, qui se plaint souvent, maintenant, d'acidités, surtout après de l'éléphant pas assez mortifié; et puis, quand le pauvre goret de William a commencé à grésiller, ça m'a rappelé la drôle d'odeur d'oncle Vania quand il s'était brûlé au talon sur la braise, et celle de tante Pam quand elle s'était assise dessus, et combien mortifiée leur chair s'était trouvée aux endroits brûlés. Et voilà.

C'était donc tout ça, pensai-je, que l'odeur du rôti nous avait paru à tous si familière.

– C'est du génie, dit père avec un profond respect. Du pur génie. Un pas incalculable pour toute l'espèce. Les possibilités sont prodigieuses.

– Est-ce qu'on peut cuisiner d'autres viandes que du cochon ou de l'antilope? demanda Oswald.

– Toutes! s'écria père plein d'euphorie. Plus l'animal est grand, plus il faut un grand feu, c'est tout. Qu'on m'apporte un mammouth et je me charge de le rôtir.

– D'accord, j'en apporterai un, dit Oswald.

– Fais-le, dit père, et nous aurons une grande fête de horde. De toute manière il faut en faire une, un énorme gueuleton, tu vois ça, avec discours après dîner. Oui, dit-il en nous regardant d'un drôle d'air, il y aura sûrement un discours, vous n'y échapperez pas.

Oswald échafauda sur-le-champ des plans pour une chasse de grande envergure. Dans les jours qui suivirent, je remarquai que père se reposait pour toutes choses sur lui, et passait le plus clair de son temps avec Tobie, dans la brousse, d'où ils ne revenaient qu'aux heures de repas, gardant un silence mystérieux.

Mais je me chagrinais d'Eisa. Elle avait changé. Quand j'avais parlé d'elle à Griselda, pendant la lune de miel, celle-ci m'avait dit: «Je suis sûre que nous serons grandes amies.» De sorte qu'il m'était venu à l'esprit que nous pourrions bien vivre ensemble tous les trois, quoi qu'en dise papa, et fonder sous ma loi une fameuse horde. Les chimpanzés ont bien un harem. D'emblée, d'ail leurs, Elsa et Griselda s'étaient beaucoup plu. Toujours fourrées ensemble, Griselda montrait à Elsa comment s'orner le cou de peaux de bêtes et les cheveux d'arêtes de poissons et d'orchidées, en retour Elsa lui enseignait la cuisine. Mais moi, dans tout ça, j'étais mis à l'écart. Quand je m'approchais d'elle pour lui parler, Elsa me rabrouait: «Laisse-moi tranquille, Ernest. Je suis occupée, tu vois bien.» Ou bien, quand je lui donnais les rognons grillés que j'avais trouvés dans ma portiond'agneau, elle les repassait aux enfants, ou même à Griselda en disant: «Tu devrais apprendre à Ernest comment se tenir à table.» C'était d'autant plus mortifiant qu'Eisa était devenue entre-temps une jeune femme ravissante, presque aussi généreuse en rondeurs et couleurs que Griselda.

Quant à père, il avait une façon de s'affairer autour d'elles qui m'exaspérait. Quand il rentrait, très las, parfois découragé, de ses expéditions secrètes avec Tobie, il ne se plaisait qu'en leur compagnie. On les entendait rire tous les trois. A plusieurs reprises je tombai sur papa se promenant en sandwich entre elles deux, les tenant l'une et l'autre par la taille. Il ne montrait aucune confusion.

– Eh! tu vois, criait-il, ton vieux papa peut encore décrocher une paire de jolies filles!

– Je croyais, répliquais-je fraîchement, que tes intérêts étaient purement scientifiques.

Je ne comprenais pas pourquoi il semblait trouver la situation merveilleusement drôle. Quand ensuite je me plaignais à Griselda, elle frottait son nez contre le mien.

– T'en fais pas, vilain jaloux. Je cultive ta famille. Mais c'est toi seul que j'aime, va, et que je garde.

Mais j'étais quand même malheureux.

Les repas cuisinés, pris aux heures régulières, changeaient considérablement notre vie, nous nous en aperçûmes. Le temps perdu naguère à mastiquer, Oswald l'employait à présent à faire des plans de chasse, père des expériences, et moi de l'introspection. C'était bouleversant d'observer la quantité de choses qui se déroulait derrière le front, au-dessus des mâchoires, indépendamment de celles qui se passaient devant mes yeux. A tel point que, quand je dormais, ces événements intérieurs ne cessaient pas, se faisaient même plus vifs et plus nombreux. Toutefois j'en perdais le contrôle, et ils devenaient comme un reflet sur la surface d'un lac, une étrange image de ce monde extérieur dans lequel se mouvaient mes membres. Et pourtant, dans le monde nocturne, j'avais aussi un corps. Un corps fantomatique qui parfois filait à cent à l'heure à travers la jungle, d'autres fois était collé au sol quand désespérément je voulais fuir devant un léopard. Rêveries? Facile à dire, mais pas à effacer: c'était d'une réalité tout aussi consistante que mon coup-de-poing de silex, et si imprévisible, si effrayant que fût le monde extérieur, celui de l'intérieur l'était encore plus.

Par exemple, une nuit, je fus poursuivi par un lion pendant des heures. Quand je fus aux abois, je lançai mon javelot – devenu plus léger qu'un roseau. Pourtant il embrocha le lion comme il l'eût fait du gibbon rôti que j'avais mangé à souper, et d'ailleurs, étrangement, le lion était le gibbon aussi. Sur quoi, bien que mort, il me disait gaiement: «Enfin, Ernest, tu as fait quelque chose pour l'espèce! Tu as supplanté l'animal-potentat; les possibilités sont prodigieuses. Bien exploitées, elles mèneront la subhumanité aux branches les plus hautes de l'arbre évolutionnaire. Alléluia! Alléluia! Mes yeux auront vu venir la fin du pléistocène!»

Je m'éveillai sous les étoiles, tremblant de sueur, cette voix familière encore dans mes oreilles. Depuis ce rire j'évite de manger du gibbon.